Envoyé en Algérie en 1960, Jacques Inrep en est revenu brisé, hanté par les horreurs d’une guerre qui ne disait pas son nom. L’ouvrier devenu psychanalyste, 82 ans, a su trouver les mots pour panser ses blessures. Mais contrairement à lui, la plupart des vétérans restent prisonniers d’un silence mortifère.
Après avoir passé quinze mois en Algérie, plongé au cœur de cette guerre que les discours officiels édulcoraient encore en « opérations de maintien de l’ordre », au mieux en « événements », Jacques Inrep est rentré le 17 août 1961 chez lui, à Mieuxcé, près d’Alençon, dans l’Orne. Il a 22 ans. Michel, son frère cadet, venu le chercher à la gare du Mans en Traction Avant, l’a conduit à l’hôtel-restaurant que tenaient ses parents.
Les vacanciers emplissaient l’établissement. Au cœur de l’été, il flottait un air de villégiature. Jacques s’est mis au lit en arrivant et a dormi vingt-six heures d’affilée. A son réveil, la famille a organisé une petite fête. Le champagne a été débouché. Une cantatrice a poussé un air d’opéra. Marie, la mère, s’est réjouie de revoir son fils en forme, amaigri mais bronzé.
Les questions des amis ont commencé à fuser. « Est-ce vrai qu’ils ne mangent pas de boudin là-bas ? » « Et que les femmes n’ont pas de poil à la zigounette ? » Que répondre à ça ? C’était aussi de sa faute, cette totale incompréhension : il avait tartiné des lettres lénifiantes aux siens, soucieux de les rassurer sur son sort. Il n’est qu’à son frère Michel que Jacques décrivait crûment la guerre du soldat Inrep.
Pour lui, elle a débuté en mai 1960 à Batna, au cœur des Aurès. Incorporé notamment dans un commando de reconnaissance avancée, l’appelé a subi plusieurs embuscades et vécu cinq attentats – quatre commis par des indépendantistes du Front de libération nationale (FLN) et un par le Front Algérie française, prémices de l’Organisation de l’armée secrète (OAS). Il a découvert un garde champêtre berbère égorgé – le « sourire kabyle », disait-on alors – car soupçonné d’être un indicateur de l’armée française. Surtout, surtout, il a entendu hurler, la nuit, quand se taisait le bruit de la rue, que cessait le vacarme des camions, les prisonniers qu’on torturait à la gégène.
Abandonnés par l’armée face à une société indifférente
Et voilà qu’à son retour on lui parlait de cochonnailles et de poils pubiens… « Toutes ces questions tellement connes, ça m’a écœuré, se souvient Jacques Inrep. J’ai cassé une chaise et je suis sorti de la salle du restaurant. » René, son père, l’a rejoint dehors. « Il ne faut pas leur en vouloir, a-t-il tenté de le consoler. Ils ne peuvent pas comprendre. » René avait connu le même désarroi face à ceux de l’arrière, quarante-cinq ans plus tôt. Pendant la guerre de 14-18, il avait été blessé lors de la bataille de la Somme en 1916 et gardait des séquelles des gaz. Yves, le grand-père, un ancien poilu lui aussi, avait laissé une jambe quelque part sur le front. « Maintenant, tu fais partie de la tribu », a résumé le patriarche. La tribu de ceux qui ont fait la guerre. Eux comprenaient, mais les autres…
Les retrouvailles avec ce pays insouciant, qui n’avait que faire de ce qui se passait sur l’autre rive de la Méditerranée et avait déjà passé par pertes et profits cette sale guerre, ont donc été pénibles. Pour lui comme pour tant d’autres appelés d’Algérie. L’incompréhension, l’ignorance, l’indifférence les ont condamnés au mutisme. Soixante ans après les accords d’Evian, scellant la fin des hostilités le 18 mars 1962, c’est à une génération du silence qu’émarge Jacques Inrep. Il dit pourtant les reconnaître, les flairer dans la rue, ses pairs. A leur âge, bien sûr. Mais aussi à un regard, une attitude. « Je me dis : “Toi, t’étais là-bas.” »
Un jour, alors qu’il se promenait avec son frère rue aux Sieurs, l’artère commerçante d’Alençon, un pot d’échappement a claqué. « J’ai tenté de jeter mon frère au sol pour le protéger. » « L’Algérie, c’est fini », l’a engueulé Michel. Si seulement…
« Je suis revenu bien broyé. » Dans sa maison de Bouillargues, près de Nîmes, où il a posé ses valises après d’incessants déménagements, Jacques Inrep, 82 ans, raconte son histoire d’une voix lente, dépourvue d’émotion. Ils ont maintenant soixante ans, ces souvenirs. Le temps cautérise. Son métier aussi. Jacques Inrep a été infirmier psychiatrique puis psychanalyste. De quoi aider à comprendre, si ce n’est à expliquer. Contrairement à tant d’autres, parmi le 1,7 million de soldats envoyés en Algérie cadenassés à jamais dans leur détresse et une mémoire qui les ronge, il a pu identifier ce qui lui arrivait. Il a posé un diagnostic, mis un nom scientifique sur son état : stress post-traumatique.
