9 mai 2021 Par Ludovic Lamant
Nous avons publié sur ce blog il y a quelques semaines un article sur le livre d’Anne-Marie Garat (NDLR)
Alors qu’Anne-Marie Garat publie un livre furieux sur le refus de Bordeaux de penser son passé négrier, Mediapart s’est rendu sur place pour prendre le pouls des débats mémoriels. Le nouveau maire écologiste Pierre Hurmic promet la création d’un mémorial public.
L’humeur noire du titre, c’est celle que ressent Anne-Marie Garat chaque fois qu’elle retourne à Bordeaux, sa ville natale. « Quelque chose de pénible s’y trame, l’ennui ou l’amertume qu’on traîne comme d’une rupture qui s’est mal passée », écrit-elle. Dans son dernier livre (Actes Sud, 2021), la romancière dissèque une colère qui lui est venue à la lecture d’un cartel, il y a quelques années, dans les salles consacrées à la traite négrière du musée d’Aquitaine, en plein centre de Bordeaux. «Humeur noire». © Actes Sud Au mur, un texte bref, à visée pédagogique, consacré aux « Noirs et gens de couleur » du XVIIIe siècle bordelais. L’auteure y relève des maladresses et approximations, emblématiques de ce qu’elle nomme une « rhétorique bordelaise », tendant à édulcorer l’histoire de la traite. Ainsi, les esclaves seraient « venus » à Bordeaux pour « apprendre un métier » tandis que des enfants métis, eux, y étaient pour « parfaire leur formation ». Ou encore, un peu plus loin : « Il y a peu de problèmes de cohabitation en dépit d’une forte discrimination. »
La réécriture du cartel va virer à l’obsession, et devenir le moteur de l’écriture : échanges de courriers courroucés avec le directeur du musée, tribune dans Le Monde en 2019, jusqu’à la publication de ce livre furieux, en forme de combat. « En tant que récepteur, je maintiens que le texte de l’affichette produit un bruit détestable, raison pour laquelle j’en fais de mon côté », avance-t-elle.
Si Anne-Marie Garat, née dans le quartier autrefois ouvrier des Chartrons, reconnaît qu’elle doit « être d’humeur susceptible, belliqueuse, remuée par ce retour imprévu dans [s]a fac de jeunesse » [le musée d’Aquitaine s’est installé entre les murs de l’ancienne faculté des lettres et des sciences, à la fin des années 1980], sa charge contre une ville encore amnésique, qui serait toujours aux prises avec un tabou mémoriel sur la traite, détone. Humeur noire est tout à la fois manuel d’histoire, texte autobiographique, réflexion sur le rôle des musées à l’heure de Black Lives Matter et portrait en contre d’une capitale – « mesquine en ses élégances british, hargneuse en ses répugnances, corsetée même quand elle festoie ».
Anne-Marie Garat, cette « petite Française de souche, à peine mâtinée de gènes valaisins », s’explique encore : « Il suffit parfois d’un incident mineur, d’un accroc inopiné, pour que des généralités globalement stockées sur leur étagère mentale, cristallisent brusquement en leur criante actualité – alors qui-vive, sirène d’alerte ! » Le texte va, dans sa dernière partie, jusqu’à tracer des parallèles entre la traite du XVIIIe et les rafles de 1940, « deux monstres de l’Histoire qui n’en sont qu’un, le racisme esclavagiste et le racisme antisémite dont Bordeaux a été assez excellemment le théâtre, comment l’ignorer, comment l’imputer à un accident de son Histoire ? ».
Malgré le tableau ravageur, la lecture du texte nous a donné l’envie de retourner sur les lieux du crime. Prendre sur place le pouls des débats mémoriels sur la traite. Car le moment est particulier. Le livre a été publié quelques mois après l’élection à la mairie d’un écologiste, Pierre Hurmic, qui promet une rupture après 73 ans de règne de la droite. Quelques mois aussi après le surgissement en France du mouvement Black Lives Matter, qui rend les réponses à ces questions plus urgentes encore. La statue de Modeste Testas, inaugurée en 2019 sur les quais de Bordeaux, face à la Bourse maritime. Cette esclave d’origine africaine avait été achetée par deux frères bordelais, puis déportée à Saint-Domingue. © LL
Karfa Diallo reçoit dans le bureau de son association, à l’étage d’un vieil immeuble de pierre alambiqué du quartier Saint-Pierre. Figure des luttes locales sur l’esclavage, l’essayiste franco-sénégalais vient de rejoindre, à 50 ans, la liste EELV pour les régionales en Aquitaine. Diallo avait marqué les esprits en 2001, en prenant la tête d’une candidature de la gauche alternative (Couleurs bordelaises, près de 4 % des voix), avant un rapprochement avorté avec les socialistes d’Alain Rousset aux municipales de 2008.
