Le « Tata », les tirailleurs et les tests ADN bidon (Afrique XXI)
En janvier 2022, les autorités françaises ont inauguré au cimetière militaire de Chasselay deux plaques en hommage à vingt-cinq tirailleurs sénégalais identifiés « grâce à des recherches génétiques ». Sauf que ces recherches n’ont jamais été menées… L’historienne Armelle Mabon, qui a découvert le pot aux roses, raconte son enquête. 19 décembre 2022
Le jeudi 15 août 2019, à Saint-Raphaël, à l’occasion du 75e anniversaire du débarquement de Provence, Emmanuel Macron a appelé les maires de France à célébrer la mémoire des combattants africains morts lors de la Seconde Guerre mondiale, en baptisant de leurs noms (ou de celui de leur unité) des rues, des places et des monuments : « Les noms, les visages, les vies de ces héros d’Afrique doivent faire partie de nos vies de citoyens libres parce que, sans eux, nous ne le serions pas. »
Au premier rang de la mobilisation sonnée par le président français se trouve Geneviève Darrieussecq, secrétaire d’État auprès de la ministre des Armées qui entend célébrer leurs mémoires. Mme Darrieussecq oriente notre regard sur les massacres commis par l’armée allemande et place le « Tata » de Chasselay en symbole de cette volonté présidentielle.
C’est sur le mode architectural d’une enceinte fortifiée africaine qu’en 1942, par la volonté de Jean-Baptiste Marchiani, alors secrétaire général de l’Office départemental des anciens combattants et victimes de guerre, a été érigé, à Chasselay, dans le Rhône, un cimetière consacré principalement à des tirailleurs « sénégalais » massacrés par les nazis en juin 1940. Sur les près de 200 stèles, 48 portent la mention « Inconnu ». Malgré un important travail, toutes les victimes n’ont pu être identifiées en 1940 et en 1942. Le 21 juin 2020, à l’occasion du 80e anniversaire des « Massacres de Chasselay », Mme Darrieussecq croit répondre au vœu du président en faisant état de travaux menés depuis plusieurs années qui permettent l’identification de soldats jusque-là inconnus.
Une identification prodigieuse
Le 27 janvier 2022, la ministre déléguée à la Mémoire et aux Anciens Combattants dévoile au « Tata » de Chasselay deux plaques en hommage aux vingt-cinq combattants du 25e Régiment de tirailleurs sénégalais (RTS) portés disparus ou non identifiés lors de leur inhumation. Le communiqué de presse du ministère des Armées donne la clé de cette identification prodigieuse en invoquant l’infaillibilité de la science génétique : « Identifiés grâce à des recherches génétiques, ces vingt-cinq soldats sont le symbole du courage et de l’abnégation de ce 25e régiment de tirailleurs qui, les 19 et 20 juin 1940, s’est illustré par sa bravoure dans la bataille des Alpes, repoussant l’envahisseur nazi. » Il est entendu qu’il est impossible d’identifier un cadavre en poussière sans une comparaison ADN avec un membre de sa famille. Pourtant, la presse a relayé sans sourciller cette nouvelle identification 82 ans après les faits.
L’annonce de ces recherches génétiques avait de quoi surprendre. Lorsque je l’ai sollicité, le service de communication de la ministre m’a renvoyé vers le directeur départemental de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONACVG) de la Loire. L’ONACVG n’a jamais répondu à mes messages.
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Le 23 février 2022, j’ai donc adressé à la ministre une demande officielle de documents concernant ces recherches génétiques. Du silence de l’administration est née une décision implicite de rejet. J’ai alors décidé de saisir la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada1) le 24 mars 2022. Celle-ci a rendu son avis le 2 juin :
[…] En réponse à la demande qui lui a été adressée, le ministre des Armées a indiqué à la commission, par courrier du 24 mai 2022, que le document sollicité n’existe pas. La commission, qui observe toutefois que l’identification grâce à des recherches génétiques des tirailleurs sénégalais inhumés dans la nécropole du Tata de Chasselay est mentionnée dans une note aux rédactions du ministère des Armées datée du 26 janvier 2022, ne peut donc que déclarer sans objet la demande d’avis.
