Les commentateurs attendaient le 9 mai comme une date fatidique. Mais, avant le 9 mai, il y a eu le 8 mai. Je veux dire le discours, filmé, ou plutôt le film, non, le poème sous forme d’œuvre d’art, en noir et blanc, prononcé et lancé au monde par le président Zelenski, sur ce que c’était que le 8 mai — et pas le 9 ! — en Ukraine. Parce que célébrer le jour de la mémoire et de la réconciliation le 8 mai, c’est, dans le monde d’aujourd’hui, revendiquer son appartenance aux démocraties parlementaires, représentatives. Ce discours, je ne le commenterai pas, je le mets en commentaire, — il y a des sous-titres anglais. Ce que j’en retiens, c’est ça : tous les 8 mai, le monde disait « Never again ». Les Russes ont effacé le « never ». Ils ont simplement dit « again » . Et ils l’ont annoncé, et ils l’ont fait. Ce discours filmé, il m’a bouleversé, non seulement pour ce qu’il dit de la situation du pays, mais parce qu’il était fait par un artiste, et, oui, un grand, un très très grand artiste. Un homme qui comprenait parfaitement la force de l’image, la force de la parole, la force de sa présence en tant qu’être de chair. Aucune homme politique, je crois, n’est capable aujourd’hui d’une telle force.
Ce qu’a dit Zelenski, la plupart des commentateurs (et moi aussi) le disent depuis le début : Poutine a provoqué une rupture ontologique. Le pays qui revendiquait la part la plus importante dans la victoire sur le nazisme est devenu le pays où le nazisme s’est réincarné. Je dis cela en pesant mes mots. Parce qu’il ne s’agit pas seulement de l’invraisemblable quantité d’exactions, de crimes de guerre commis par l’armée russe (et, avant-hier, cette bombe tombée sur une école où s’étaient réfugiés 60 villageois n’est qu’un exemple parmi des centaines d’autres), mais bien de la doctrine exprimée par Poutine lui-même à propos de ce que la propagande appelle aujourd’hui « l’ex-Ukraine ». L’Ukraine n’existe pas, les Ukrainiens, donc, non plus, ils doivent perdre tout sentiment d’identité non-russe, donc, il faut éliminer les élites et considérer les autres, pendant une génération, comme une population « punie ». — Je ne fais là que reprendre les thèses, exprimées en toutes lettres, de Timoféï Serguéïtsev, et publiées par l’agence de presse RIA-Novosti, qui est l’agence de presse officielle de la Russie (j’en ai parlé, bien sûr, dans une chronique à part). La seule différence, c’est qu’il n’y a pas de chambres à gaz. Il y a des camps de filtration, il y a des dizaines et des dizaines de milliers de déportations, il y a environ (ce que ça veut dire, « environ », en termes réels…) 250.000 enfants déportés, c’est-à-dire pris à leurs parents, et dispersés à travers toute la Russie. Et le nettoyage ethnique qui a jeté 10 millions de personnes sur les routes.
*Et donc, le 9 mai, on attendait un appel à la mobilisation de la part de Poutine. Il n’y a rien eu. Il y a eu un défilé militaire bref, sans l’aviation, et sans l’avion de l’Apocalypse qui avait volé a-dessus de Moscou pendant les jours précédents, et un discours encore plus bref (le plus bref, sans doute, de tous ceux qu’ils a prononcés un 9 mai depuis vingt ans), dans lequel il a dit une seule phrase importante : malgré les attaques de l’OTAN, il est essentiel de conserver la paix globale. C’est-à-dire qu’il a, du moins officiellement, exclu l’utilisation de la bombe atomique. — De cela aussi, j’ai parlé dans mes chroniques précédentes : la doctrine occidentale à ce propos est claire, personne ne croit qu’il ira jusqu’à là. — Je n’en suis pas sûr, mais bon. Et il a dû recevoir des avis bien-intentionnés : la moindre tentative d’utiliser l’arme atomique lui vaudra une réponse unie, et nucléaire, de toutes les puissances nucléaires occidentales à la fois, une réponse immédiate. Donc, pour l’instant, nous n’en sommes pas là.
Où en sommes-nous ? Le 9 mai, sur le plan intérieur, a été marqué par les défilés du « Régiment immortel », dans lequel on fait défiler les gens avec des portraits de leurs aïeux morts à la guerre (ou censément des gens de leur famille — parce que, souvent, ce n’est pas le cas du tout). Et, oui, ces manifestations ont été massives — en Russie même. A Saint-Pétersbourg, un élu municipal, Serguéï Samoussev, a été arrêté parce qu’il y a participé en brandissant le portrait de Boris Romantchenko, résistant ukrainien, prisonnier des camps nazis, tué à 96 ans dans son appartement de Kharkov par une bombe russe. A Pétersbourg toujours, Eléna Ossipova, cette vieille dame héroïque qui n’arrête pas de sortir manifester contre Poutine, s’est fait agresser en sortant de chez elle par deux types qui se sont enfuis en lui volant ses panneaux. Mais, dans tout le pays, c’était la même et tragique mascarade, — l’utilisation du traumatisme fondateur de la guerre pour que les gens marquent leur soutien au régime.
