Alors que le gouvernement de Giorgia Meloni durcit le ton et que l’Europe devrait enfin sceller un pacte commun sur la migration et l’asile, Mediapart raconte l’envers du décor : les secours sollicitent de plus en plus les ONG présentes en mer, leur redonnant ainsi une certaine légitimité.
5 octobre 2023 à 16h18
Il y a les mots prononcés par des dirigeants politiques qui veulent rassurer une partie de l’opinion publique et envoyer un message de fermeté. Et il y a la réalité du terrain, plus concrète, qui oblige à l’action pour sauver un maximum de vies. Pour les acteurs qui œuvrent au secours des personnes exilées en Méditerranée centrale, la situation est critique depuis plusieurs mois.
« En ce moment, la route tunisienne, c’est du non-stop », rapporte un sauveteur au cours de l’été. Celui-ci travaille pour le compte d’une ONG dont le navire humanitaire ratisse les eaux internationales pour porter secours aux migrant·es qui tentent la dangereuse traversée pour rallier les côtes italiennes. Les embarcations sont moins imposantes que celles que l’on a pu voir ces dernières années. Plutôt « des petites barques », poursuit-il. « Mais c’est sans arrêt. »
Cette année, la route reliant la Tunisie à l’Italie est devenue presque aussi importante – voire plus – que celle de Libye, ce pays d’Afrique du Nord ravagé par la guerre civile et en proie aux milices, où les migrants et migrantes sont systématiquement torturés et violés, lorsqu’ils ne sont pas réduits en esclavage. La hausse des traversées – près du double par rapport à l’an dernier à la même période – a poussé la cheffe du gouvernement italien, Giorgia Meloni, a durcir le ton.
Mi-septembre, environ 11 000 personnes ont débarqué sur la petite île de Lampedusa en une semaine, dont la moitié pour la seule journée du 12 septembre. Le ministre de l’intérieur français, Gérald Darmanin, s’est vite rendu à Rome pour apporter son soutien à ce pays européen voisin.
C’est dans ce contexte qu’un accord a été trouvé, mercredi 4 octobre, par les représentants des 27 États membres de l’Union européenne, sur le pacte européen pour la migration et l’asile. L’accord vise à une meilleure répartition des migrants et demandeurs d’asile pour « soulager » les pays en situation de « crise », en première ligne de par leur situation géographique pour l’accueil des exilés.
Ces pays auront ainsi la possibilité de relocaliser plus rapidement les migrants lorsque la situation le nécessite ou pourront prétendre à une aide financière. « Un véritable changement de donne qui nous permet de faire avancer les négociations », s’est réjouie Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne.
Les États membres de l’UE se réunissent encore jeudi et vendredi à Grenade (Espagne), à l’occasion du conseil européen qui permettra de poursuivre les négociations sur ce pacte migratoire commun.
Interdire aux ONG étrangères de débarquer les rescapés en Italie
Mardi 26 septembre, Emmanuel Macron rencontrait déjà Giorgia Meloni à Rome, en assumant une « vision partagée » sur la question migratoire avec la représentante d’un parti pourtant postfasciste – et ce après que la France et l’Italie s’étaient écharpées sur le simple accueil de l’Ocean Viking en novembre 2022.
Quelques jours plus tard, à l’occasion d’un sommet réunissant les représentants de plusieurs États méditerranéens membres de l’UE à Malte – une île qui ne répond plus aux appels et mails des ONG depuis de nombreuses années, refusant d’accueillir le moindre exilé secouru en mer –, Meloni déclarait vouloir proposer un amendement « en vertu duquel le pays responsable de l’accueil des migrants transportés sur un navire d’ONG est celui du pavillon de ce navire ».
Autrement dit, l’Italie ne veut plus accueillir d’exilés secourus par des ONG étrangères. L’Ocean Viking, qui bat pavillon norvégien, serait donc contraint de débarquer ses rescapés en Norvège ; l’Open Arms en Espagne, le Sea-Watch 4 en Allemagne. Une mesure qui serait contraire au droit maritime international, qui impose de débarquer les personnes secourues dans le port « sûr » le plus proche.
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« On ne peut pas jouer à la solidarité avec les frontières des autres », a alors justifié Giorgia Meloni. Un discours qui considère toujours plus les ONG comme des adversaires à qui il faut mettre des bâtons dans les roues ; avec, en toile de fond, la théorie de l’« appel d’air » (qui laisse entendre que la simple présence des ONG en mer pousserait les exilés à tenter la traversée), reprise par l’extrême droite mais largement déconstruite par les spécialistes des migrations. Cet amendement italien n’a cependant pas été retenu dans le compromis final trouvé par les Européens.
Cette année, une salve de décrets est d’ailleurs venue compliquer le travail de ces ONG : l’un les contraint à débarquer leurs rescapés immédiatement après leur première opération de sauvetage, sans pouvoir porter secours à d’autres embarcations sur leur route. L’autre les oblige à rejoindre un port souvent très éloigné de la zone de sauvetage où elles se trouvent, venant allonger les délais de débarquement de plusieurs jours, alors même que les rescapés sont éprouvés par la traversée.
