Pour franchir la Manche depuis Calais, la majorité des réfugiés tentent le tout pour le tout sur des embarcations de fortunes, et au péril de leur vie. Reportage sur le littoral.
À Calais, la pression policière est constante, visible dès l’arrivée en gare, où CRS, gendarmes mobiles, policiers du commissariat local et agents de sécurité traquent les migrants sur les quais, même quand ceux-ci cherchent à quitter les lieux. Le jour durant, les camions de police s’arrêtent le long des routes pour inviter les migrants à rebrousser chemin ou à hâter le pas ; ils patrouillent le long des côtes, détruisant systématiquement le matériel de camping qui est lacéré et arrosé de gaz lacrymogène pour le rendre inutilisable. « L’objectif n’est pas caché, peut-on lire sur le fil twitter du projet Human Rigths Observers (HRO) : saisir les tentes alors que les associations ne sont plus en mesure d’en distribuer ».
C’est dans ce contexte que les traversées autonomes par voie de mer, présentées jusque-là comme impossibles et beaucoup trop dangereuses, sont devenues le choix d’une majorité de migrants. Fin 2014, les corps de deux Syriens avaient été retrouvés, l’un aux Pays-Bas et l’autre en Norvège, ce dernier pratiquement à l’état de squelette. L’un d’eux avait été identifié, et le second associé au premier car tous deux avaient revêtu les mêmes combinaisons de véliplanchiste. À l’époque, ce fait divers avait défrayé la chronique, et le projet perçu comme la folie de deux inconscients probablement désespérés.
Dans les eaux de la Manche, la survie ne dépasse pas quelques minutes
Fin 2018 pourtant, les tentatives se multiplient, avec un taux de réussite bien supérieur aux tentatives d’incursion dans les camions et autres passages en force. Les plages des dunes de Sangatte sont les plus courtisées. De là, on assiste au ballet incessant des ferry-boats rejoignant Douvres depuis Calais et il n’est pas rare d’en voir trois ou quatre se suivre ou se croiser au large en même temps. Le matériel de navigation est acheté chez des revendeurs ou sur le Bon coin par les passeurs – plus rarement par les demandeurs d’asile eux-mêmes – le coût d’une traversée étant estimé entre 2000 et 5000 €, avec un taux de réussite initial de 40 à 50 %. Vendeurs et revendeurs sont surveillés, aussi les achats s’effectuent désormais de plus en plus loin du point de départ. Si le taux de réussite est élevé, le risque de décès pendant la traversée l’est aussi, de l’ordre de un pour mille. Le coût faramineux est une manne pour les passeurs. Dans une ville qui se barricade à l’image des enceintes espagnoles de Ceuta et Melilla, les mêmes causes entraînent les mêmes effets, au mépris des Droits humains.
.L’été, la mer plus clémente voit les tentatives se multiplier. Un marin, rencontré sur les dunes de Sangatte, explique qu’il a vu depuis le navire de commerce où il travaille nombre de ces embarcations dériver vers l’Angleterre. « Si la mer sur le rivage paraît tranquille, explique-t-il, les courants au large peuvent se montrer très violents, et le trafic maritime est l’un des plus denses au monde ». Enfin, à quelques encablures du bord l’eau devient beaucoup plus froide. Si le bateau chavire, la survie ne dépasse pas quelques minutes. La gendarmerie maritime a d’ailleurs l’ordre de ne pas intercepter les embarcations dès que celles-ci ont quitté le rivage, mais de les accompagner jusqu’à la côte britannique.
En 2020, sur 12 000 tentatives, malgré une surveillance accrue, 9000 semblent avoir réussi – sachant que tout n’est pas documenté, que certaines arrivées peuvent avoir eu lieu en toute discrétion et que des personnes ont pu tout aussi bien s’évanouir corps et biens sans que personne ne se soit soucié de leur disparition. On dénombre douze décès, ce qui en proportion du nombre réduit de passages reste extrêmement élevé. On continue du reste de passer par d’autres moyens, dans des proportions difficiles à déterminer. Sur les huit premiers mois de 2021, on dénombre déjà le même nombre de passages que l’année précédente, avec un record de 828 traversées le 21 août, le cinquième en un an.
