Si la La situation de la liberté de la presse en Tunisie s’est détériorée depuis que Kaïs Saied s’est octroyé les pleins pouvoirs le 25 juillet 2021, elle n’en était pas moins délicate auparavant. Comme le montre cette image d’une manifestation de journalistes contre la nomination de Kamel Ben Younès à la tête de l’agence de presse Tunisie Afrique Presse le 15 avril 2021.Hassene Dridi/AP
20 jan 2022 Mise à jour 20.01.2022 à 19:44 par Margot Hutton
Arrêté en octobre 2021, puis libéré, le journaliste tunisien Amer Ayad devait être jugé ce 20 janvier, mais son procès a été ajourné. Cette arrestation illustre-t-elle la situation dans laquelle se trouve la liberté de la presse dans le pays ? Éléments de réponse.
Le journaliste Amer Ayad, critique du président tunisien Kaïs Saied devait être entendu par la justice tunisienne ce 20 janvier. Cependant, le procès a été ajourné et reporté à une date ultérieure. Cette arrestation soulève toutefois de nombreuses interrogations quant à la situation de la presse en Tunisie. Reporters Sans Frontières (RSF) évoque une « atmosphère compliquée » pour exercer le métier de journaliste en Tunisie.
Souhaieb Khayati, directeur de la section Afrique du Nord de Reporters Sans Frontières (RSF), cette audience « intervient dans un moment assez spécial en Tunisie. » Depuis le 25 juillet, le président a pris les pleins pouvoirs et depuis, le pays est sous l’état d’exception. L’essayiste franco-tunisien Hatem Nafti, auteur de « De la révolution à la restauration, où va la Tunisie », paru en 2019 aux éditions Riveneuve est plus nuancé. L’arrestation d’Amer Ayad est faite sur une « base légale », qui est entourée de « zones grises » autour de la liberté d’expression.
Pourquoi Amer Ayad a-t-il été arrêté ?
Le journaliste Amer Ayad anime un talk-show quotidien sur la chaîne Zaytouna TV. Déjà, la chaîne « est détenue par un des dirigeants d’un parti politique, ce qui est interdit par la loi tunisienne », rappelle Hatem Nafti. Il s’agit d’un dirigeant du parti d’inspiration islamiste Ennahdha. De ce fait, elle n’a pas de licence auprès de la Haute Autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA), qui a demandé à plusieurs reprises sa fermeture, sans succès. « C’est un média qui a bénéficié d’une grande impunité du moment qu’Ennahdha était au pouvoir », poursuit l’essayiste.
On l’a poursuivi pour des crimes qui existent toujours dans le droit pénal tunisien.Hatem Nafti, essayiste
Depuis le coup de force de Kaïs Saied le 25 juillet, Zaytouna TV est un média « très critique, qui considère que ce qu’il s’est passé en Tunisie est un coup d’État », détaille Hatem Nafti. Lors d’une émission d’Amer Ayad, diffusée à la fin du mois de septembre, ce-dernier a prononcé un édito en s’en prenant directement au président Saïed. « C’était une charge relativement violente », précise l’essayiste. Il a ensuite prononcé un poème, qui a été traité comme une attaque à l’encontre du président.
« On l’a poursuivi pour des crimes qui existent toujours dans le droit pénal tunisien », souligne Hatem Nafti. Amer Ayad est poursuivi avec un député, présent lors de l’émission. « Il a colporté des rumeurs à l’encontre de la nouvelle cheffe du gouvernement », ajoute l’essayiste. Mais les deux hommes comparaissent libres. « Ils sont poursuivis et pour atteinte aux morales de l’armée, pour atteinte au chef de l’État et pour diffamation sur agent public. »
Notre mandat, c’est la liberté de l’information et la liberté de la presse, là ça tombe sous la coupe de la liberté d’expression, qui ne fait pas partie de notre mandat.Souhaied Khayati, directeur de la section Afrique du Nord de RSF
Par ailleurs, RSF n’a pas pris position dans cette affaire « parce qu’elle dépasse notre mandat », explique Souhaied Khayati. Le fait que la chaîne où travaille Amer Ayad n’était pas en règle vis à vis de la HAICA a pesé dans la balance. « Ce média a été protégé pendant plusieurs années par le parti islamiste Ennahdha, parce que c’était leur principale voie de communication », explique le directeur de la branche Afrique du Nord de RSF. « Notre mandat, c’est la liberté de l’information et la liberté de la presse, là ça tombe sous la coupe de la liberté d’expression, qui ne fait pas partie de notre mandat », ajoute-t-il.
Cette arrestation dépeint-elle la situation de la presse en Tunisie ?