Bien connu aujourd’hui, le trouble était, dans les années 1960, ignoré de lui comme de ses camarades et, plus grave, négligé par l’armée française, qui avait relâché les vétérans dans la nature sans aucun suivi. Des estimations, établies en 2000, quarante ans après les faits, concluaient que 350 000 anciens appelés souffraient toujours de troubles psychiques, notamment d’insomnies et de cauchemars.
Longtemps, l’ex-soldat s’est réveillé la nuit, en sursaut et en sueur, cherchant frénétiquement sa mitraillette sous l’oreiller. Un jour, alors qu’il se promenait avec Michel rue aux Sieurs, l’artère commerçante d’Alençon, un pot d’échappement a claqué. « J’ai tenté de jeter mon frère au sol pour le protéger. » « L’Algérie, c’est fini », l’a engueulé Michel. Si seulement…
Le soldat réfractaire
A son retour, Jacques Inrep a tenté de se dépatouiller comme il a pu avec ce fardeau. Il a commencé à mener une vie de patachon en Normandie. Il avait rompu avec sa fiancée avant de partir. Plutôt beau gosse, cheveu dru et brun, fine moustache, tel qu’il apparaît sur les photos d’époque, il s’est mis à collectionner les conquêtes féminines. « Je recherchais quelque chose de l’ordre de la vie », résume-t-il. Mais celui qui, avant sa mobilisation, passait pour timide et évitait les bagarres au bal de La Ferrière-Bochard avait désormais pris goût à l’affrontement et même à la castagne. « J’étais devenu beaucoup plus agressif, se souvient-il. Ma famille, mes amis m’ont trouvé changé. »
Avant de partir en Algérie, Jacques Inrep n’était guère engagé politiquement. « Vaguement de gauche », résume-t-il, suivant en cela une longue tradition familiale. Cette guerre qu’on veut lui infliger, il y est opposé par principe mais pas jusqu’à risquer la prison en tant qu’insoumis. Il se promet juste de ne jamais tirer sur un maquisard. Au fond, cette vie de soldat, ce parfum de plein air et d’aventure ne lui répugnent pas entièrement.
« Si les gens ne parviennent pas à parler de ce qu’ils ont vécu, c’est qu’il y a en permanence ça qui traîne : l’armée française a torturé à tour de bras. » Jacques Inrep
Ces illusions ne résistent guère. Il est envoyé au pays des Chaouis, un des principaux foyers indépendantistes à l’est du pays, précédé d’une réputation de forte tête acquise dès ses classes à Toul, en Meurthe-et-Moselle. Ce pedigree de réfractaire ne sera jamais démenti par la suite et le suivra dans son dossier, d’affectation en affectation. « J’étais la patate chaude qu’on se refilait », dit-il. A Batna, son expérience algérienne commence par l’accompagnement des cercueils plombés des soldats morts au combat et renvoyés en métropole. Un jour, il a ainsi rendu les honneurs à neuf « gus », comme s’appelaient eux-mêmes les soldats.
La réalité du colonialisme, la misère des populations algériennes lui sautent au visage, le minent à chaque fois qu’il pénètre dans un village. Il constate le racisme de nombre de pieds-noirs, doit menacer avec son arme un fermier : l’homme refuse l’eau de son puits aux conscrits qui protègent pourtant ses récoltes. L’alcoolisme des chambrées, l’angoisse et l’ennui qu’on noie dans la bière le désespèrent. Il est sans cesse en révolte contre l’autorité. Les punitions pleuvent. Il se retrouve ainsi à casser des cailloux sur une route en plein mois de juin, la boule à zéro.