Le militant ne tarit pas d’éloge sur le livre d’Anne-Marie Garat : « C’est un livre important, la première fois, dans l’histoire de la littérature bordelaise, qu’un grand auteur publie quelque chose à ce sujet. Montesquieu n’a rien écrit, si ce n’est un passage ambigu dans L’esprit des lois. Mauriac n’en a pas parlé. » Et d’insister : « Elle n’est pas militante. Elle dit des choses que je dis depuis des années, mais depuis un autre endroit, avec sa maîtrise du langage, sa détermination. »
Tout au plus reconnaît-il un rapport plus apaisé à Bordeaux, où il a débarqué il y a 25 ans, à son arrivée en France pour étudier : « Je ne me suis pas totalement reconnu dans cette colère-là. J’ai fini par trouver ma place dans cette ville. Je ne pense pas que j’en partirai, c’est une ville que j’ai beaucoup bousculée mais que j’aime. »
Du côté de la nouvelle mairie, le ton est plus prudent : « Je ne veux pas polémiquer avec un livre que je n’ai pas lu. Mais nous n’avons pas attendu ce livre pour nous intéresser au passé négrier de Bordeaux », avance Pierre Hurmic dans un entretien à Mediapart, réalisé entre deux réunions de crise, cette semaine-là, sur l’avenir du club de foot des Girondins. « Les clichés ont la vie dure, l’image classique d’une ville fermée, de la Belle endormie, tout cela… Nous avons prouvé avec notre élection l’an dernier que la ville avait beaucoup évolué », poursuit-il.
« Nos prédécesseurs ont fait preuve de bonne volonté, une volonté nouvelle à Bordeaux pour parler de ce passé encombrant, précise Hurmic. Mais ce sont uniquement des gestes de bonne volonté, qui n’ont pas été suivis de grand-chose sur le terrain. Nous voulons mettre en place une véritable stratégie mémorielle sur la traite négrière. »
Durant l’exil au Québec d’Alain Juppé, son remplaçant à la mairie, Hugues Martin (UMP), avait inauguré en 2005 un buste de Toussaint Louverture, descendant d’esclaves noirs et héros de la guerre d’indépendance de Haïti, dans le parc des berges de la Bastide, sur la rive droite. Il avait aussi mis sur pied une « commission de réflexion » présidée par Denis Tillinac. Ses conclusions ont préparé le terrain à la réorganisation des salles du musée d’Aquitaine consacrées à la traite négrière – ces mêmes salles qui ont crispé Anne-Marie Garat. Un panneau posé en 2020 au début de la rue Gramont, dans le quartier Belcier. Jacques-Barthélemy Gramont a financé trois expéditions de traite, de 1783 à 1803. Il devient par la suite président de la chambre de commerce de Bordeaux puis maire de la ville. © LL Juppé a par la suite défendu une politique de la « juste mémoire », « aider à comprendre sans anachronisme culpabilisateur ». Une statue de l’esclave Modeste Testas a été inaugurée, sur les quais de la Garonne, en 2019. Autre décision, prise dans la précipitation, dans l’entre-deux-tours des municipales de l’an dernier, par le maire sortant Nicolas Florian (LR) : des panneaux ont été apposés au début de cinq rues et places de Bordeaux, pour rappeler le lien de ces noms de l’élite politique et économique bordelaise (David Gradis, Gramont, Pierre Desse, etc.) avec la traite négrière.
