Le président tunisien Kaïs Saïed prévoit de faire voter son projet constitutionnel le 25 juillet, un an après son coup de force contre le Parlement à majorité islamiste. Capture d'écran AFPTV.  Le président tunisien Kaïs Saïed prévoit de faire voter son projet constitutionnel le 25 juillet, un an après son coup de force contre le Parlement à majorité islamiste. Capture d’écran AFPTV.  10 juil 2022 Mise à jour 10.07.2022 à 15:26 par Maya Elboudrari

Dans la nuit du 8 au 9 juillet, le président Kaïs Saïed a publié quelques amendements à son projet de Constitution, qui doit être voté par référendum le 25 de ce mois. Après le désaveu de certains membres de sa commission consultative, qui ont publié une autre proposition que la sienne, le président tunisien revient-il sur ses positions ?

La veille de l’Aïd al-Adha, vers minuit, le président Kaïs Saïed a publié au Journal Officiel une version légèrement amendée de son projet constitutionnel. Des modifications marginales, qui ne reviennent pas sur le cœur du texte malgré les critiques.

Premièrement, il a ajouté « au sein d’un système démocratique », dans la phrase affirmant que la Tunisie «  fait partie de la communauté islamique » et que « l’État doit travailler pour atteindre les objectifs de l’islam »

Légère précision sur l’islam 

Selon Mahdi Elleuch, analyste politique et chercheur pour l’ONG Legal Agenda Tunis, la précision ne change pas grand chose. « Ça ne neutralise pas la possibilité d’une interprétation religieuse. Ce qui pose problème, c’est que l’État veille à réaliser ces objectifs-là. Le préambule de la Constitution de 2014 exprimait « l’attachement de notre peuple aux enseignements de l’Islam », sans caractère normatif. Au contraire, faire peser l’obligation sur l’État est une menace pour les droits et libertés ».

Il pointe surtout la suppression de toute référence à l’État civil, qui aurait pu limiter le champ d’interprétation de cet article 5. Elle avait été imposée dans la Constitution de 2014, « après une rude bataille, comme équivalent plus acceptable du sécularisme ». 

Des associations comme Amnesty International se sont inquiétées que l’article soit utilisé pour « établir des discriminations vis-à-vis d’autres groupes religieux ».
 Le soutien le plus large de Saïed vient des classes populaires, qui à mon avis ne s’opposent pas complètement à ces nuances conservatrices. Et la grande majorité des gens sont des personnes qui soutiennent « inconditionnellement » le président.Nedra Cherif, spécialiste des processus de transition dans le monde arabe

Pour Nedra Cherif, chercheuse indépendante, spécialiste des processus de transition dans le monde arabe, le président avait aussi dans l’idée d’introduire cette formulation pour donner cette tâche exclusive à l’État et éviter qu’une multiplicité d’acteurs agissent au nom de l’islam. « Cela va dépendre des interprétations, et des implications en termes de législations. Selon certaines applications restrictives, ça pourrait aller vers la discrimination alors que d’autres auront au contraire des interprétations très “libérales” des principes de l’islam, et iront vers quelque chose de plus ouvert ». En tout cas, pas de quoi convaincre ses détracteurs. 

Pour un président qui fonde sa politique sur son opposition aux partis islamistes, cela peut paraître contradictoire. Mais Mahdi Elleuch rappelle que son opposition à Ennahdha n’a jamais été idéologique. Il a même été assez proche de leurs positions à certaines périodes, et s’est par exemple opposé à l’égalité successorale entre hommes et femmes au nom d’une lecture littérale du Coran – alors que son prédécesseur y était favorable. 

« Certains pensent que l’article 5 est une manière de retirer l’argumentaire religieux aux islamistes. Je pense qu’il s’agit surtout de ses convictions personnelles. C’est quelqu’un d’assez conservateur, qui avait en tête de garder un certain « ordre moral » dans la Constitution », complète Nedra Cherif. 

Suppression des « bonnes moeurs » 

Au sujet des droits et libertés, les modifications apportées à cette deuxième version de la Constitution sont un peu plus substantielles.
Les restrictions aux libertés « dans le but de protéger les droits d’autrui ou pour les besoins de la sécurité publique, de la défense nationale ou de la santé publique » doivent désormais être proportionnelles, et ne peuvent plus être justifiées en référence aux « bonnes moeurs »Ce texte est une porte ouverte à la dictature. Et il n’a pas du tout reculé sur ces points-là.Mahdi Elleuch, analyste politique

Globalement, le président s’est voulu rassurant. « Il a essayé de réagir aux différentes critiques de son projet, en édulcorant un peu certains articles », commente Mahdi Elleuch. Kaïs Saïed a aussi voulu couper court à quelques interrogations. 

Par exemple, des Tunisiens et Tunisiennes ont pris l’absence de formes féminisées dans certaines formulations comme une menace d’exclusion contre les femmes. Le président a donc ajouté « électrices » ou « pour chacun et chacune », lorsque c’était nécessaire. Un « effet politique », pour apaiser l’opinion publique, plutôt qu’un changement de fond, d’après l’analyste. 