En mai 2022, le ministère n’évoque toujours pas l’absence de recherches génétiques, mais il admet l’inexistence des documents que je sollicite.
Des tests ADN inexistants
J’ai ensuite saisi le tribunal administratif de Paris le 13 juillet 2022 par un référé demandant une instruction sur les documents liés à ces recherches génétiques. À compter du 15 juillet 2022, le ministère avait un délai de quinze jours pour y répondre. Ce n’est que près de quatre mois plus tard, le 3 novembre, qu’il a adressé au tribunal administratif le mémoire en défense avec deux pièces jointes qui confirment que les documents relatifs aux tests ADN n’existent pas et que le communiqué de presse était erroné. Pour répondre à la Cada, le ministère avait pris soin de solliciter, le 3 mai, l’ONACVG – qui administre la nécropole de Chasselay – en ces termes : « Tel que convenu par téléphone, vous voudrez bien vouloir trouver ci-joint la demande de documents administratifs évoquée et nous sommes en attente de votre avis sur la compétence de l’ONAC. »
Le 10 mai, l’ONACVG avait répondu au ministère : « Il s’avère qu’aucune exhumation des corps ou recherches ADN n’a été effectuée. L’ONACVG ne peut transmettre à la requérante des documents présentant des recherches génétiques qui n’ont jamais eu lieu. » Le ministère s’est bien gardé de porter cette dernière phrase à la connaissance de la Cada, mais il a bien été contraint de s’y résoudre dans son mémoire en défense que le tribunal administratif de Paris m’a transmis.
En qualité d’historienne, j’ai saisi la justice administrative à plusieurs reprises, non pas dans le but de judiciariser l’Histoire, mais parce que c’est un moyen de contraindre l’administration à répondre à nos interrogations. Il arrive que l’argumentaire révèle des dispositifs inattendus et, le plus souvent, des incongruités pouvant cacher un malaise et une volonté de ne pas tout révéler.
Dans ce mémoire en défense, aucune explication n’est donnée sur la raison de la diffusion de cette fausse information alors que, bien évidemment, seules des recherches génétiques peuvent permettre d’identifier ces soldats après l’énorme travail produit par Jean-Baptiste Marchiani et son équipe en 1942. Dès réception du mémoire en défense, j’ai contacté Justine Brabant, de Mediapart, qui a publié un article.
Rétention d’archives et réapparition de « disparus »
Après l’inauguration des plaques des vingt-cinq tirailleurs prétendument « inhumés », j’ai voulu consulter les archives locales à la mairie de Chasselay et celles du Service historique de la Défense (SHD) à Caen. Le mystère de l’identification s’est épaissi dès lors que le maire de Chasselay m’a refusé l’accès aux archives. Le préfet et le Service interministériel des archives de France (SIAF) ont donc été alertés par mes soins, et une enquête a été diligentée auprès du directeur des archives départementales et métropolitaines à Lyon, qui a pris la décision de rapatrier ces documents pour les numériser et les reconditionner. Désormais, les documents sont considérés comme des archives publiques qui pourront être consultables sans restriction2. Dès avril, j’ai pu les consulter ainsi que les archives versées par l’ONAC du Rhône en 2015, en cours de traitement et donc non encore inventoriées. Dans ce carton figure l’ensemble de l’opération d’exhumation, d’identification et d’inhumation au « Tata » de Chasselay organisée par Jean-Baptiste Marchiani et son équipe en 1942.
Au SHD de Caen, sur les vingt-cinq tirailleurs nommés sur la plaque, vingt-trois ont un dossier « Mort pour la France ». Le SHD n’a pas retrouvé les dossiers de Faly Baradji et de Mamour Seck, alors qu’une présentation détaillée en est faite par Julien Fargettas dans son ouvrage Juin 1940. Combats et massacres en Lyonnais, publié en 2020 et réédité en 2022 aux Éditions du Poutan. Tenoaga Kompaore n’est pas inhumé au « Tata », selon une note de M. Marchiani, alors que son nom figure sur une des deux plaques. Son dossier de décès, étrangement, est vide de tout document alors que Julien Fargettas évoque un acte de décès du 12 janvier 1949.