Lanceur d’alerte contre la torture
Le putsch des généraux, en 1961, le fait carrément basculer. Dans la nuit du 21 au 22 avril 1961, des généraux français opposés à l’indépendance de l’Algérie s’emparent du pouvoir à Alger. Avec d’autres soldats de la zone du Sud constantinois, Jacques Inrep s’oppose aux séditieux et remet dans l’avion l’officier putschiste qui venait les convertir. Ce qui lui vaut de posséder dans ses archives un mot de remerciement du général de Gaulle. L’autodidacte formé par la lecture de la revue Les Temps modernes de Sartre, le soldat qui emportait toujours un roman d’Ernest Hemingway ou de Graham Greene dans son treillis est définitivement convaincu de l’inanité de cette guerre.
L’usage de la torture le révulse. « J’ai découvert que ce que je pensais être les errements de quelques-uns étaient en fait un système organisé. » A Batna, il a vu la cave où se pratiquaient les interrogatoires. Il refuse d’y participer. Son copain Jeannot aussi : après avoir assisté à une séance comme secrétaire, cet ancien boxeur, un dur à cuire qui avait cogné un supérieur, a dit à son chef que ce n’était pas pour lui.
Ils n’étaient pas les seuls à s’être révoltés, insiste Jacques Inrep. « Si les gens ne parviennent pas à parler de ce qu’ils ont vécu, c’est qu’il y a en permanence ça qui traîne : l’armée française a torturé à tour de bras », explique-t-il. En Algérie, Jacques Inrep pousse plus loin l’insurrection morale. Affecté dans un bureau, il photographie, avec son petit appareil de marque Foca, des documents prouvant l’utilisation de cette pratique à grande échelle et sur ordre de la haute hiérarchie. Il sait qu’il risque la cour militaire. Il reviendra en France avec deux pellicules qui seront utilisées par l’historien Pierre Vidal-Naquet dans un livre paru en 1962 aux Editions de Minuit, La Raison d’Etat.
« Le lundi, il s’est pendu »
A peine rentré, Jacques Inrep s’engage au Parti socialiste unifié (PSU), une formation qui a toujours soutenu l’indépendance du peuple algérien. Ayant raté son brevet, n’ayant en poche que le certificat d’études, il cherche du travail. En ces temps de « trente glorieuses » et de plein-emploi, ce n’est pas le plus dur. On lui propose de reprendre son poste dans l’administration, au bureau des permis et des cartes grises, dans le service où il était entré à la fin d’une scolarité bâclée. « Je n’avais pas envie de finir ma vie dans un bureau. J’ai fait le choix de travailler en usine. »
Il entre chez Singer, à Alençon, comme ouvrier. Il est délégué CGT de la fabrique de machines à coudre qui compte 350 employés. Il y a là beaucoup d’anciens appelés. Une première fois, on lui signale que l’un d’eux déraille. A son poste de travail, dehors, l’ouvrier parle aux avions qui traversent le ciel. A la demande du chef du personnel, un ancien du contingent comme lui, le délégué syndical conduit son collègue dans un hôpital psychiatrique, où il est placé quinze jours sous neuroleptiques.
Jacques Inrep emmène deux autres copains dans ce même hôpital. Une femme médecin lui propose alors de travailler comme infirmier. Il accepte. Dans les années qui suivent, il croisera dans les couloirs nombre de patients alcooliques ou violents. Ils ont en commun d’avoir fait la guerre d’Algérie. Il se souvient particulièrement de l’un d’eux : « On m’avait dit qu’il montrait des photos pornos aux infirmières. » Jacques Inrep demande au malade de les lui montrer. « Il a sorti les photos et j’en ai pris plein la gueule. C’étaient des Algériennes nues qu’exhibaient deux ou trois soldats, des prisonnières qu’on torturait. » Lire aussi Article réservé à nos abonnés Guerre d’Algérie : le tabou des viols commis par des militaires français
L’infirmier se met en colère, exige que l’ancien appelé se débarrasse des clichés. Le coupable s’exécute. Les soignants, écœurés, le renvoient chez lui. Il revient spontanément le dimanche suivant. « L’interne de garde l’a foutu à la porte. Le lundi, il s’est pendu. » Pour la première fois, la voix de Jacques Inrep se fêle : « Même encore maintenant, je me dis qu’on a fait une faute. » Et puis une colère sourde éclate. « Tout le monde a le cul merdeux, résume-t-il. C’est pour ça qu’on n’en parle pas, de cette guerre. »
La théorie de l’obéissance aveugle
Parallèlement à son travail d’infirmier, il entame des études de psychologie dans les années 1970. Il découvre l’expérience de Stanley Milgram, qui a théorisé l’obéissance aveugle, jusqu’au-boutiste, intolérable, que peut accepter un individu soumis à une autorité. Il a vu ce phénomène à l’œuvre à Batna. Parmi les plus assidus aux interrogatoires figuraient deux paysans, un imprimeur de la CGT et un religieux.