Ils ont aussi fait des « régiments immortels » en Ukraine occupée . Il y a eu une manifestation, étique, à Berdiansk, mais, là, il y avait deux drapeaux en tête : le drapeau rouge (de l’Armée rouge de 41-45), et le drapeau ukrainien… Il y a eu, je crois, plus de monde à Mélitopol, mais je n’ai pas pu voir beaucoup d’images, et je suis loin d’être persuadé que les participants étaient tous des habitants de la ville. Et puis, il y a eu une mascarade tragique à Marioupol, où l’on a vu étirer sur je ne sais combien de mètres un grand ruban aux couleurs de Saint-Georges (donc, celles de l’armée impériale russe) par des gens dont, là encore, je ne sais pas s’ils étaient des habitants de Marioupol — et des gens pas nombreux. Ils ont fait dans une avenue bordée d’arbres, de sorte qu’on ne voie pas les immeubles — on les voyait, ils tenaient. Sauf que ceux du fond tenaient, mais n’avaient pas de toit. Bref, une vision ubuesque, tragique.*
Sur le plan militaire, le 9 mai a été marqué par un renforcement des attaques russes, et oui, l’armée russe a avancé. Le danger est celui de l’encerclement des forces armées ukrainiennes dans le nord de la province de Lougansk, si j’ai bien compris. Ce que je vois, c’est que les Ukrainiens étaient inquiets, parce que, réellement, les attaques devraient être terribles. C’est, oui, la tactique du rouleau-compresseur, et ce sont des attaques épouvantables parce que les Russes semblent ne pas compter leurs pertes, encore moins que d’habitude. Le but est visiblement de continuer, toujours et toujours. De montrer que le temps des discours est fini, en quelque sorte, que rien ne les arrêtera. C’est ce que j’ai appelé la tactique du rottweiler (pardon pour les amateurs de ce chien). Ça continuera.*
Ça continuera pendant des mois. Parce que, là encore je le répète, je n’ai pas l’impression que le but des alliés qui aident l’Ukraine soit que l’Ukraine remporte une victoire militaire décisive et que Poutine s’effondre depuis l’extérieur. Les alliés considèrent qu’il faut prendre le temps qu’il faut pour que le régime s’effondre depuis l’intérieur, par épuisement, non seulement par épuisement des ressources de l’armée, mais, et surtout, par épuisement d’un pays plongé dans une crise sans précédent. Il faut que les sanctions intérieures fassent leur effet. Il faut, réellement, laisser la Russie totalement exsangue, pour s’assurer que jamais plus — ou du moins pour assez longtemps — aucun régime russe ne soit capable de menacer qui que ce soit soit. *
Et c’est une autre loi de la guerre. — Si ça va prendre des mois, c’est que, pendant des mois, l’Ukraine devra rester en ruines, et les gens, en Ukraine — dans les zones de combat — devront rester sans vie — je veux dire sans travail, sans maison, sans vie normale possible. Des réfugiés, assistés, chez eux ou bien à l’étranger. Des gens à qui personne ne peut permettre de reconstruire, parce que la guerre est toujours là. Des gens traumatisés à vie, — des millions et des millions de gens comme ça, la moitié, peut-être (le tiers, au mieux) de toute la population de l’Ukraine.*Pendant ce temps, on parle moins (parce que ça se voit moins, et que les choses sont moins dramatiques), on assiste depuis le 24 février à une phénomène d’émigration en Russie. Une émigration qui, d’ores et déjà, atteint, d’après ce que je peux entendre, le chiffre de 4, 5 millions de personnes (ce qui est plus, en deux mois, que le nombre de gens qui ont quitté la Russie entre 1917 et 1920). Les gens qui le peuvent partent — c’est-à-dire, en gros, les éléments les plus actifs de la société. Cette émigration, gigantesque, dit plus que le « régiment intérieur », ce que la population pense de Poutine. *
Et, pour en revenir à la cérémonie du 9 mai à Moscou, — Poutine, après avoir prononcé son discours, s’est rendu, comme chaque année, juste côté de la Place rouge, pour déposer des fleurs sur les stèles de ce qu’on appelle les « villes-héroïnes » (en russe, goroda-geroï — « ville » est masculin en russe). Les villes de l’URSS déclarées comme ayant résisté ou/et souffert le plus pendant la guerre… La première, c’est Léningrad. La deuxième, sur laquelle Poutine a déposé une gerbe, c’était Kiev. La quatrième, je crois, c’était Odessa. Il déposait des œillets rouges, cet assassin mafieux, pendant que son armée envoyait des roquettes sur la ville — une ville qu’il veut prendre, coûte que coûte, et qu’il rasera comme Marioupol s’il arrive à s’en rapprocher…