Je vois une interview de Bernard Guetta, ancien correspondant du Monde à Moscou, et qui connaît parfaitement « le monde russe », comme on dit. Je le vois bouleversé quand il rapporte que des milliers et des milliers de cas de crimes de guerre, d’exactions, de tortures de toutes sortes, documentés, prouvés, arrivent au Parlement européen (il est à présent député européen) ; je croise une toute jeune étudiante ukrainienne au Conservatoire, elle arrive de Kiev, portant des dizaines et des dizaines de récits d’horreurs — ce qu’elle raconte est à propos d’enfants, et c’est tellement, mais tellement monstrueux qu’on se dit que ce n’est pas possible, que ce n’est pas vrai, — et nous savons que c’est vrai ; chaque réfugié, quasiment (je devrais mettre le mot au féminin, tellement il y a davantage de femmes que d’hommes) arrive avec ses propres récits, ses propres témoignages, et tout cela s’accumule. Il y a les propres videos des russes, qui filment, par exemple qu’ils ont arrêté un « maraudeur », ukrainien, qui volait les biens des soldats russes (je vous jure…) : et le maraudeur en question, saignant du nez, répète que oui, il a volé… et un commentateur fait remarquer qu’il a une espèce d’oreillette sur le lobe de l’oreille, et que les types qui ont tourné la vidéo sur leur portable n’ont même pas pris la peine de cacher le fait qu’il vient de recevoir des décharges électriques, qu’il est en train d’être torturé. Il y a les villes, les villages libérés par l’armée ukrainienne, où tout est systématiquement détruit, où, réellement, il ne reste pas pierre sur pierre ; et les villes dans les zones de combats, détruites, rasées . Tout ça est tellement énorme que, non, on n’y croit pas, on se dit que, non, quand même, on nous montre des exceptions, des cas, je ne sais pas, extrêmes… et pour approfondir ce sentiment d’incrédulité, il y a ma propre incrédulité devant mon incrédulité, parce que, cette incrédulité-là me laisse pantois par une reconnaissance : qui, avant 45, pouvait imaginer que c’était vrai, les camps nazis ? Il y a quelque chose, là, de tellement invraisemblable, de tellement profond, de tellement accablant, révoltant, que… que quoi ?
Que rien. La guerre continue. Et elle continue lentement. Il faut attendre, il faut être patient. J’avais parlé, voici plus d’un mois (à propos du premier tour des présidentielles), de la politique du statu quo. Du fait que les puissances occidentales ne veulent pas, finalement, que l’Ukraine vainque la Russie. C’est-à-dire que si, bien sûr, elles le veulent, mais, je le dis et je le répète, elles ne veulent pas que la victoire soit uniquement militaire. Elles veulent, d’abord et avant tout, épuiser la Russie, et c’est ce qui se passe, jour après jour, dans ses tentatives d’attaques, — ces vagues et ces vagues d’assaut que lance l’armée russe, surtout au sud et au sud est, en avançant de plus en plus lentement, avec de moins en moins de matériel moderne, parce que, de fait, l’armée russe s’épuise. Aujourd’hui, les Russes avancent, très peu, mais sont en grand danger au nord, du côté de Karkhov, où l’armée ukrainienne a libéré le dernier village avant la frontière russe, et au sud, du côté de Kherson, où, là encore, les Ukrainiens, eux aussi kilomètre après kilomètre, village après village, avancent vers la ville. Parce que c’est une guerre d’usure — des deux côtés, bien sûr. Avec cette différence que, maintenant, l’aide occidentale commence vraiment à arriver, les matériels anciens sont remplacés par des matériels nouveaux, lentement, mais quand même, alors que l’armée russe ne peut compter sur aucun renouvellement. La Russie n’arrive pas à se faire livrer des armes modernes — même les Chinois se gardent de le faire. Bref, là encore, patience.
Et néanmoins. Quand Macron parle de ne pas « humilier la Russie », il y a quelque chose de terrible qui résonne. Parce qu’il ne s’agit pas d’humilier la Russie, bien sûr, dorénavant, il s’agit de l’arrêter, et d’arrêter Poutine — je veux dire de l’appréhender, lui, et de le juger. Et pas que lui.
Or, ça, comment le faire ? — Le meilleur service à lui rendre, à Poutine, serait, de fait, une invasion de la Russie. Parce que, là, non seulement, il aurait une raison d’utiliser la bombe, mais, même sans l’utiliser, il aurait le soutien de la majorité des Russes. Il faut absolument que le conflit reste local — comme, je ne sais pas, la guerre de Crimée sous Napoléon III. Il faut absolument priver Poutine de sa base populaire instinctive, viscérale : on n’envahit pas la Russie impunément, même si le régime russe est un régime monstrueux. Il faut que le conflit se transporte à l’intérieur de la Russie, et qu’il devienne interne, civil. Oui, là encore, il faut attendre, espérer (ou juste attendre) que, sous le coup des sanctions, c’est-à-dire, lentement, sur des mois et des mois, le régime n’ait plus le moyen d’assurer ne serait-ce que la survie de la population. Et c’est encore loin d’être le cas, puisque, pour renoncer au pétrole et au gaz russes, il faut — et c’est un fait, que ça nous indigne ou non — des mois. Des mois, et déjà pas des années. La guerre, en attendant, peut durer.
Et quand même… On a bien l’impression qu’il y a deux camps qui aident l’Ukraine, avec des buts différents. Il y a ceux qui sont le plus impliqués : les Américains, les Britanniques, les Polonais (c’est-à-dire les régimes les plus conservateurs d’Europe, mis à part la Hongrie, qui est un cas à part, de poutinisme avéré). Et oui, nous assistons à une résurrection de la puissance américaine dans le monde; grâce à Poutine — une résurrection à laquelle, j’ai l’impression, les USA eux-mêmes avaient tendance à ne plus croire : résurrection par le gaz (de schiste) et par les armes.
Et puis, il y a la France et l’Allemagne, qui sont, restons polis, plus « pondérés », et qui appellent, concrètement, à la patience : il faudra des décennies, explique Macron, pour que l’Ukraine réunisse les critères pour adhérer à l’Union européenne. Le plus usant est qu’il a raison. Oui, il faudra des années. — Et chaque jour de guerre, concrètement, éloigne l’Ukraine de ces critères, puisque chaque jour de guerre la dévaste davantage.Ça ne veut pas dire qu’il ne faut rien faire — d’où, si je comprends bien, les projets de réforme de l’Union. Mais, ça, je n’y connais vraiment rien.
Patience, nous dit-on. Et ce qui se passe, en attendant, c’est que, nous-mêmes, nous ne devons pas nous habituer. Continuons, n’ayons pas de patience. Et patientons. Les yeux ouverts. Sans que la suite des jours ne nous les use.