Une nouvelle et féroce campagne de répression, avec de nombreuses arrestations et des mesures humiliantes, s’est abattue sur la communauté baha’ie. Dernière étape d’une persécution qui va « du berceau à la tombe », ses membres se voient obligés, à Téhéran, d’enterrer leurs morts dans la fosse commune des prisonniers politiques.
10 décembre 2023 à 18h40
Le cimetière de Khavaran, un faubourg pauvre du sud-est de Téhéran, est surnommé Lanatabad, « le lieu des damnés ». À l’origine réservé aux minorités chrétienne, juive et zoroastrienne, qui n’ont pas le droit d’enterrer leurs morts dans les cimetières musulmans, le régime iranien y a fait creuser deux immenses fosses communes pour y ensevelir des centaines de détenus politiques exécutés lors des grands massacres de 1988 perpétrés dans les prisons iraniennes.
C’est sur le site de l’une de ces deux fosses que les autorités obligent depuis 2021 les fidèles de la foi baha’ie à enterrer leurs morts. Sans sépulture ni cérémonie.
Jusqu’en 1980, l’année où la république islamique d’Iran commence à se mettre en place, les baha’is avaient un grand cimetière d’environ 80 000 m2 dans la capitale iranienne. Mais celui-ci est bientôt rasé, les quelque 15 000 tombes détruites et les fidèles sont sommés d’enterrer leurs morts dans les terrains vagues de Khavaran, qu’ils aménageront, à leurs frais, en cimetière. Mais, depuis deux ans, ce n’est plus possible, le régime étant revenu sur cette mesure. Il ne leur est désormais permis d’ensevelir leurs morts que par-dessus les dépouilles des prisonniers politiques, ce que les baha’is se refusent de faire.
« L’acharnement des autorités sur les morts baha’is dépasse l’entendement »,s’indigneàParis la directrice du Bureau des affaires extérieures des baha’is de France, Hamdam Nadafi, également chercheuse, autrice d’une thèse, La liberté de religion dans les États de droit musulman. « Maintenant, à l’insu des familles, elles font enterrer directement des défunts baha’is dans cette fosse commune, explique cette spécialiste. En plus, on emprisonne les préposés volontaires du cimetière baha’i et on exige d’eux des sommes importantes pour qu’ils puissent continuer d’enterrer leurs morts dans leur propre cimetière dont ils supportent déjà entièrement la charge financière. »
La sépulture depuis longtemps un enjeu
Parce qu’elle n’arrivait pas à la faire enterrer décemment, la famille de Afagh Khosravi, une femme âgée décédée il y a quelques jours, a préféré offrir son corps à la faculté de médecine de Téhéran. La vie de la défunte résume la situation de la communauté : un mari fusillé dans les années 1980 pour ses convictions religieuses et deux fils emprisonnés pour les mêmes raisons.
« Pour la communauté baha’ie d’Iran, il s’agit d’un harcèlement sans fin,poursuit Hamdam Nadafi. Du temps du Chah, ils le subissaient déjà mais ce n’était pas une persécution institutionnelle et systématique comme aujourd’hui. On croit pouvoir sortir la tête de l’horreur et on y replonge. Cela fait 44 ans que les baha’is sont confrontés à des problèmes de sépulture. Leurs cimetières ont été détruits, leurs tombes profanées et les familles ont même été empêchées de se rendre sur les lieux de sépulture. C’est comme s’il fallait au régime d’année en année inventer un raffinement supplémentaire. »
Les familles des prisonniers politiques exécutés se sont émues elles aussi de savoir que des baha’is allaient être enterrés par-dessus leurs proches. Elles ont ainsi adressé, le 25 avril, une lettre ouverte au maire de Téhéran. Les 79 signataires écrivent notamment : « Plus de trente ans ont passé depuis le meurtre de nos enfants, femmes, sœurs et frères. Les preuves nous disent que le sol de Khavaran est l’endroit où reposent leurs corps innocents. Quel est le but de ce changement et quelles sont vos intentions ? Nous vous demandons de ne pas obliger nos compatriotes baha’is à enterrer le corps de leurs chers défunts dans cette fosse commune, et ainsi de verser du sel sur nos anciennes blessures. »
L’interdiction faite aux baha’is d’enterrer leurs morts apparaît comme la dernière étape d’une persécution qui va « du berceau à la tombe », selon les mots du philosophe et théologien Heiner Bielefeld, ancien rapporteur spécial des Nations unies pour la liberté de religion. Et, comme cette nouvelle campagne de répression s’accompagne de bien d’autres mesures humiliantes, elle rappelle à cette communauté l’un des souvenirs les plus traumatisants, celui du 18 juillet 1983, quand dix jeunes filles baha’ies avaient été pendues au petit matin sur la place Tchogan, à Chiraz, parce qu’elles n’avaient pas voulu renier leur foi et embrasser l’islam.