Les départs étaient d’abord limités à une zone allant de Gravelines à l’est jusqu’à Sangatte et le cap Blanc-Nez à l’ouest : c’est là où la Manche se rétrécit et garantit la traversée la plus rapide, en prenant soin d’éviter les environs immédiats du port, étroitement surveillés. Ils se sont désormais étendus à une zone allant de la frontière belge à Boulogne-sur-Mer et Dieppe avec le déploiement d’un système de surveillance au cours de l’année 2019. Un jogger habitant à Sangatte, qui croisait régulièrement des candidats au départ durant l’été 2019, explique qu’il ne voit plus personne et pense que le flux s’est complètement tari. Sans doute passeurs et candidats au départ se sont faits plus discrets y compris pour la population locale, car il suffit d’errer un peu sur la lande pour repérer des traces de passage récents, comme du reste dans la zone au-delà de l’ex-« New Jungle », de l’autre côté du port.
Une violence policière à l’abri des regards
Le soir, de petits groupes tentent d’approcher les plages dont les abords sont sillonnés par CRS et gendarmes mobiles. Et c’est la nuit, à l’abri des lumières et des regards, que sont répertoriées la plupart des violences exercées par des membres des forces de l’ordre. Certaines compagnies ont, au dire des bénévoles recueillant les témoignages, des passifs particulièrement chargés. Les regards de celles et ceux qui filment, recueillent, soignent et préparent les recours juridiques, ressemblent à ceux qu’on voit dans les zones de guerre. Ce sont des yeux souvent très jeunes, qui ont déjà trop vu.
Courant mai, des affrontements ont eu lieu dans la zone portuaire entre demandeurs d’asile et forces de l’ordre. L’exacerbation des premiers face aux violences subies semble avoir été le facteur déclencheur de cette tentative de passage en force, qui s’est aussitôt retournée contre eux. Les bénévoles de l’Auberge des migrants ont témoigné sur les réseaux sociaux d’un usage massif de LBD et de grenades lacrymogènes et désencerclantes, photographies à l’appui. En attendant, les marges de manœuvre des bénévoles semblent toujours plus réduites. Courant juin, alors que les traversées sont nombreuses, la distribution de tracts avec la liste des numéros d’urgence en cas de difficulté en mer a été interdite car perçue comme une incitation à la traversée. « Plus tu mets des obstacles plus ils trouvent des solutions », sourit pourtant François Guennoc, vice-président de l’Auberge des migrants, l’une des rares personnes à pouvoir témoigner d’une présence suivie sur les lieux depuis 2014.
Calais, généalogie d’une tragédie
Calais est un paradoxe vivant. Cette sous-préfecture du Pas-de-Calais, qui compte 130 000 habitants, est à la fois un laboratoire de l’Europe, et le lieu où son histoire semble bégayer depuis trente ans, au gré d’une suite d’effacements. Il faut revenir au livre d’Haydée Sabéran, Ceux qui passent, ou à celui de Marion Osmont, Des hommes vivent ici, tous deux de 2012, pour comprendre en effet combien la tragédie a trouvé ici sa demeure depuis les années qui ont suivi la fin du bloc de l’Est, celles d’une supposée « fin de l’Histoire » et de l’utopique résolution de tous les antagonismes dans l’adoption du libéralisme occidental comme seul modèle politico-économique.
Le début des conflits en ex-Yougoslavie et l’arrivée de demandeurs d’asile pour le Royaume-Uni en 1991 coïncident avec le premier accord franco-britannique sur la surveillance de la frontière maritime : le protocole de Sangatte. Mais cette petite ville à l’ouest de Calais est alors surtout célèbre pour être le point de départ d’Eurotunnel, percé en 1990 et fonctionnel quatre ans plus tard.
Elle fait encore l’actualité en 1999, quand la préfecture du Pas-de-Calais ordonne en avril l’évacuation de 200 personnes qui se retrouvent à occuper parcs et jardins du centre-ville. Les habitants découvrent une réalité qu’on décide de relocaliser aussitôt à Sangatte, dans une ancienne usine d’Eurotunnel transformée en centre d’accueil, en septembre de la même année. D’abord prévu pour 800 personnes, le centre en accueille bientôt 1800, avant d’être fermé et détruit par le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, en 2002.
Commence alors une longue bataille entre d’un côté des candidats à l’asile en Angleterre, pour beaucoup venus de dictatures ou de zones en guerre – Afghanistan, Soudan, Irak, Kurdistan, Érythrée, Syrie… –, un milieu associatif lui aussi en renouvellement constant et des autorités nationales et locales qui voudraient voir disparaître migrants et militants. En 2003, Nicolas Sarkozy, toujours ministre de l’Intérieur, signe les accords du Touquet, acceptant le déplacement de la frontière britannique dans la zone portuaire de Calais. La France devient ainsi, selon les mots de la Commission nationale consultative des droits de l’homme en 2015, « le bras policier de la politique migratoire du Royaume-Uni ».
