Le texte de Marcel et Paulette Péju, « Le 17 octobre des Algériens », devait paraître à l’été 1962 aux éditions François Maspero mais les pressions conjuguées des pouvoirs français et algérien ont fait qu’il a dû attendre 2011 pour être publié par l’éditeur La Découverte. Présenté et accompagné du texte de Gilles Manceron « La triple occultation d’un massacre » qui aborde les raisons du long silence autour de cet événement. Il est réédité en collection de poche en 2021, complété par une postface inédite, « De nouvelles révélations », qui fait le point sur les responsabilités dans l’origine du massacre, aborde le sort des transportés en Algérie qu’on doit prendre en compte dans le bilan des victimes, et pointe la question du silence de nombreuses familles d’immigrés algériens.
La postface inédite de Gilles Manceron
« De nouvelles révélations »
Dans l’édition en 2011 du livre de Marcel et Paulette Péju qu’on vient de lire, le texte qui l’accompagne pointe les mécanismes de la « triple occultation » de ce massacre : le silence des autorités françaises, la concurrence des mémoires internes à la gauche française et la volonté du pouvoir algérien d’écarter de l’histoire officielle les luttes de l’émigration en France. Mais cette réédition en collection de poche est l’occasion de faire le point sur les avancées opérées depuis dix ans dans la connaissance de cet événement.
Des travaux et publications ont permis de repérer trois aspects importants qui avaient fait insuffisamment l’objet d’attention et sur lesquels des investigations plus approfondies sont nécessaires. D’abord le rôle moteur joué par le Premier ministre Michel Debré à l’automne 1961 dans la violence exercée contre l’immigration algérienne, dont le 17 octobre a été l’apogée. Ensuite, la nécessité de prendre en compte dans le décompte des victimes les Algériens expulsés de France, supposés dans les déclarations officielles être « retournés dans leur douar d’origine », mais en réalité internés en Algérie dans des camps militaires où la mortalité était importante. Enfin, un quatrième facteur d’oubli doit être ajouté à ceux déjà nommés de cette « triple occultation » : la tendance de nombreuses familles algériennes qui ont continué à vivre en France à hésiter à transmettre le souvenir de cet épisode à leurs enfants.
Le rôle central et décisif de Michel Debré
Le texte « La triple occultation d’un massacre » parle des divisions au sein du gouvernement français face aux négociations d’Évian. Il répond à l’interrogation de Pierre Vidal-Naquet en 2000 qui qualifiait d’« énigme » le fait que la guerre, avec ce massacre, ait « atteint à Paris son pic de violence [1] » au moment où chacun savait pourtant qu’elle allait se terminer par l’indépendance de l’Algérie, en expliquant qu’il y avait une réponse à cette « énigme ». Jean-Luc Einaudi ayant attiré mon attention sur le fait qu’il fallait prendre en compte dans les origines du 17 octobre les désaccords apparus au sein du gouvernement, notamment celui du Premier ministre, Michel Debré, avec la politique algérienne du général de Gaulle, j’avais écrit en 2011 que tout indiquait que celui-ci, n’ayant plus aucune prise sur le dossier algérien mais ayant conservé la responsabilité du maintien de l’ordre en France, avait lancé, pour tenter de peser sur l’avenir des négociations, une guerre à outrance contre la Fédération de France du FLN.
La publication en 2017, par sa fille, des notes de Louis Terrenoire (1908-1992), l’un des ministres qui soutenaient la politique algérienne du général de Gaulle, a confirmé ces présomptions [2]. En tant que ministre de l’Information depuis le 5 février 1960, Louis Terrenoire prenait des notes au Conseil des ministres et tenait par ailleurs un journal où il laissait libre cours à ses réflexions. De même que le ministre de la Justice, Edmond Michelet, qu’il avait connu lors de leur déportation comme résistants en Allemagne nazie, il partageait le choix du général de Gaulle, annoncé en septembre 1959, de mettre fin à la guerre d’Algérie par l’« autodétermination » des Algériens, c’est-à-dire, comme l’a écrit le président du GPRA Ferhat Abbas, par la reconnaissance de « leur droit à l’indépendance [3] ». Un choix qu’il avait précisé le 4 novembre 1960 en parlant d’une « République algérienne » et, le 11 avril 1961, en disant que cette « République algérienne » serait un État « souverain au-dedans et au-dehors ».