« Pour que le châtiment soit encore plus cruel, elles n’ont pas été pendues ensemble pour qu’elles voient leurs amies mourir l’une après l’autre », indique Hamdam Nadafi. La plus jeune, Mona Mahmounedjad, âgée de 17 ans, avait été la dernière. On la verra prier pour ses amies exécutées, puis embrasser la corde.
Dix femmes baha’ies détenues sans raison
Quarante ans plus tard, la répression s’est de nouveau accélérée. Dix femmes baha’ies d’Ispahan, âgées de 20 à 90 ans, sont ainsi détenues depuis six semaines, sans que l’on en sache les raisons, et n’ont donné depuis aucune nouvelle. Quatre autres ont été arrêtées en septembre à Chiraz dans les mêmes conditions. Au total, on compte quelque 70 baha’is actuellement détenu·e·s selon le Bureau des affaires extérieures de la communauté (BIC), dont 40 ont été arrêté·e·s depuis octobre.
Les deux tiers sont des jeunes femmes d’une vingtaine ou trentaine d’années, les autres essentiellement des personnes âgées, les unes et les autres étant souvent soumises à des abus psychologiques et physiques pendant leurs interrogatoires. Parfois, ce sont les parents et leurs enfants qui sont arrêtés, comme, dernièrement, Jamaluddin Khandjani, un vieillard malade de 90 ans, et sa fille Maria.
S’ajoutent, selon le BIC, quelque 1 200 autres fidèles en cours de procès ou attendant leurs convocations pour aller en prison après leur condamnation. En cas de libération sous caution, ils doivent verser des sommes exorbitantes ou remettre des titres de propriété en guise de garantie. Une jeune habitante de Chiraz, âgée d’une vingtaine d’années, a ainsi dû verser une caution d’environ 200 000 dollars.
Le rappeur iranien Toomaj lui aussi persécuté : « Ils m’ont brisé les os. »
Le rappeur Toomaj Salehi, 33 ans, le plus adulé par la jeunesse iranienne, n’est resté que dix jours en liberté. Arrêté le 30 octobre 2022 et relâché sous caution le 19 novembre dernier, il a été à nouveau appréhendé, le 30 novembre, pour « pour fausses déclarations sans preuves ». Ces accusations font suite à la diffusion d’une vidéo dans laquelle il déclarait avoir été « sauvagement torturé » pendant sa détention : « Ils m’ont brisé les os et m’ont certainement administré de l’adrénaline pour pouvoir me torturer davantage ». Il avait aussi fait savoir qu’il avait subi pendant un mois « la torture blanche », soit un enfermement total.
Le régime a par ailleurs fait pendre, il y a quelques jours, un huitième manifestant, Milad Zohrevand, 22 ans, arrêté lors du soulèvement né de la mort sous les coups de Mahsa Amini. Devenu père en prison, il n’a pas pu voir son enfant. Un autre prisonnier politique, Ayoub Karimi, a été pendu le 29 novembre à la prison de Qezel-Hessar (Kurdistan) après 14 ans de détention et cinq de ses coaccusés risquent de l’être aussi. Ses derniers mots : « Il est trop tard pour moi mais sauvez les autres condamnés à mort innocents. »
Cette nouvelle campagne anti-baha’i a commencé le 31 juillet 2022 avec l’arrestation de deux femmes, Mahvash Sabet et Fariba Kamalabadi, qui incarnent la résilience de la communauté. Âgées respectivement de 70 et 61 ans, elles avaient déjà passé dix années en prison. Le 21 novembre 2022, elles ont à nouveau été condamnées à dix nouvelles années de détention par la branche 26 du tribunal révolutionnaire de Téhéran. Lors du procès qui n’a duré qu’une heure, le juge Iman Afshari les a accusées de « ne pas avoir appris la leçon » de leur précédente incarcération.