« Ils n’étaient pourtant pas spécialement des pervers ou des sadiques. » Ils acceptaient pourtant d’être des tortionnaires. Dans le cadre de son DESS, Jacques Inrep consacre son mémoire à la privation sensorielle comme technique de torture. Après dix années de psychanalyse, où le vécu algérien « est revenu de manière très violente », il devient à son tour psychanalyste, au début des années 1980.
L’ancien soldat est retourné deux fois en Algérie, la première en 1973 avec des jeunes du PSU. Il a échangé avec des anciens maquisards du FLN et a été chaleureusement accueilli. Ce fut un réconfort. Comme l’ont été pour d’autres la Fédération nationale des anciens combattants en Algérie, Maroc et Tunisie (FNACA), une association d’entraide qui revendique encore 350 000 membres.
Le vétéran n’y a adhéré que tardivement, au début des années 1980, et a participé à quelques-unes de leurs agapes. « Cela rassemble des gens meurtris. Il y a là des garagistes, des avocats, des enseignants… Les gens se retrouvent dans une joyeuse ambiance. C’est un mélange de fraternité et de biture. » On y parle de tout sauf de la guerre. Lors d’une réunion, le témoin se souvient d’un participant qui s’était imprudemment lancé à raconter la sienne. Les autres, son épouse en tête, l’avaient rabroué. Ne pas réveiller les douleurs enfouies. Le silence toujours, comme une bulle protectrice.
La sortie du silence, la guérison impossible
Au tournant des années 2000, un article de la journaliste Florence Beaugé sur la pratique de la torture en Algérie paru dans Le Monde agit comme électrochoc. Jacques Inrep se décide alors à parler. Il témoigne lors d’une émission de France Culture, ce qui lui vaut intimidations, coups de téléphone injurieux et lettres anonymes. Puis il publie un récit couché sur le papier dix ans plus tôt, comme une thérapie personnelle. Après bien des refus d’éditeur, signe que la société était encore réticente à entendre cette parole, le livre est publié confidentiellement sous le titre : Soldat, peut-être… tortionnaire, jamais ! (Editions Scripta, 2003). Plus récemment, il a retrouvé son copain Jeannot mais l’a à peine reconnu dans l’homme fracassé qu’il avait en face de lui. Ils ne se sont plus revus. Lire aussi : Comment « Le Monde » a relancé le débat sur la torture en Algérie
Le 26 août 1960, à Batna, un adolescent a lancé un engin explosif sur un marché, au passage d’une patrouille de soldats dont Jacques Inrep faisait partie. L’attentat a fait cinq morts et une trentaine de blessés, tous algériens. L’homme qui était devant lui l’a protégé. Et fut déchiqueté. « Il y a un trou d’une demi-heure dans ma mémoire », raconte le rescapé. Il se souvient comme dans un songe d’être en train de ramasser les blessés, d’évacuer un gamin en pleurs. Puis de son errance dans un hôpital, couvert du sang des autres. Il se rappelle avoir enterré dans une haie de laurier un doigt trouvé sur place.
Cinquante-cinq ans plus tard, quand se sont produits les attentats de Charlie Hebdo, la prise d’otage de l’Hyper Casher, puis le massacre du Bataclan, tous ses souvenirs du 26 août 1960 sont brusquement remontés. « Je me suis mis à chialer. » Décidément, l’oubli reste interdit, la guérison impossible. Jacques Inrep touche de la France une pension d’ancien combattant : 600 euros par an.