Sur ce sujet, Karfa Diallo valide le parti pris (« expliquer plutôt que de rebaptiser »). Mais il est très remonté sur le résultat : « Ces panneaux ont été posés par des agents, du jour au lendemain, sans concertation avec les associations. Même la scénographie me pose problème : on a l’impression qu’ils ont été placés à des endroits précis, en hauteur, d’un seul côté des rues, pour ne pas être vus. Quant aux textes, ils oublient de préciser que cette activité était criminelle, comme l’a reconnu la loi Taubira de 2001. »
À Mediapart, Hurmic, un Bordelais d’origine basque, âgé de 66 ans, confirme vouloir « aller plus loin que ce qui a été fait, qui est un peu timoré ». « C’était de l’opportunisme politique de la part de l’ancienne mairie, tranche Stéphane Gomot, le conseiller municipal de la majorité sur ces sujets. Nous allons nous autoriser à reprendre les écrits des panneaux. » Un groupe de travail prépare un recensement plus exhaustif des noms de rue problématiques. « Nous rappellerons sur ces panneaux la dimension de crime contre l’humanité », poursuit Gomot. À quelles échéances ? « C’est une question qui ne souffre pas la précipitation, on se donne le temps de vérifier les choses, il n’y aura pas de désinvolture », évacue-t-il.
Le maire promet également, d’ici la fin de son mandat, la création d’« un lieu dédié à la mémoire de l’esclavage et de ses victimes, un monument public, de préférence sur les quais ou près du port ». Et d’insister : « Il n’est pas question que le musée d’Aquitaine porte toute la responsabilité qui est la nôtre. » Bordeaux pourrait donc suivre les pas de Nantes, dont le mémorial a été inauguré dès 2012, alors qu’un mémorial national, prévu dans le parc des Tuileries à Paris, peine à voir le jour.
Mais Hurmic écarte le projet plus ambitieux porté depuis quelques années par Karfa Diallo d’une « maison contre les esclavages », un chantier dont Anne-Marie Garat est devenue la marraine, aux côtés de l’écrivain originaire de la Martinique, Patrick Chamoiseau. Diallo imagine un lieu public de 450 mètres carrés environ, dont il a déjà repéré un emplacement possible sur la rive droite, et qui serait tout à la fois espace de travail, lieu de recueillement et bibliothèque d’archives…
« C’est intéressant, relève Hurmic, mais nous n’en avons pas les moyens financiers, vu la situation dont nous héritons. Nous avons déjà du mal à faire vivre nos musées. Ce lieu sera un lieu privé, porté par l’association. » Même réserve à l’idée d’accueillir, à Bordeaux, un hypothétique musée national consacré à la traite négrière – projet toujours au point mort en France alors qu’il en existe un à Liverpool : « Si l’État veut faire un musée national à Bordeaux, pourquoi pas. Mais ce n’est pas dans nos projets. »
«Insuffler de l’émotion»
Ce sont les travaux pionniers d’Éric Saugera (Bordeaux, port négrier, Karthala) qui ont permis de mesurer l’ampleur, à partir de 1995, de l’enrichissement de Bordeaux grâce à la traite. Au cours d’un siècle et demi (fin XVIIe – début XIXe), l’historien chiffre à « environ cinq cents expéditions négrières bordelaises, qui ont déplacé plus de cent mille tonneaux et enlevé à l’Afrique entre 130 et 150 000 de ses habitants ». Des travaux universitaires plus récents, dont ceux de Christelle Lozère ou de Julie Duprat, qui établit la liste des Noirs amenés à Bordeaux sur la période, ont encore documenté ces mécanismes.