Louis Terrenoire soutenait ce choix et avait été approuvé par le Général quand il a déclaré le 20 novembre 1960 à Alençon qu’« un immense mouvement de décolonisation a commencé à travers l’univers que rien ni personne n’a le pouvoir d’arrêter ». Au moment du putsch d’avril 1961, il a écrit qu’on assistait « au sursaut d’un colonialisme menacé par l’émancipation d’un peuple dominé ». À l’opposé, Michel Debré, assez proche de certains ultras des barricades d’Alger en janvier 1960 puis de certains militaires putschistes d’avril 1961, ne voulait pas d’une reconnaissance de l’indépendance de l’Algérie.
Après l’échec du putsch, l’ouverture des négociations d’Évian annonçait la fin de la guerre. Des militaires français étaient chargés de protéger, pour qu’ils ne soient pas pris pour cible par l’OAS, les délégués du FLN venus discuter sur le territoire français avec des représentants officiels de la France. Mohammed Harbi, qui présidait la commission d’experts auprès du GPRA, écrit dans ses Mémoires : « Plus que le cessez-le-feu ou la proclamation de l’indépendance, l’arrivée à Genève ce 18 mai 1961 fut l’un des plus beaux jours de ma vie. Nous étions arrivés à bon port [4] ». De Gaulle a proclamé le 2 juin 1961 un cessez-le-feu unilatéral d’un mois puis a décidé, contre l’avis du Premier ministre [5], de le prolonger jusqu’au 2 août.
Ce désaccord de Michel Debré a été aggravé par la décision du Général d’accepter, le 18 août 1961, la souveraineté algérienne sur le Sahara. Il lui a alors présenté sa démission, qui fut refusée. De Gaulle lui avait retiré en février 1960 la responsabilité du dossier algérien, mais, à sa demande, lui avait confirmé celle du maintien de l’ordre en France. Dans le même temps, aux prises avec une opposition « Algérie française » au sein même de sa majorité parlementaire, puis cible de tentatives d’assassinats par l’OAS, le Général s’était résolu à d’importantes concessions en interne. Il avait déjà accepté, le 6 mai 1961, à la demande de Michel Debré, de remplacer le ministre de l’Intérieur Pierre Chatenet, ancien conseiller de Pierre Mendès-France qui désapprouvait les méthodes de Maurice Papon, par Roger Frey, qui partageait l’hostilité de Debré à l’indépendance algérienne. Et le 23 août 1961, il lui a concédé le départ du ministre de la Justice, Edmond Michelet.
Michel Debré. Roger Frey. Maurice Papon.
Michelet, proche de Témoignage chrétien, avait obtenu qu’aucune exécution capitale d’Algériens n’ait lieu et il avait pris des mesures – avec l’accord du Général mais désapprouvées par Michel Debré – améliorant les conditions de détention des Algériens et laissant le FLN organiser la vie de ses militants dans les camps et les prisons. Michel Debré lui avait écrit en décembre 1959 : « Les lieux de détention deviennent des camps de repos et surtout des camps de propagande [6] ». Il avait fait mettre sur écoute les membres du cabinet de Michelet et l’avait obligé à se débarrasser, au printemps 1960, de deux d’entre eux, Joseph Rovan et Gaston Gosselin [7]. Debré reprochait aussi à Michelet de « protéger » Paul Teitgen, qui avait dénoncé la torture et les exécutions sommaires lors de la « Bataille d’Alger » ; de refuser de poursuivre Simone de Beauvoir pour une « libre opinion » publiée dans Le Monde du 2 juin 1960 ; et de ne pas prendre de sanctions contre Gisèle Halimi pour avoir aussi publié un « article scandaleux », ni contre les autres « avocats félons » qui défendaient les militants du FLN. Louis Terrenoire écrit qu’Edmond Michelet a été « limogé » et remplacé par quelqu’un qui prendrait, selon les vœux de Michel Debré, le « contre-pied des positions d’Edmond Michelet ». Une fois ce départ obtenu, la répression extrajudiciaire et les violences que Maurice Papon a été chargé d’orchestrer par le Premier ministre Michel Debré ont pu, dès le début de septembre 1961, se donner libre cours.