Ces nouveaux paliers franchis par l’Italie dans la criminalisation des ONG et l’entrave de leur mission n’ont cependant que peu de poids face à la réalité du terrain. Depuis l’été dernier, les secours italiens travaillent en effet main dans la main avec les ONG dont les navires humanitaires sont présents sur la zone de recherche et de secours : c’est ce que décrivent plusieurs d’entre elles, estimant que le rythme des départs depuis les côtes tunisiennes et celui des sauvetages en mer ne leur a pas vraiment laissé d’autre choix que de se coordonner pour sauver des vies.
Des secours dépassés
« Hier, l’Ocean Viking a reçu l’instruction du centre de coordination des secours italiens d’assister des cas de détresse au sud-ouest de Lampedusa. Onze sauvetages ont été effectués depuis plus de quarante-deux heures. Plus de cinq cents personnes ont été secourues », tweetait l’association SOS Méditerranée le 11août dernier.
« Les autorités ont créé des lois en mars pour convertir leur propagande en actes, mais ils n’ont pas pris en compte lapériode estivale et les conditions météorologiques favorables aux départs par la mer », estime Juan Matías Gil, chef de mission pour la Méditerranée centrale chez Médecins sans frontières (MSF).
Si les secours italiens ont tenté de gérer la situation par eux-mêmes, ils ont vite été « dépassés », poursuit-il, parce qu’« ils ne pouvaient pas s’occuper de tout le monde », à l’heure où beaucoup de départs étaient observés depuis Sfax, en Tunisie. De ce côté de la Méditerranée, les exilés ont été pris pour cible depuis un discours particulièrement virulent du président tunisien Kaïs Saïed à leur endroit en février dernier, et des « rafles » ont été organisées par les forces de l’ordre tout au long de l’été.
Le représentant de MSF pointe ainsi un « paradoxe » entre la rhétorique politique et les « besoins énormes » constatés sur le terrain. « Les secours italiens ne pouvaient pas nous empêcher de sauver des vies », surtout depuis les récents naufrages survenus au large de Lampedusa ou de Cutro, en Calabre.
« Il y a deux façades, abonde une sauveteuse membre de l’une de ces ONG. Une qui est publique et qui vise à criminaliser le travail des ONG en nous accusant d’être des trafiquants ou des passeurs, et une autre qui vise à nous demander d’effectuer un sauvetage, voire plusieurs. »
Elle se souvient avoir réalisé douze sauvetages en vingt-quatre ou quarante-huit heures, tous réclamés par les autorités italiennes, débordées par l’arrivée de milliers d’exilés en même temps. « Les gardes-côtes nous signalaient une position pour une première embarcation, puis une seconde, et ainsi de suite. »
Comble du paradoxe, ces mêmes autorités les envoient de plus en plus souvent vers des « ports très lointains », comme Ancône, La Spezia ou Civitavecchia, nécessitant quatre à cinq jours de navigation, pour débarquer parfois une dizaine de rescapés seulement.
« Au lieu de nous autoriser à rester sur place pour effectuer d’autres sauvetages, ils nous éloignent de la zone de recherche et de secours. C’est fait exprès », toujours selon cette sauveteuse. À plusieurs reprises, les exilés débarqués ont ensuite été acheminés vers des centres d’accueil situés dans le sud du pays, à l’opposé du port attribué pour leur débarquement. « C’est complètement illogique. »
Ce qui est sûr, c’est qu’en s’attaquant aux ONG, l’Italie s’attaque aussi à des êtres humains en quête de protection en Europe.
Juan Matías Gil, de Médecins sans frontières
Quoi qu’il en soit, le fait que les secours italiens missionnent eux-mêmes les ONG pour qu’elles organisent des opérations de sauvetage en cascade revient à donner de la légitimité à leur action pourtant si décriée sur le plan politique. D’autant qu’« ils oublient de dire que les sauvetages des ONG ne représentent que 8 % des arrivées totales en Italie, dénonce la sauveteuse. C’est vraiment très peu, mais le gouvernement continue de nous pointer du doigt tandis que les autorités italiennes nous demandent elles-mêmes d’effectuer des sauvetages ».
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L’Italie pourrait-elle, un jour, adopter le même comportement que Malte et ne plus répondre aux alertes des ONG, se mettant ainsi hors la loi ? « Je ne pense pas », réagit Juan Matías Gil, de MSF. Le pays se doit, selon lui, de respecter les droits humains, la Convention de Genève relative aux réfugiés et les règles maritimes internationales, qui obligent à porter secours à quiconque se trouve en situation de détresse en mer.
« Ce serait un énorme scandale. Ce qui est sûr, c’est qu’en s’attaquant aux ONG, l’Italie s’attaque aussi à des êtres humains en quête de protection en Europe. » Il semble pourtant peu probable que les négociations dans le cadre du pacte européen pour la migration et l’asile, qui devraient s’achever en cette fin de semaine après des années de tractations et de blocages, permettent de faire évoluer le discours particulièrement dur envers les migrants et les ONG qui leur viennent en aide en Italie.