Sur les vingt-cinq tirailleurs nommés sur la plaque, trois ont été déclarés morts à Chasselay dans leur acte de décès – des documents ou plaques ont été trouvés à proximité – mais n’ont pas été identifiés : Thiam Amor Diguonne, Friki Kamara et Ly Ali Boudi. De même pour les exhumés des fosses communes à différents endroits avec leur nom inscrit sur une croix mais sans que l’équipe de Jean-Baptiste Marchiani n’ait pu les identifier. Deux autres ont été déclarés décédés par jugement dans la région de l’Arbresle, dont Thiao Moussa.
Les autres tirailleurs nommés sur la plaque sont des « disparus » – la plupart le sont depuis le 16 avril 1940, date de leur affectation au 25e RTS après leur passage au camp de Souge. Il est impossible de déterminer le lieu de leur décès et de l’inhumation. Du reste, le directeur départemental de l’ONACVG le confirme dans Le Patriote du 10 novembre 2022 : « Il[Jean-Baptiste Marchiani] ne pouvait rapatrier au “Tata” les corps des tirailleurs tombés ailleurs. »
Il est donc impossible de décréter sur des plaques commémoratives que les disparus sont inhumés au « Tata » de Chasselay. À la page 226 du livre de Julien Fargettas, on peut lire une « Liste d’une partie des tirailleurs fort probablement inhumés sous la mention “inconnu” au sein du Tata sénégalais de Chasselay », sur laquelle figurent les vingt-cinq noms indiqués sur les plaques. L’historien semble n’avoir aucune certitude alors que les plaques ont été libellées avec une information supposée infaillible. Le travail éprouvant et méticuleux de Jean-Baptiste Marchiani et son équipe est ainsi remis en cause sans fondement alors qu’au final il n’y a rien de nouveau par rapport à ce que l’on savait en 1942.
Imposture mémorielle
Par ailleurs, j’ai pu constater la modification d’état civil entre les noms qui figurent sur les actes de disparition ou de décès consignés au SHD de Caen, et les noms indiqués sur les plaques à Chasselay. Prenons l’exemple de Soungo Sar, pour lequel le procureur de la République de Villefranche-sur-Saône a requis une rectification de son nom (Sungo Sar en Soungo Sar) en 1968, vraisemblablement à la demande de la famille. Sur la plaque du « Tata », son nom a été modifié en Songué Sarr. Dans son dossier, il est mentionné qu’il est mort à Lozanne le 19 juin 1940 et inhumé au cimetière noir de Chasselay le 11 mai 1942.
J’ai saisi le procureur de la République de Lyon sur ces changements d’état civil. Dans sa réponse du 6 septembre 2022, il me confirme qu’il n’y a eu aucune vérification d’état civil, et que les plaques n’étant pas une pièce d’état civil je devais solliciter le propriétaire du « Tata » à des fins de rectification. J’ai transmis ce courrier à l’ONACVG, qui n’a pas donné suite.
Le discours que la ministre a tenu le 27 janvier 2022 au « Tata » de Chasselay, dans le cadre du dévoilement des plaques, soulève de nombreuses questions, et il y a lieu de se demander si Mme Darrieussecq n’a pas appliqué au final ce qu’elle y dénonçait : « Autant de raisons pour se lever contre le dévoiement de nos valeurs, contre la manipulation des faits historiques et l’instrumentalisation de la mémoire à des fins politiques […]. » Faire croire à des recherches génétiques, modifier des noms et certifier sans aucune preuve que des disparus sont inhumés au « Tata » : tout cela relève de l’imposture mémorielle.
Réactions en série
La publication de l’article de Mediapart a suscité des réactions, notamment de la presse locale, mais aussi d’un enseignant agrégé, Sebastian Nowenstein, qui a soulevé d’autres interrogations et qui a lancé un appel aux enseignants afin de procéder à une enquête publique participative sur ce parcours d’une information fausse diffusée par le gouvernement. Il considère que les scolaires ont été désinformés.