C’est dans ces conditions qu’il a réuni à Matignon plusieurs conseils de sécurité qui ont mis en œuvre, en s’appuyant sur le ministre de l’Intérieur Roger Frey et le préfet de police Maurice Papon, une violente répression contre l’émigration algérienne dans la région parisienne, avec l’assurance que les plaintes déposées par les Algériens qui en seraient victimes soient enterrées par la justice. Cette campagne fut accompagnée d’une censure croissante de l’information et de la diffusion à la presse de mensonges attribuant les violences à une nouvelle vague de terrorisme décidée par le FLN.
Louis Terrenoire rapporte dans son journal que Michelet lui a dit, le 23 août 1961 : « Michel Debré a eu ma peau… » Il note aussi que Maurice Papon s’est félicité de son départ et vanté d’y avoir contribué. Le directeur du Monde, Hubert Beuve-Méry, l’a compris, écrivant dans une lettre que de Gaulle avait écarté Michelet, « tout dévoué à ses idées, pour le remplacer par M. [Bernard] Chenot, plus docile, lui, aux instructions de M. Debré [8] ». Debré avait demandé aussi le départ de Louis Terrenoire, mais de Gaulle l’a conservé en lui enlevant la charge de ministre de l’Information tout en le gardant comme ministre délégué et son porte-parole personnel chargé de prendre des notes aux conseils des ministres. C’est ce qui a permis à Louis Terrenoire de porter témoignage pour l’Histoire sur la responsabilité directe de Michel Debré dans la répression du 17 octobre 1961.
Dès le départ d’Edmond Michelet, le 23 août, le préfet de police de la Seine, Maurice Papon, a été chargé d’organiser la guerre contre la Fédération de France du FLN et les immigrés algériens qui la soutenaient très majoritairement, en la présentant comme une réponse à une supposée reprise des attentats du FLN. Il a adressé le 5 septembre une directive demandant de « reprendre fermement l’offensive dans tous les secteurs » contre celle-ci en raflant les Algériens « indésirables » et en organisant des expulsions massives vers l’Algérie. Il a fait revenir dans Paris la Force de police auxiliaire et en a implanté des unités à Aubervilliers et Nanterre, d’où elles ont opéré des expéditions meurtrières vers les cafés des environs. Une brigade spéciale a multiplié les raids de nuit dans les bidonvilles, démolissant des maisons et jetant des familles à la rue. Des équipes parapolicières, sortes d’« escadrons de la mort », ont mitraillé cafés et hôtels fréquentés par des Algériens, la Préfecture de police attribuant cela à des attentats du FLN, informations reproduites telles quelles sur la radio publique et dans la presse, y compris dans un quotidien comme Le Monde…
À la suite d’un conseil interministériel réuni par Michel Debré le 5 octobre, la préfecture a envoyé un ordre du jour, totalement inconstitutionnel, à tous ses services instaurant un « couvre-feu » et une « interdiction » de circuler après 20 heures pour les « Français musulmans algériens [9] ». Et le 17 octobre, quand les Algériens, hommes, femmes et adolescents, sont sortis simplement, désarmés dans les rues de Paris à l’appel de la Fédération de France du FLN, ils ont été réprimés avec une violence inouïe.
Marie-Odile Terrenoire écrit dans son livre qu’elle n’a trouvé dans les écrits laissés par son père aucun indice d’une volonté de répression émanant du chef de l’État. Comme le GPRA, de Gaulle était préoccupé de mener les négociations à leur terme, recherchant l’établissement de rapports de confiance avec les nationalistes algériens pour construire une transition la plus pacifique possible vers une indépendance compatible avec de bonnes relations futures de l’Algérie avec la France.