Dans une lettre clandestine écrite depuis la prison d’Evin, Fariba Kamalabadi a fait savoir que les agents de renseignement du régime lui avaient assuré que « tous les baha’is n’ayant pas quitté l’Iran devaient être emprisonnés ». « La République islamique nous a disqualifiés, nous, les baha’is, pour vivre. Chers compatriotes, ne nous disqualifiez pas et écoutez nos discours », a écrit, de son côté,Mahvash Sabet, qui a acquis une certaine notoriété internationale après la publication en anglais d’un recueil de poèmes écrits en prison et été reconnue par PEN International comme l’écrivaine internationale du courage pour 2017.
La communauté baha’ie compte environ 350 000 personnes, réparties sur tout l’Iran, ce qui fait d’elle la première minorité religieuse non musulmane du pays. À la différence des autres religions présentes sur le sol iranien et quand bien même elle interdit tout prosélytisme, elle n’est pas reconnue par le pouvoir théocratique qui ne peut tolérer une religion née après la révélation coranique qui consacre Mahomet comme le dernier prophète.
Or, les baha’is suivent leur propre prophète, Baha’u’llah,mort en 1892 à Acres (alorssous domination ottomane), où il avait été exilé par les autorités iraniennes de l’époque. Aujourd’hui encore, Baha’u’llah est considéré comme un usurpateur et le fait qu’il soit mort dans ce qui deviendra Israël, où se trouve son mausolée, permet au régime d’accuser ses fidèles d’être des agents de l’État hébreu.
D’où des inculpations fréquentes pour « atteinte à la sûreté de l’État » et « espionnage au profit d’un pays ennemi [c’est-à-dire Israël – ndlr] » portées par la justice iranienne à leur encontre. « Ces accusations sont ridicules : les lois baha’ies ne leur permettent aucune prise de position politique et leur demandent la fidélité à l’égard des autorités quelles qu’elles soient », précise Hamdam Nadafi.
C’est une stratégie qui vise à terroriser les membres les plus vulnérables de la communauté afin de démoraliser aussi l’ensemble de la société iranienne.
Simin Fahandej
Sans compter que la foi baha’ie promeut l’égalité des sexes et la tolérance envers tous, sans distinction de croyance et d’ethnie, ce qui fait d’eux de parfaits boucs émissaires. D’où d’innombrables exactions qui touchent aussi bien les ruraux et que les citadins. À la campagne, les autorités confisquent leurs terres, qu’elles remettent aux waqfs (l’administration des biens religieux) et démolissent leurs maisons, souvent à coups de bulldozers comme, le 2 août 2022 dans le petit village de Roshankouh, dans la province du Mazanderan (nord de l’Iran).
Alors que l’éducation est absolument centrale chez les baha’is, avec une priorité donnée aux filles des milieux modestes, aller à l’université est devenu quasiment impossible, tant les obstacles sont de plus en nombreux – en principe, l’accès aux études supérieures leur est interdit à moins qu’ils abjurent leur foi. Les mariages ne peuvent plus être validés en raison de l’introduction d’un système d’enregistrement en ligne, ce qui a pour effet de les frapper de nullité au regard de la loi, avec de graves conséquences sur l’enregistrement des naissances et les droits sociaux.
« Le volume croissant des attaques contre les baha’is d’Iran que nous observons depuis plus d’un an n’est dépassé que par la brutalité des nouvelles tactiques que le gouvernement utilise contre cette communauté », insiste Simin Fahandej, représentante du BIC auprès des Nations unies à Genève. Ces tactiques témoignent d’une stratégie visant à terroriser les membres les plus vulnérables de la communauté afin de démoraliser non seulement les baha’is, mais aussi l’ensemble de la société iranienne. »
En 2008, s’adressant à sept responsables de la communauté baha’ie qui allaient être condamnés à vingt ans de prison, le juge d’un tribunal révolutionnaire de Téhéran leur a déclaré que le seul droit qu’ils avaient était celui « de respirer ». « Que voulez-vous de plus ! », a-t-il ajouté.