Des artistes ukrainiens mettent leur pratique au service de la population et de la paix. Soutenus à l’étranger, ils contribuent à faire connaître un paysage scénique riche et très politique, mais méconnu hors de leurs frontières.

Pour manifester leur solidarité au peuple ukrainien, nombreux sont les théâtres français à ajouter à leur programmation des lectures et des mises en espace de pièces ukrainiennes. On découvre alors des auteurs dont nous n’avions jusqu’alors pas ou peu entendu parler dans le réseau des centres dramatiques nationaux (CDN) et des scènes nationales et conventionnées. Au fil des semaines qui creusent la tragédie ukrainienne, on se familiarise avec leurs noms et leurs écritures.

Au Théâtre de l’Odéon, à Paris, le 21 mars, une lecture portait par exemple à notre connaissance une pièce inédite en France de Natalka Vorojbyt, Mauvaises Routes, peu de temps avant sa publication à l’Espace d’un instant. Derrière les autres noms d’auteurs ukrainiens qui reviennent d’une manifestation de soutien à l’autre, on retrouve presque systématiquement cette maison d’édition fondée en 2002, portée par l’association Maison d’Europe et d’Orient (MEO).

Parmi les auteurs de théâtre publiés à l’Espace d’un instant, Neda Nejdana est celle dont les pièces sont les plus lues en France depuis le 24 février. Considérée comme l’une des dramaturges ukrainiennes contemporaines majeures, elle nous dit depuis la ville de Tchernivsti, à la frontière roumaine, où elle s’est réfugiée après avoir quitté Kyiv, son sentiment devant l’intérêt que suscite aujourd’hui le théâtre de son pays : « Dans le contexte actuel, ce mouvement est pour les auteurs et plus largement pour les Ukrainiens un soutien très précieux. On ne peut toutefois manquer de souligner que cette curiosité envers nos écritures était avant la guerre extrêmement marginale hors de nos frontières, surtout en France, où je ne connais comme maison d’édition engagée dans la publication de dramaturges ukrainiens que l’Espace d’un instant. »

La relation qu’entretiennent l’Espace d’un instant et la MEO avec Neda Nejdana date de 2014. Dominique Dolmieu, directeur des deux structures, s’en souvient avec une clarté ravivée par les événements actuels : « Nous avions invité Neda en résidence d’écriture. Elle était donc à Paris juste après la révolution du Maïdan, consécutive au refus du président d’alors, Viktor Ianoukovytch, de signer un accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne. À distance de son pays, de ses proches au début de la guerre, elle s’est mobilisée comme elle a pu : en écrivant une pièce, Maïdan Inferno_, que nous avons très vite fait traduire avant de la publier. »_

Cette pièce, qui met en scène des manifestants du Maïdan à Kyiv, s’inscrit dans une tendance importante des écritures et de la scène ukrainiennes : un théâtre lié à l’actualité, frontalement politique. Première pièce ukrainienne traduite en français, par Estelle Delavennat, elle est aussi l’une des premières à avoir été mises en scène en France, par Clément Peretjatko. Sa première représentation en Ukraine a eu lieu à Marioupol, dans le théâtre qui a été détruit par les bombes russes.

Dès le début de la guerre, Neda Nejdana, tout en continuant d’écrire, a initié un projet qui « vise à maintenir en vie la scène théâtrale ukrainienne interrompue par la guerre, et à donner des informations sur celle-ci à l’étranger. Il faut faire comprendre au monde que l’Ukraine est en train de subir un génocide, et le théâtre peut y contribuer ».

Intitulée « Drampost », cette initiative prend aujourd’hui deux formes : des ateliers et des lectures et mises en espace de pièces en rapport avec la guerre, en Ukraine et ailleurs. Des événements ont déjà eu lieu en France, en Turquie, en Pologne, aux États-Unis ou au Québec. « Selon la situation des villes ukrainiennes, les lectures sont l’occasion d’un rendez-vous réel ou virtuel. À Tchernivsti, je mène avec d’autres artistes des ateliers pour les fugitifs, enfants et adultes. Il s’agit de transformer autant que possible une expérience traumatique et d’amener les gens à penser à l’avenir comme à un horizon meilleur. »

C’est aussi l’objectif que poursuit Natalka Vorojbyt depuis plusieurs années avec son Théâtre des Déplacés, qu’elle a créé avec le metteur en scène allemand Georg Zheno pour permettre aux réfugiés du Donbass de raconter leur périple.

À côté de Neda Nejdana et de Natalka Vorojbyt, d’autres auteurs font l’objet de lectures. Pavlo Arie, par exemple, ainsi que Serhiy Jadan, Oleh Mykolaïtchouk, Oleksandr Viter ou Rinat Bektashev. Tous figurent au sommaire de l’unique anthologie de théâtre ukrainien en français, publiée elle aussi à l’Espace d’un instant, sous le titre De Tchernobyl à la Crimée (1), grâce au comité ukrainien d’Eurodram, réseau européen de traduction théâtrale faisant partie de la MEO. Française d’origine ukrainienne, Estelle Delavennat considère cet ouvrage comme « un panorama très précieux des écritures théâtrales ukrainiennes, qui en montre la grande diversité ».

« Après Maïdan Inferno_, j’ai traduit pour cette anthologie une autre pièce de Neda Nejdana, Les Fugitifs égarés, très différente de la première : il s’agit d’un texte dramatique aux accents fantastiques, qui se situe dans une Ukraine post-Tchornobyl. J’ai aussi traduit_ Le Labyrinthe, d’Oleksandr Viter, huis clos tragicomique situé dans un fourgon de la police près du Maïdan, où sont forcés de cohabiter un ancien enseignant, un journaliste de mode français, un étudiant, une prostituée et un lieutenant de police », poursuit la traductrice.

Passionnante, la grande variété de thèmes, de formes et de styles que rassemble le panorama en question témoigne, selon Neda Nejdana, du « désir de liberté d’une jeunesse qui tente beaucoup de choses différentes et sort des sentiers battus ».

(1) De Tchernobyl à la Crimée. Panorama des écritures théâtrales contemporaines d’Ukraine, sous la direction de Dominique Dolmieu et Neda Nejdana, 2019.


Anaïs Heluin

par Anaïs Heluin
publié le 11 mai 2022

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