La terrible répression contre des civils de septembre et octobre 1961 résulte donc bien d’une tentative du Premier ministre de peser indirectement sur l’issue de la guerre en empêchant l’issue voulue par le chef de l’État et l’obliger à envisager la partition du territoire algérien, avec une enclave côtière où seraient regroupés les Européens. Louis Terrenoire rapporte comment de Gaulle a écarté cette option, défendue notamment par le secrétaire d’État au Finances Valéry Giscard d’Estaing. Et que le député Alain Peyrefitte a été chargé de porter dans une série de quatre articles publiés dans Le Monde jusqu’au 2 octobre 1961, intitulée « Pour sortir de l’impasse algérienne ». Une série reprise dans son livre Faut-il partager l’Algérie ?, financé par Michel Debré et publié peu après chez l’éditeur Plon dans la collection « Tribune libre » – le directeur de cabinet du Premier ministre, Pierre Racine, a rapporté que celui-ci lui avait remis 800 000 anciens francs (équivalents à environ 13 000 euros) sur les fonds de Matignon en le chargeant de les transmettre à l’éditeur pour financer cet ouvrage [10].
C’est bien Michel Debré qui, pour tenter d’empêcher une issue rapide des négociations et essayer de promouvoir une partition de l’Algérie, a décidé, en s’appuyant sur Roger Frey et Maurice Papon et avec l’assurance d’avoir un ministre de la Justice à ses ordres, de déclencher une guerre à outrance contre le FLN et les Algériens de France. Si le général de Gaulle et les hommes politiques qui soutenaient sa politique algérienne, comme Edmond Michelet, Louis Terrenoire, Louis Joxe et d’autres, ont une responsabilité dans ce drame, ce ne peut être que dans le silence qu’ils ont gardé face à un massacre que d’autres – Michel Debré, Roger Frey et Maurice Papon – ont voulu et organisé. Dans ce crime d’État, il faut distinguer entre ses auteurs et ceux qui en ont été, d’une manière ou d’une autre, les complices par leur silence ou leur opposition à le dénoncer avec force. Ce qui vise en premier lieu le chef de l’État et ceux qui soutenaient sa politique algérienne, comme, à un degré moindre, les principales forces de l’opposition de gauche du pays qui, préoccupées avant tout par la fin du conflit, n’ont pas voulu d’une manifestation nationale dénonçant ce massacre. Seuls le PSU, des mouvements étudiants anticolonialistes et des intellectuels ont manifesté le 1er novembre qui a suivi.
Les « retours dans leur douar d’origine »
Sur le bilan des victimes du 17 octobre 1961 et des semaines qui l’ont entouré, la publication en 2009 par Jean-Luc Einaudi d’une liste de 389 noms de Nord-Africains, pour la plupart algériens, morts ou disparus au cours de l’automne 1961 dans les départements de la Seine et de la Seine-et-Oise constitue une base de référence importante mais non une évaluation définitive [11]. Diverses archives peuvent probablement aider à ce décompte. En août 1958, sous l’égide du ministre de la Justice, Michel Debré, et dans le cadre du Service de coordination des affaires algériennes (SCAA) rattaché au cabinet du préfet de police, Maurice Papon, a été créé un fichier de renseignement, dit « fichier Z », sur les immigrés algériens, qui, d’après l’historien de la police Jean-Marc Berlière, a débouché sur 180 000 fiches codées sur des cartes perforées [12].
Le 17 octobre 1961, quelque 15 000 manifestants ont été arrêtés ; beaucoup d’entre eux ont été recensés au centre de tri du Bois de Vincennes, dont environ un millier ont été expulsés en Algérie. Les journalistes étaient interdits d’accès aux centres de détention comme le Palais des sports de Paris ou le gymnase Coubertin, mais ils ont été conviés à rendre compte de l’embarquement à l’aéroport du Bourget d’un contingent d’Algériens censés revenir « dans leur douar d’origine » à bord de deux Super-Constellations. En réalité, ils ont été livrés aux autorités militaires françaises en Algérie, qui les ont internés dans des camps militaires au régime sévère à la mortalité élevée, où les cadres FLN jugés les plus dangereux ont été voués à un prétendu « départ pour le maquis », c’est-à-dire à une exécution sommaire.
