Olivier Le Cour Grandmaison
Enseignant en science politique à l’université d’Evry-Val d’Essonne
Parce que Napoléon fut le fossoyeur des idéaux d’émancipation de la Révolution française, qu’il a mis l’Europe à feu et à sang et rétabli l’esclavage, l’essayiste Louis-Georges Tin et le politiste Olivier Le Cour Grandmaison proposent, dans une tribune au « Monde », de transformer son mausolée en musée de l’histoire des Républiques.
Publié le 04 avril 2021 à 07h00 – Mis à jour le 05 avril 2021
Tribune. Longtemps, Napoléon (1769-1821) a été encensé et glorifié sans complexe, par toute une tradition relevant plus de l’hagiographie que de l’histoire véritable. Or Napoléon pose au moins trois problèmes majeurs : tout d’abord, il s’est imposé par un coup d’Etat, le 18 brumaire, en détruisant la République pour la remplacer par l’Empire. Il fut ainsi le fossoyeur des idéaux d’émancipation de la Révolution française et des déclarations des droits de l’homme et du citoyen.
Ensuite, il a mis l’Europe à feu et à sang. Aujourd’hui encore, du Royaume-Uni à la Russie, la mémoire collective est marquée par le souvenir de cette histoire ; en Espagne, Goya a peint El Tres de mayo, tableau qui montre la violence et les ténèbres associées à l’Empereur.
Le célébrer, non
Enfin, c’est essentiel, en 1802 Napoléon a rétabli l’esclavage aboli par la Convention en 1794. Exception française trop souvent méconnue, la France est de fait le seul pays au monde à avoir rétabli l’esclavage, ce crime de lèse-humanité, comme on le disait déjà au XVIIIe siècle.
Aujourd’hui, l’heure est aux célébrations liées au bicentenaire de la mort de Napoléon. L’enjeu est embarrassant pour Emmanuel Macron, car le personnage est encombrant, pour le moins. Que l’Empereur ait joué un rôle majeur dans l’histoire de France, et au-delà, est incontestable ; mais là n’est pas le débat. Comment peut-on célébrer un homme qui fut l’ennemi de la République française, de nombre de peuples européens, et l’ennemi de l’humanité enfin puisqu’il fut esclavagiste ?
La réponse est claire : enseigner l’histoire de ce personnage, oui ; le célébrer, non. Or, en général, concernant Napoléon, on fait l’inverse : on le célèbre beaucoup et on l’enseigne assez peu. Il a fallu les efforts d’une historiographie nouvelle pour que, depuis quelques décennies, toute la lumière soit faite sur ses exactions et sur ses crimes.
Que l’on marque, d’une façon ou d’une autre, le bicentenaire de sa mort, soit. Mais va-t-on profiter de cette occasion pour faire l’apologie d’un homme qui a commis des crimes politiques, des crimes de guerre et un crime contre l’humanité ? Va-t-on célébrer le 5 mai celui qui a détruit la République, tout en discutant, « en même temps », à l’Assemblée, d’une loi destinée, dit-on, à renforcer les « principes républicains » ? Va-t-on le 5 mai célébrer celui qui a répandu la mort de l’Espagne à la Russie pour célébrer le 9 mai la Journée de l’Europe ? Va-t-on célébrer le 5 mai celui qui a rétabli l’esclavage, pour rappeler le 10 mai que la traite négrière fut un crime contre l’humanité ?
Napoléon comme Franco
Le temps est venu d’ouvrir enfin un débat sur la place que Napoléon doit occuper en France, non seulement dans l’espace mémoriel, mais également dans l’espace public, y compris au sens le plus matériel du terme. Au centre de Paris se trouve le caveau de l’Empereur. Les Invalides, ce lieu emblématique, financé par la République, pour célébrer celui qui a anéanti la République : nous estimons que la dépouille de Napoléon doit être rendue à sa famille.
Celle-ci pourra ainsi l’enterrer dignement dans un lieu privé, et nombreux sont ceux qui seront prêts à financer l’opération, n’en doutons pas. Mais il n’y a aucune raison que les citoyens français, et notamment les descendants d’esclaves, financent un tel mausolée qui contribue à entretenir un culte contraire aux principes comme aux valeurs de la République.
Le débat a eu lieu en Espagne. Le gouvernement de Pedro Sanchez a pris des mesures courageuses concernant El Valle de los Caidos, cet espace monumental où reposait la dépouille de Franco. Plusieurs votes ont eu lieu, un décret a été publié, et, le 24 septembre 2019, la Cour suprême a autorisé l’exhumation du corps et sa restitution à la famille du dictateur. Pareillement, en France, il serait temps de procéder à l’aggiornamento qui s’impose.
Les générations précédentes ont pris acte du problème Napoléon. C’est pourquoi il y a très peu de rues Napoléon ou de statues de l’Empereur en France, sauf à Ajaccio, où il demeure l’enfant du pays. Mais au-delà des rues ou des statues, il est temps d’ouvrir le débat : faut-il brûler les Invalides ? Bien sûr que non. Mais peut-on laisser ce mausolée en l’état ? Non plus.
Le général Dumas et Olympe de Gouges
Une fois la dépouille rendue à la famille, il faudrait réfléchir à la future destination de ce lieu. On pourrait, par exemple, en faire un musée de l’histoire des Républiques. En France, où l’on prétend célébrer tous les jours les « valeurs républicaines », il n’existe pourtant aucun musée destiné à rendre compte de leur histoire complexe et de leurs évolutions.
Bien entendu, dans ce lieu, on pourrait, on devrait même, traiter du cas de Napoléon, et de tous ceux qui ont combattu la République. On devrait parler aussi des hommes et des femmes qui, comme le général Dumas (1762-1806) et Olympe de Gouges (1748-1793), ont participé à l’élaboration de l’idée républicaine, telle que nous la concevons aujourd’hui, au-delà de leur genre ou de leur couleur.
On pourrait expliquer la duplicité des dirigeants de la IIIe République qui, comme Jules Ferry, ont été les hérauts de la République tout en étant les bourreaux des colonies. C’est cette complexité qui devrait être expliquée. Au lieu d’organiser une cérémonie aussi pompeuse qu’indigne, profitons plutôt de ce bicentenaire pour repenser les Invalides, repenser ce que nous sommes et ce que nous voulons être.
Louis-Georges Tin(Militant et essayiste) et Olivier Le Cour Grandmaison(Enseignant en science politique à l’université d’Evry-Val d’Essonne)