Un discours qui se veut rassurant après une situation « embarrassante » 

En effet, après les critiques émises par les membres de sa propre commission consultative, le président s’est retrouvé dans une situation « très embarrassante », décrit Mahdi Elleuch.
Selon Nedra Cherif, des échanges avec ces membres peuvent être à l’origine de son léger revirement. 

« Dans le discours de vendredi 8, le président a insisté une fois encore sur le fait que le but n’était pas un retour à l’autoritarisme. Un de ses arguments était de dire que le peuple tunisien ne permettrait jamais un retour en arrière ou un retour à la tyrannie. C’est bien de faire confiance au peuple, mais la Constitution reste un outil qui peut être instrumentalisé ou détourné. Peut-être pas par lui, mais par un successeur qui aurait des intentions plus autoritaires », présage Nedra Cherif. 

La crainte du présidentalisme

Car c’est bien l’autoritarisme que craignent les opposants de Kaïs Saïed face à cette Constitution pour le moins présidentialiste.
Cet élément n’a pas été modifié dans la nouvelle mouture du texte. « Le plus dangereux dans le projet de Saïed, c’est le régime politique. On peut débattre pendant des heures des questions de droit ou des standards de protection des libertés. Mais tout ça n’est que littérature s’il n’y a pas de séparation des pouvoirs, s’il n’y a pas de justice indépendante », insiste Mahdi Elleuch.

C’est justement ce que le projet de Constitution ne garantit pas. L’analyste souligne ainsi le démantèlement des contre-pouvoirs, notamment à travers le rôle du Parlement largement réduit. 

De plus, les procédures présidentielles exceptionnelles sont moins encadrées que dans la Constitution de 2014, alors que la Tunisie ne dispose toujours pas d’une Cour Constitutionnelle pour surveiller ces processus. « Ce texte est une porte ouverte à la dictature, mais pas une dictature limitée dans le temps, non, une dictature absolue, sans aucun moyen de l’arrêter. Et il n’a pas du tout reculé sur ces points-là ». 

Nedra Cherif décrit de son côté un présidentialisme proche de celui de Habib Bourguiba, premier président après l’indépendance. « Ils avaient tous les deux cette idée qu’il faut un pouvoir fort entre les mains du président pour permettre de réformer. Kaïs Saïed parle d’éviter l’éparpillement des pouvoirs de la Constitution de 2014, pour rendre la gestion de l’État plus efficace ». 

D’autres modifications à venir ? 

Mahdi Elleuch et Nedra Cherif se rejoignent pour penser que le président ne va pas décaler le référendum ou modifier davantage le projet, malgré les critiques. Ils rappellent que Kaïs Saïed est très attaché aux dates, notamment celle du 25 juillet, qui coïncide avec le premier anniversaire de son coup de force de 2021. 

La chercheuse ajoute toutefois que l’ISIE (l’Instance Supérieure Indépendante pour les Élections) pourrait intervenir. « Il s’agit d’un nouveau texte de Constitution, un autre document que celui initialement prévu. Donc il faudrait commencer une campagne référendaire différente, qui dépasserait le 25 juillet ». Par ailleurs, de nouvelles évolutions du texte discréditerait selon elle le projet, alors que la première modification au Journal Officiel était déjà une manoeuvre inédite. 

Influence marginale sur les positions de chacun

Comment ce projet constitutionnel, et ses modifications, peuvent jouer sur les oppositions et les soutiens du président ? 

D’après Nedra Cherif, cela pourrait influer marginalement dans certains secteurs. « Au moins, ceux qui hésitaient ou ceux qui prévoyaient de voter non. Je ne pense pas que ça influencera beaucoup les boycotteurs [plusieurs associations et partis, comme Ennahdha ou le Syndicat des journalistes tunisiens et la Ligue tunisienne des droits de l’homme, appellent à boycotter le référendum, NDLR] parce que c’est plutôt une position de principe sur l’ensemble du processus qui a débuté le 25 juillet ». 

Mahdi Elleuch souligne que la Constitution et ses amendements marginaux pourrait aliéner au président une frange politique de gauche « moderniste », qui jusque là soutenait Kaïs Saïed pour son opposition aux islamistes. Cela explique aussi pourquoi il tente de rassurer cette opinion publique. 

Cependant, une part importante des soutiens du président ne dépend pas de cette question. « Le soutien le plus large de Saïed vient des classes populaires, qui à mon avis ne s’opposent pas complètement à ces nuances conservatrices. Et la grande majorité des gens sont d’abord des personnes qui soutiennent « inconditionnellement » le président, sans aller lire dans le détail le texte. Souvent, les référendums constitutionnels sont des plébiscites », appuie la chercheuse. 

Et ce manque d’intérêt d’une partie de la population pour le débat constitutionnel pourrait agir sur la participation au vote.
En période estivale, alors que beaucoup de citoyens ne comprennent pas les technicités en jeu ou sont plutôt préoccupés par la situation socio-économique du pays, certains observateurs s’attendent à une participation faible, comme lors de la consultation nationale. Ce qui affaiblirait la légitimité du texte, même s’il est adopté.

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