Après la première édition de ce livre, deux archives ont attiré l’attention des chercheurs sur ce phénomène . La première est un reportage conservé par l’INA Méditerranée qui montre la descente d’un train à la gare Saint-Charles de Marseille, le 26 octobre 1961, de plusieurs centaines d’Algériens, souvent blessés, liés les uns aux autres par des menottes et encadrés par des gendarmes, montant ensuite à bord des paquebots Ville de Bordeaux et Ville d’Oran à destination d’Alger [13]. L’autre est une lettre datée du 23 octobre 1961 émanant d’Algériens détenus dans un camp sous la garde de l’armée, dont on ignore comment elle a échappé à la censure, qui a été finalement conservée dans les archives de Marcel Péju [14]. Elle avait été envoyée à l’avocat Yves Mathieu, connu pour être favorable à l’indépendance algérienne. Ses auteurs se trouvaient dans le Centre de tri et de transit (CTT) de Fedj’ M’Zala, près de Constantine, où ils étaient à la merci de toutes sortes d’abus et cherchaient à alerter sur leur sort : « Après notre transfert en Algérie, datant du 19 octobre 1961, […] les conditions de notre détention sont aussi inhumaines qu’insupportables. Notre effectif général se chiffre à huit cent quatre-vingts détenus. […] Quant au régime alimentaire, nous pouvons vous certifier qu’il est dix fois inférieur à celui des centres d’assignation en France. » C’est seulement en tentant de reconstituer ce qu’ont subi ces hommes qu’on parviendra à approcher le bilan des victimes de cette répression.
Le silence des familles algériennes en France
Enfin, au-delà des trois facteurs d’oubli abordés dans « La triple occultation d’un massacre », les témoignages d’enfants nés de parents algériens présents en France durant la guerre d’Algérie et qui ont grandi dans ce pays conduisent à s’interroger sur l’existence d’un quatrième facteur d’occultation : le peu de transmission de la part de leurs parents de leur engagement lors de cette guerre et des affrontements qu’ils ont vécus avec la police française. Le livre de Nadia Henni-Moulaï, Un rêve, deux rives. Une famille française, paru en 2021, en porte témoignage [15].
L’autrice, née dans les années 1970, y évoque son père, venu en France en 1948, qui a fait partie à la fin des années 1950 non seulement de la Fédération de France du FLN mais aussi des équipes de « choquistes » chargés de commettre des exécutions et autres attentats. Continuant à vivre en France après l’indépendance jusqu’à la fin des années 1980, il n’a pratiquement pas transmis aux plus jeunes de ses enfants ce qu’il a vécu et accompli comme militant indépendantiste. Arrêté en octobre 1960 avec sa compagne française, « porteuse de valise » pour le FLN, condamné à trois ans de prison, il a rejoint l’Allemagne grâce aux filières de la Fédération de France du FLN et n’est revenu vivre à Paris qu’après l’amnistie consécutive aux accords d’Évian. À ses plus jeunes enfants, il n’a pas parlé de cet épisode de sa vie, les élevant dans le respect des lois et de la discipline de l’école française. Peut-être dans le souci de ne leur transmettre aucune haine ou animosité vis-à-vis du pays où ils grandissaient, peut-être par admiration des Français qui, comme sa compagne, avaient partagé leur combat. Ce n’est qu’après son décès que Nadia Henni-Moulaï, devenue journaliste et écrivaine, s’est efforcée à partir des dossiers conservés dans les archives policières de reconstituer son engagement militant.
Ce cas n’est pas une exception. Si certains parents algériens ont raconté leur combat à leurs enfants, d’autres ne leur en ont jamais parlé. Ce n’est que lorsque l’histoire du 17 octobre 1961, à la fin des années 1980 et dans les années 1990, a émergé au sein de la société française que certains ont commencé à le faire. D’autres restant murés dans le silence. On sait que les jeunes frère et sœur de la collégienne de Saint-Denis Fatima Bédar, partie manifester le 17 octobre 1961 et dont le corps a été retrouvé dans le canal Saint-Denis, Djoudi et Louisa, ont entendu de leurs parents des explications inexactes de sa mort. Et une de ses cousines conserve le souvenir d’un silence encore plus pesant et durable de la part de ses propres parents. La mémoire de cet événement a souvent eu du mal à se transmettre dans les familles qu’il avait pourtant directement concernées.
