Plus de cent mille personnes ont fui leur terre, passée en septembre sous le contrôle de l’Azerbaïdjan. En Arménie, où elles ont trouvé refuge, la population et les associations se mobilisent. Le gouvernement a mis en place une allocation spécifique.
23 octobre 2023 à 18h48
Goris, Erevan (Arménie).– Dans le centre de Goris, ville arménienne la plus proche du Haut-Karabagh, des dizaines de réfugié·es font chaque jour la queue aux portes arrière du bâtiment de l’administration locale, pour venir chercher des vivres distribués par les autorités. Vendredi 6 octobre, un groupe de jeunes adultes, arrivés le matin même de différentes villes du pays, s’est installé juste à côté pour leur offrir un repas chaud.
Au menu, khashlama (sorte de pot-au-feu) et harissa (blé dur concassé battu avec de la viande de poulet), deux plats de la cuisine arménienne, mijotent dans de grandes casseroles grises. En attendant qu’ils soient prêts, les volontaires disposent les accompagnements traditionnels (concombres et poivrons coupés en morceaux, fines tranches de fromage, herbes aromatiques, crème fraîche…) sur une grande table recouverte d’une toile cirée à carreaux.
Créé par le biais des réseaux sociaux, le groupe s’est organisé sur WhatsApp pour faire le déplacement jusque dans la région du Syunik, tout au sud du pays, et s’est cotisé pour faire les courses. « On veut apporter notre aide aux gens du Haut-Karabagh, explique Gayané, 33 ans, qui vient d’une ville située à 7 heures de route de Goris. On leur a pris leurs maisons, ils n’ont plus rien. C’est dur pour eux mais aussi pour toute l’Arménie », confie-t-elle.
La prise de contrôle du Haut-Karabagh par l’Azerbaïdjan, le 20 septembre, et la fuite désespérée dans les jours qui ont suivi de la quasi-totalité de ses 120 000 habitant·es, terrorisé·es par l’avancée des troupes azerbaïdjanaises, ont choqué tout le pays.
« Les réfugiés sont arrivés dans un état physique et psychologique très fragile. Non seulement ils ont vécu une terrible attaque et ont dû abandonner leur maison, et partir sans rien, mais ils ont aussi subi un blocus de neuf mois. On les a affamés », déclare Benik Ghahramanyan. Le responsable de la région du Syunik pour l’ONG Caritas International fait référence aux longs mois de privations subis par la population du Haut-Karabagh. « C’est un génocide, un nettoyage ethnique. »
Par sa position géographique, Goris est en première ligne de la tragédie et du conflit qui oppose l’enclave séparatiste du Haut-Karabagh à l’Azerbaïdjan depuis plus de trente ans. Avec ce nouvel exode massif, la ville de montagne revit un scénario déjà connu. En 2020, des dizaines de milliers de personnes fuyant les combats de la « guerre des 44 jours » y avaient déjà trouvé refuge. Sévèrement battu par Bakou, le Haut-Karabagh avait alors perdu une bonne partie de son territoire.
Trois ans plus tard, plusieurs organisations internationales sont présentes pour aider l’Arménie à faire face à cette nouvelle crise humanitaire. Dans un bâtiment vacant du centre de Goris, Médecins du monde et cinq autres ONG ont constitué un centre d’accueil commun regroupant toutes les aides (logistique, médicale, psychologique, juridique, etc.) dont les réfugié·es peuvent avoir besoin.
Sur place, Garen oriente les visiteurs vers le bon interlocuteur. Arménien vivant en Allemagne, il a spécialement fait le déplacement depuis Berlin pour soutenir ses compatriotes. « Quel que soit l’endroit où ils vivent, les Arméniens sont connectés les uns aux autres, comme un réseau. Si ce réseau est blessé quelque part, tu te sens blessé aussi.Quand j’ai vu la situation, je voulais faire quelque chose, pas seulement rester assis et souffrir », explique le jeune volontaire.
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À 500 mètres de là, de l’autre côté de la rivière Vararak, Kariné Avetissian non plus n’a pas pu rester les bras croisés. Responsable de l’organisation caritative Cooperation Arch, qui fournit des repas quotidiens aux habitant·es dans le besoin, elle a nourri et logé des dizaines des personnes âgées ou handicapées du Haut-Karabagh, avant qu’elles soient emmenées vers des structures adaptées. « On les a installées comme on pouvait, dans toutes les pièces, y compris dans la cuisine », relate-t-elle dans les locaux de l’organisation, une bâtisse ancienne sur deux étages.
Parmi les réfugié·es, beaucoup d’histoires dramatiques ont bouleversé Kariné, comme celle de cette vieille femme, Rosa, déjà trois fois déplacée de force de sa terre natale. « Son mari et son fils ont été tués pendant la guerre. Elle nous disait : “Pourquoi vous m’avez ramenée ici, j’aurais voulu rester là-bas. Je veux mourir sur ma terre.” » La directrice de l’ONG est fière des jeunes de sa ville, qui se sont tous et toutes mobilisé·es face à la situation tragique. « Une fois encore, Goris a pris beaucoup sur ses épaules », estime-t-elle.