A contrario, plusieurs médias locaux ont adopté une position bien moins critique. C’est France 3 Auvergne-Rhône-Alpes qui a ouvert la réplique le 10 novembre avec un article intitulé : « La fausse polémique à propos des recherches génétiques des tirailleurs sénégalais inhumés à Chasselay, dans le Rhône ». Julien Fargettas parle dans cet article d’une identification collective pour justifier les noms sur ces deux plaques alors que le principe de l’identification est justement d’individualiser des restes humains en leur attribuant un nom.
Le docteur en histoire affirme que la politique en France est de ne pas exhumer les corps de soldats inconnus afin qu’ils puissent reposer en paix. Il semble oublier toutes les exhumations des corps des cimetières communaux de soldats – y compris inconnus – pour être inhumés dans des nécropoles militaires.
Le deuxième média à avoir tenté de sauver le soldat Fargettas est Le Patriote. L’article signé Simon Alves s’intitule : « Tata sénégalais de Chasselay : quand le travail de mémoire tourne au règlement de comptes entre historiens ». Les mots ont leur importance. Lorsque Simon Alves indique que le travail d’identification est à mettre au crédit de l’ONACVG de la Loire à la demande de familles africaines vivant en France et cherchant à retracer le parcours de leurs ancêtres morts pendant la Seconde Guerre mondiale, en réalité, il ne s’agit que d’une famille : celle du soldat Ly, dont la petite fille a mis beaucoup d’années avant de retrouver son dossier à la suite d’un problème de nom.
Une manipulation grossière
Cette femme s’est rendue au cimetière de Chasselay pour y trouver sa tombe. Une recherche génétique aurait pu permettre de déterminer dans quelle tombe il avait été inhumé. À ma connaissance, aucune autre famille ne s’est manifestée récemment auprès de l’ONACVG ou du ministère des Armées. Le ministère aurait pu effectuer des recherches pour retrouver des familles en Afrique de l’Ouest. Dans le nord de la France, l’Australie et l’Angleterre procèdent avec des moyens conséquents à l’identification de soldats de la Première Guerre mondiale grâce à l’ADN des familles. Pour les tirailleurs, le ministère a préféré prendre des noms de personnes non identifiées et de disparus et les déclarer inhumés au « Tata » de Chasselay alors qu’une recherche génétique était possible. Mais cela coûte cher.
Dans son article, Le Patriote insère le lien permettant d’écouter une conférence de Julien Fargettas donnée au Centre d’histoire de la Résistance et de la déportation de Lyon le 4 mars 2021. Le directeur de l’ONACVG y indique qu’il a présenté quarante dossiers au ministère pour vérification et que vingt-cinq ont été retenus. J’ai réclamé au ministère les documents qui ont permis de faire ce choix avec ceux sur les tirailleurs Faly Baradji, Mamour Seck et Tenoaga Kompaoré. Sans réponse jusqu’à présent.
Le journal Lyon Capitale, après avoir diffusé le 11 novembre mon interview, a publié un article le 4 décembre donnant la parole à Julien Fargettas. On y apprend que la France n’aurait pas fait de tests génétiques « depuis 1930 » et qu’il existerait une loi interdisant toute exhumation – sans autre précision. Or cette loi n’existe pas.
Avons-nous assisté à une instrumentalisation de la mémoire de ces hommes à des fins de communication ministérielle ? La foule était nombreuse lors de la célébration, le 11 novembre 2022, du 80e anniversaire du « Tata » de Chasselay. Ces plaques vissées au sein de ce que Jean-Baptiste Marchiani a construit en hommage aux tirailleurs sénégalais – et pas seulement, car il n’y a pas là que des soldats africains – représentent un désaveu du travail d’identification qu’il a mené avec son équipe. Le « Tata » de Chasselay ne mérite pas une telle manipulation – et je dirais même une telle profanation.
Ancienne Maître de conférences à l’université Bretagne Sud. Autrice de Prisonniers de Guerre « indigènes ». Visages oubliés de… (suite)