Même si RSF ne prends pas position dans cette affaire, Souhaied Khayati considère que cette situation est « un indicateur très grave » de la situation de la liberté de la presse en Tunisie. « On déplore que onze ans après la Révolution, il y a toujours des personnes qui sont poursuivies pour leurs opinions », ajoute-t-il.
De son côté, Hatem Nafti estime la « liberté d’expression plus que jamais menacée » dans le pays, mais reste toutefois prudent quant à la portée de cette affaire. Déjà, Kaïs Saïed n’est pas le premier président tunisien à poursuivre des journalistes pour diffamation, « son prédécesseur, Béji Caïd Essebsi, a aussi poursuivi des personnes pour diffamation » rappelle l’essayiste. Il concède cependant que « les relations avec la presse se sont dégradées depuis le 25 juillet. »
Pour ce cas précis, on est dans une zone grise et on en a profité pour régler des comptes. Hatem Nafti, essayiste
Concernant le procès d’Amer Ayad, il estime que la manière dont il a « été jeté en prison » est « très grave », mais « il y avait une marge légale à cela. » Il considère toutefois que la légalité de l’arrestation se base sur des « lois liberticides qui auraient dû être abrogées et qui ne l’ont pas été » et qu’il y a « un fort pouvoir d’appréciation » pour interpréter certaines de ces lois. « Pour ce cas précis, on est dans une zone grise et on en a profité pour régler des comptes », résume l’essayiste.
Où en est la liberté de la presse en Tunisie ?
Souhaied Khayati estime que la situation des journalistes en Tunisie a toujours été tendue. Il considère que « tous les gouvernements ont essayé de contrôler les médias ». Actuellement, « chaque parti a son média qui défend ses positions », précise-t-il. À côté de cela, il y a « quelques médias qui font de la résistance », comme la radio publique, où « les journalistes sont obligés de se transformer en militants pour mener la fronde et imposer l’indépendance éditoriale au sein de leur rédaction », mais aussi d’autres médias associatifs. De ce fait, le directeur de la section Afrique du Nord de RSF estime que « grosso-modo, le pluralisme est assuré, mais pas respecté. »
On a atteint un niveau qu’on ne pensait plus revoir en Tunisie depuis le départ de Ben AliSouhaied Khayati, directeur de la section Afrique du Nord de RSF
Il note également que « depuis le 25 juillet, il y a eu une recrudescence des entraves envers le travail des journalistes. » Elles se sont traduites par « des ripostes très agressives des forces de l’ordre lorsque des journalistes couvraient des manifestations. » Le point culminant de ces ripostes a eu lieu le 14 janvier, lorsque Mathieu Galtier, le correspondant du quotidien français Libération a été brutalisé par des policiers alors qu’il couvrait une manifestation. « On a atteint un niveau qu’on ne pensait plus revoir en Tunisie depuis le départ de Ben Ali », s’inquiète Souhaied Khayati.
Il ne faut pas imaginer qu’on est en train de baîllonner des journalistes, on n’en est pas là. Hatem Nafti, essayiste
Pour Hatem Nafti, le passage à tabac de Mathieu Galtier, correspondant de Libération, constitue aussi pour lui un « motif d’inquiétude. » Plus largement, l’essayiste relève que le dialogue entre le gouvernement et les journalistes était devenu plus difficile. Par exemple, pour une « conférence de presse lors de la venue du président palestinien en Tunisie au mois de décembre qui s’est tenue sans journalistes », se souvient-il. Par ailleurs, « la cheffe du gouvernement n’a jusqu’ici accordé aucune interview à aucun média », souligne-t-il.
Que dit Reporters Sans Frontières à propos de la liberté de la presse en Tunisie ?
- RSF classe la Tunisie à la 73e place de son Classement mondial sur la liberté de la presse en 2021
- « D’une manière générale, le climat de travail des journalistes et des médias s’est nettement détérioré », indique RSF.
- Cette détérioration est liée aux multiplications des violences à l’encontre des journalistes.
- RSF note également que « les parlementaires d’extême doite ont un discours de haine envers les membres de la HAICA. »
En revanche, Hatem Nafti maintient que « le discours dissident, on l’écoute partout. » Pour illustrer cela, il prend l’exemple de l’émission radio « de loin la plus écoutée de Tunisie » sur Mosaïque FM, dans laquelle « il y a un discours qui est assez hostile au président de la République. » Il considère donc que « l’on n’empêche pas les gens de parler. » Il conclut en invitant à rester vigilant à la situation de la presse en Tunisie, sans tomber dans la paranoïa. « Il ne faut pas imaginer qu’on est en train de baîllonner des journalistes, on n’en est pas là. »