Le naufrage d’octobre 2013, et surtout ceux du printemps 2015, ont placé en un an et demi ladite « crise migratoire » – en réalité une crise de l’accueil des migrants – au centre de l’attention médiatique. En mars 2015, le camp au pied de l’usine Tioxide, en zone Seveso – qui déjà ressemble à un village, avec son église, sa mosquée et ses commerces – est déplacé beaucoup plus loin du centre, sur la route de Gravelines. C’est la « New Jungle », qu’on rejoint après plus d’une heure de marche depuis la gare. Si les arrivées sont quotidiennes, on y reste longtemps, quatre mois, six mois, plus encore si l’âge ou la santé ne permettent plus de courir après les camions dans l’espoir d’une traversée clandestine. La même politique d’éparpillement des migrants se met en place, cette fois-ci dans des Centres d’accueil et d’orientation – qui crée une étape supplémentaire dans le parcours du combattant du demandeur d’asile – ou des CRA, les Centres de rétention administrative, qui eux demeurent des antichambres de l’expulsion.
Un recul des droits humains, dans des proportions inédites
Avec l’accroissement de la population, le cadenassage renforcé de la frontière – avec quelques 50 kilomètres de barbelés, l’installation de caméras thermiques, de détecteurs de CO2, puis aujourd’hui de surveillances par drones, transformant année après année la zone portuaire en un terrifiant laboratoire sécuritaire – l’attention médiatique est à son comble. Des bénévoles affluent de la France entière, mais aussi désormais du Royaume-Uni et, au-delà, de nombreux pays d’Europe et du monde.
Malgré le drame humain qui s’y joue – et qui met au jour cruellement l’incapacité morale de l’Europe à construire un accueil digne, dans sa peur panique de créer des « appels d’air » – la New Jungle, qui dépasse avant son démantèlement à l’automne 2016 les 10 000 habitants, devient un laboratoire, où sont à l’œuvre des solidarités transnationales et transcontinentales, malgré les heurts et les violences. Chaque année cependant, comme l’avait déjà établi avec précision Marion Osmont en 2012, « la frontière tue », jusqu’à une quinzaine de personnes par an à la frontière franco-britannique, et depuis 2015 aussi, à la frontière franco-italienne, dans de semblables proportions.
En juillet 2018, l’arrivée de la Marche des migrants partie de Ventimiglia, clôt symboliquement la fin de quatre années de mobilisation extraordinaire, qui ont fait croire un temps au renversement du rapport de force avec les autorités. Trois ans plus tard, ceux que les bénévoles appellent désormais les exilés n’ont plus aucun campement fixe. Les expulsions se multiplient, atteignant ces derniers mois le rythme de trois par jour, avec de nombreuses violences largement documentées et dénoncées année après année.
L’Auberge des migrants et d’autres associations se sont rassemblées loin du centre-ville dans un lieu où les migrants eux-mêmes n’entrent pas, puisqu’il n’y a plus d’accueil de jour ou de nuit. Parmi les différentes entités, le projet HRO recense mois par mois les violations des droits humains. Rares sont celles et ceux qui, bénévoles ou stagiaires, très rarement salarié.es, tiennent plus de quelques mois dans ces missions où les rapports avec les migrants sont de plus en plus épisodiques, du fait des changements constants de lieu et de la nécessité pour ces derniers de passer au plus vite, quels que soient les risques ou le prix à payer.
Reste à savoir à qui tout cela profite, entre les centaines de millions d’euros dépensés pour transformer des pans entiers de Calais en un décor dystopique et les passeurs qui rackettent les migrants. La logique à l’œuvre est celle d’un territoire de guerre, devenu presque invisible pour la population locale. En mai 2021, l’Auberge des migrants a fait entendre, sous la forme d’un anti-journal municipal, le Calais-m, la voix commune des aidants des exilés de Calais. On y trouve les résultats d’un sondage de l’Institut Harris, réalisé entre l’automne 2019 et mars 2021 : 76 % des Calaisien.nes estiment que la présence des associations est nécessaire, 71 % estiment ne pas être satisfaits de la façon dont les personnes exilées sont gérées à Calais, 66 % s’estiment mal informés sur le travail réalisé par les associations. Rappelons qu’un tiers des Calaisien.nes vivent sous le seuil de pauvreté. On imagine sans mal à quoi l’argent dilapidé à « surveiller et punir » aurait pu être utilisé.
Olivier Favier