Pour approcher de la vérité sur cette page tragique de notre histoire contemporaine qu’est le massacre du 17 octobre 1961, d’autres sujets de recherches sont donc apparus depuis 2011. La liberté d’accès aux archives est essentielle pour en apprendre davantage. Comme le dit Fabrice Riceputi, dont le livre, La Bataille d’Einaudi (2015) a fait opportunément l’objet en 2021 d’une nouvelle édition avec d’importants compléments [16] : « La bataille d’Einaudi doit continuer. »
[1] Pierre VIDAL-NAQUET, « Alger-Paris-Alger », préface à la réédition de Paulette PEJU, Ratonnades à Paris, précédé de Les Harkis à Paris, La Découverte/Poche, Paris, 2000.
[2] Marie-Odile TERRENOIRE, Voyage intime au milieu de mémoires à vif. Le 17 octobre 1961, Recherches, Paris, 2017.
[3] Ferhat ABBAS, Autopsie d’une guerre, Garnier, Paris, 1980.
[4] Mohammed HARBI, Une vie debout. Mémoires politiques, tome 1, 1945-1962, La Découverte, Paris, 2001.
[5] Michel DEBRE, Trois républiques pour une France. Mémoires, tome 3, Gouverner, 1958-1962, Albin Michel, Paris, 1988.
[6] Lettre de Michel Debré à Edmond Michelet, 4 décembre 1959 (in Michel Debré et l’Algérie, actes du colloque éponyme, Éditions Champs-Élysées, Paris, 2007).
[7] Lesquels avaient été chargés, écrit Terrenoire, d’une mission – voulue par le général de Gaulle – auprès des responsables du FLN « arrêtés illégitimement en plein ciel et incarcérés soit à la prison de la Santé, soit au fort de l’Île de Ré », pour les « mettre au courant, préalablement, du discours promoteur de la politique d’autodétermination, le 16 septembre 1959 »
[8] Lettre d’Hubert Beuve-Méry à Jean Bruzel, 28 décembre 1961.
[9] SORTIR DU COLONIALISME (dir.), Le 17 octobre 1961 par les textes de l’époque, Les Petits matins, Paris, 2011, p. 35-37. Le même jour, un communiqué mensonger de la Préfecture de police a voulu faire croire que cette « interdiction » n’était qu’un « conseil ».
[10] Michel Debré et l’Algérie, op. cit., p. 245.
[11] Jean-Luc EINAUDI, Scènes de la guerre d’Algérie en France. Automne 1961, Cherche-Midi, Paris, 2009, p. 391-406.
[12] Jean-Marc BERLIERE, « Un maintien de l’ordre entre naufrage des principes démocratiques et faillite de l’État ? », in Serge BERSTEIN, Pierre MILZA et Jean-François SIRINELLI (dir.), Michel Debré, Premier ministre, 1959-1962, PUF, Paris, 2005, p. 535.
[13] Ces images, découvertes par Mehdi Lallaoui lorsqu’il réalisait son film Les Algériens de Marseille (2011), ont été reprises dans ce documentaire, consultable au Musée d’histoire de l’immigration/Médiathèque Abdelmalek Sayad.
[14] Archives de Marcel Péju conservées par Gilles Manceron. Au dos de cette lettre figurent le nom de l’expéditeur et sa localisation à l’époque : « Loudni Abdelkader. Bloc A, chambre 4. Centre d’hébergement Sidi Chami (Oran). »
[15] Nadia HENNI-MOULAÏ, Un rêve, deux rives. Une famille française, Slatkine & Cie, Paris, 2021.
[16] Fabrice RICEPUTI, La bataille d’Einaudi. Comment la mémoire du 17 octobre 1961 revint à la République, préface de Gilles Manceron, Le Passager clandestin, Paris, 2015 ; et Ici on noya les Algériens. La bataille de Jean-Luc Einaudi pour la reconnaissance du massacre policier et raciste du 17 octobre 1961, préfaces d’Edwy Plenel et de Gilles Manceron, Le Passager clandestin, Paris, 2021.