Mais l’impression d’un « tabou » lié au passé esclavagiste de Bordeaux persiste. Surtout en comparaison avec Nantes, où le mémorial de 2012 – et la communication efficace de Jean-Marc Ayrault sur le sujet, sans doute également – donne à la capitale de Loire-Atlantique une longueur d’avance. « Pendant longtemps, on a voulu cacher, insiste Erwan Nzimenya, un étudiant de 23 ans, qui préside le comité Gironde de SOS Racisme. Aujourd’hui, la société est mûre. La question de l’inscription des symboles de la République figurait au cœur du mouvement Black Lives Matter, l’an dernier. » Assis sur les marches de la flèche Saint-Michel, ce natif de Talence, dont les parents sont originaires du Burundi, se souvient du refus de la mairie précédente de nommer une « impasse Frantz Fanon » à Bordeaux en raison de pressions d’extrême droite. Il insiste : « La société est prête pour que l’on dise qu’il y a quelques siècles on a fait ci et ça, et que cela a des conséquences aujourd’hui, sur les populations issues de l’immigration comme sur les descendants d’esclaves. »
Même le CAPC, le musée d’art contemporain de Bordeaux, pourtant installé dans les anciens magasins Lainé, un vaste entrepôt des possessions tirées des colonies (sucre, café, vanille, etc.), bâti vers 1820, a traîné à mettre en scène ce passé. Il faut presque attendre 2019, et l’exposition spectaculaire de l’artiste britannique Lubaina Himid pour que le sujet soit frontalement évoqué : la récipiendaire du Turner Prize avait peuplé la vaste nef du CAPC d’une centaine de silhouettes en contreplaqué, pour donner vie aux serviteurs africains que l’on voit parfois, dans les recoins de tableaux opulents de la peinture européenne des XVIIe et XVIIIe siècles. L’exposition de Lubaina Himid, «Naming the money», dans la nef du CAPC en 2019. © Arthur Péquin
De son côté, l’universitaire Renaud Hourcade, qui s’est livré à une comparaison des collections muséales sur la traite à Nantes et Bordeaux dans le cadre de sa thèse bouclée en 2012, nuance le constat du « tabou » bordelais : « Cela me semble injuste d’attaquer le musée par le biais d’un petit cartel. C’est un procès qui me semble avoir quinze ans de retard, d’avant le réaménagement de 2009. »
« À Nantes, avance Hourcade, l’approche qui a été choisie [dans les salles du musée d’histoire de la ville, au sein du château des ducs de Bretagne – ndlr] est plus patrimoniale. Elle s’appuie sur les pièces de la collection et le travail du comité scientifique. À Bordeaux, le musée, sous l’impulsion de son directeur d’alors, François Hubert, a fait un effort inédit, cherchant à insuffler de l’émotion. Il reprend à ce sujet quelques dispositifs du musée de Liverpool consacré à l’esclavage, et se risque à aborder des enjeux de société contemporains. »
Renaud Hourcade fait référence, en particulier, au « mur de la diversité », cette mosaïque de photographies de personnalités issues de la diversité à Bordeaux, qui clôt l’espace consacré à la traite, au musée d’Aquitaine. Une reprise du « Black Achievers Wall » de Liverpool, où l’ancien diplomate Kofi Annan côtoie le sociologue et activiste W.E.B. Du Bois, parmi des dizaines d’autres. Sur ce mur bordelais figure, sans surprise, le portrait de Karfa Diallo. Mais, preuve que rien n’est consensuel dans ce dossier ultrasensible, l’activiste dit aujourd’hui « regretter » d’y apparaître : « J’ai failli refuser. Cela donne l’impression que l’on affiche des nègres, il y a un côté exposition coloniale pour moi. » Une vue des espaces du XVIIIe siècle du musée d’Aquitaine, inaugurés en 2009. © L. Gauthier / mairie de Bordeaux
Qu’est devenu le cartel du musée d’Aquitaine sur les « Noirs et gens de couleur », à l’origine du coup de colère d’Anne-Marie Garat ? Il est toujours en place, dans l’une des toutes premières salles du musée d’Aquitaine consacrées à la traite, mais dans une version désormais remaniée. Des chiffres ont été actualisés, des maladresses gommées. Dans son livre, la romancière ironise sur la « bonne volonté » de l’équipe, sans être convaincue : elle finit par en proposer une troisième version…
Laurent Védrine, le directeur du musée d’Aquitaine – arrivé en 2017, bien après l’écriture du cartel, après avoir dirigé le musée d’histoire de Marseille –, et le conservateur des salles, Christian Block – qui, lui, fut l’un des artisans de la rénovation de 2009 –, ont tenu à ce que l’on revisite les lieux, un espace d’exposition de 700 mètres carrés. « Ce cartel, c’est de l’écriture collective, d’abord proposé par les conservateurs, puis validé par le comité scientifique rattaché au musée. Pendant dix ans, il n’a pas posé de problème », se justifie le second, dans la semi-obscurité des salles vidées par la pandémie.