Comme en 2020, la solidarité des Arméniens et Arméniennes est exceptionnelle. Dès leur arrivée, les exilé·es forcé·es du Haut-Karabagh ont été mis·es à l’abri, chez des proches, dans des hôtels ou des logements prêtés par leurs propriétaires. Malgré les conditions de vie difficiles de nombreux habitants – près d’un quart de la population du pays vit sous le seuil de pauvreté –, l’entraide va de soi et chacun donne ce qu’il peut : son temps, son savoir-faire, des vivres, des vêtements, une chambre…
Dans une ruelle du centre-ville, au fond d’un petit magasin de vêtements militaires, Gaïdané et trois employées s’activent derrière leurs machines à coudre. Elles ont décidé de mettre leur atelier de retouches au service des réfugiés. « Ils reçoivent des vêtements qui sont souvent trop grands ou trop petits, alors on les ajuste à leur taille », explique la gérante.
Coordinatrice de programme pour la Croix-Rouge arménienne, Satiné Babalarian, 32 ans, a pu compter sur la mobilisation des citoyens et citoyennes. « Les premiers jours, nous avons mis en place une aide d’urgence : premiers secours, premiers soins, aide psychologique… Trois cents habitants de la ville se sont tout de suite portés volontaires, c’était incroyable », relate la jeune femme, rencontrée à l’hôtel Goris, où elle passe régulièrement pour évaluer les besoins des réfugié·es.
L’imposant bâtiment à la façade orange et verte en loge une centaine. Parmi eux, Arthur Ambartsoumian et Susy Avakian sont reconnaissants pour l’aide qu’ils reçoivent, mais leur situation n’en reste pas moins extrêmement difficile. « On n’a pas d’argent, pas de maison, pas de voiture… Comment faire ? », s’interroge le couple marié depuis 2016. « J’ai besoin d’un travail », dit Arthur, ancien soldat dans les forces armées de l’Artsakh, nom arménien du Haut-Karabagh.
Goris n’est bien sûr pas la seule ville à accueillir un grand nombre de réfugié·es. Depuis leur exode forcé, les habitant·es du Haut-Karabagh se sont dispersé·es dans tout le pays. Selon les chiffres de l’agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), sans surprise, la région de Goris accueille le plus grand contingent, environ un tiers. Viennent ensuite la région du Syunik et celle de Kotyak, à l’est de la capitale, qui rassure les exilé·es car elle n’a aucune frontière avec l’extérieur. Après la conquête du Haut-Karabagh, beaucoup redoutent une autre offensive de l’Azerbaïdjan à travers le sud du pays.
Partout, on retrouve la même entraide. À Erevan, l’actrice Anaïs Sardaryan avait lancé en 2020 sur son compte Instagram un appel aux volontaires pour collecter de la nourriture et des produits d’hygiène pour les réfugié·es de la guerre. Aujourd’hui, une centaine de personnes sont à nouveau mobilisées autour d’elle et les dons arrivent de toutes parts.
Au nord-est de la capitale, dans le local où sont stockées les montagnes de marchandises, l’énergique mère de deux jeunes enfants court dans tous les sens pour coordonner le travail des bénévoles : ranger les produits, préparer les paquets, classer les sacs par adresse de livraison. L’organisation est millimétrée, mais les volontaires s’activent dans la bonne humeur. Toutes et tous se sentent unis face à la tragédie qui touche le Haut-Karabagh.
Une allocation de 230 euros par personne réfugiée
« L’Artsakh était, est et sera arménien », affirme Yuliana, l’une des bénévoles. Devant le local, chaque jour, des familles de réfugié·es viennent se faire enregistrer pour bénéficier de l’aide. Hayk, 19 ans, les accueille avec compassion. Lui-même a dû quitter le Haut-Karabagh il y a trois ans à cause de la guerre. « On a déménagé à Erevan avec ma petite sœur, ma mère et ma grand-mère. Les débuts ont été très difficiles », confie le jeune homme.
Au-delà de l’aide d’urgence, la centaine de milliers de réfugié·es du Haut-Karabagh sera sans aucun doute confrontée aux mêmes difficultés : faire face à un avenir incertain et reconstruire sa vie depuis zéro. Un défi qui s’annonce également immense pour les autorités arméniennes. Le gouvernement de Nikol Pachinian a promis d’accorder 100 000 drams (230 euros) à chaque réfugié·e, ainsi qu’une allocation mensuelle de 40 000 drams (95 euros) pour les frais de logement pendant six mois. Des sommes importantes pour ce petit pays de 2,9 millions d’habitant·es où le taux de chômage avoisine les 12 %.
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En attendant, l’Arménie n’en finit plus d’enterrer ses morts. Au cimetière militaire d’Erablur, sur les hauteurs d’Erevan, des centaines de personnes assistaient dimanche 8 octobre aux funérailles d’un soldat tombé au combat dans le Haut-Karabagh. Une nouvelle sépulture venue s’ajouter à la dizaine de tombes fraîches recouvertes de fleurs où viennent se recueillir les familles endeuillées.
Tout autour, des milliers de visages d’hommes, portraits gravés ou photos apposées sur les tombes, et autant de drapeaux gémissant dans le vent, rappellent le prix pour le peuple arménien de ce conflit qui dure depuis trois décennies.