« La réaction d’Anne-Marie Garat nous a interpelés. Comment a-t-il pu se construire un tel fossé entre l’intention et la réception ? », s’interroge Laurent Védrine, qui dit l’avoir invitée à plusieurs reprises et regrette de « n’avoir pu échanger, simplement ». « Il n’y avait aucune volonté d’édulcorer, mais plutôt de parler de ce que l’on connaissait, à partir de l’état des connaissances de l’époque », insiste-t-il. Il assure que la réécriture des 300 cartels des salles liées à la traite est un chantier permanent, qu’a intensifié la fermeture des lieux provoquée par le Covid. Un tableau visible au musée de l’Aquitaine: «Portrait présumé de la comtesse de Fontenelle et de son négrillon», attribué à Pierre Subleyras, vers 1730-1740. À gauche, un singe en liberté sur un coussin. À droite, un «négrillon» qui porte un collier de servitude. À côté du cartel incriminé trône un tableau glaçant, celui d’une comtesse entourée, sur sa gauche, d’un enfant esclave noir, et sur sa droite, d’un singe en liberté, posé sur un coussin. « Le musée travaille beaucoup la question de l’incarnation de l’esclavage, à la fois de ceux qui ont profité du système et bâti des fortunes là-dessus, comme de ceux qui l’ont subi. Mais les musées disposent finalement de peu de pièces de représentations de Noirs au XVIIIe siècle », assure-t-il.
C’est l’une des difficultés propres à l’exercice : quoi montrer ? « Pendant longtemps, il n’y avait tout simplement rien dans les collections, pour ouvrir des salles sur la traite, avance Christian Block. Nous n’avions que trois gravures. Le legs de la collection Châtillon, dans les années 2000, a changé la donne. » Mais la manière de nommer les choses, et dans quelle langue – la question qui habite Anne-Marie Marat tout au long d’Humeur noire –, se révèle aussi très complexe.
Sur le cartel du portrait de la comtesse figure un terme qui peut heurter, celui de « négrillon ». « L’ensemble de ces termes racistes sont des termes historiques. Mais ils sont porteurs d’un sens abominable aujourd’hui… Lorsque l’exposition a été réalisée en 2009, cette réalité ne traversait pas le champ historique », assure Laurent Védrine. Il travaille désormais à l’écriture d’un « avertissement » dans la salle, pour qu’aucun visiteur ne se sente « agressé au premier degré ».
Quid de mettre le terme en italique ou entre guillemets, pour renforcer la prise de distance ? « Le risque, dans ce cas, c’est que l’on nous reproche d’édulcorer, de dire que l’on enjolive, que l’on se refuse à montrer les réalités violentes de l’époque », intervient Christian Block. Plus loin, le conservateur insiste sur les efforts du musée à déconstruire les préjugés sur le commerce « en droiture », pratiqué directement avec les colonies d’Amérique, sans passer par la case Afrique – argument souvent avancé par des défenseurs ardents de Bordeaux pour expliquer que le port n’aurait pas grand-chose à se reprocher aujourd’hui… « Nous montrons bien que Bordeaux tire sa richesse de l’économie de plantation, à partir de produits coloniaux qui sont bien produits par des esclaves », insiste-t-il.
À Karfa Diallo, qui réclame une « co-construction, avec les associations, avec la société, de ce que l’on donne à voir sur la traite négrière », persuadé que « les musées sont incapables de s’ouvrir à ces débats seuls », qu’ils ne peuvent que « neutraliser les débats actuels » sur l’antiracisme, Laurent Védrine répond par la négative : « Il n’y a pas de coproduction, un musée est fait avec une expertise. Mais il est important d’écouter toutes les demandes, en dialogue avec les associations ou la Fondation pour la mémoire de l’esclavage. » Deux manières de penser le musée de demain, d’articuler le dedans des salles et le dehors du monde.
—— © Editions Syllepse À lire aussi : Guide du Bordeaux colonial et de la métropole bordelaise, éditions Syllepse, 2020, par le collectif Sortir du colonialisme Gironde.