Un journal non aligné

De l’effondrement financier de 2008 à l’embrasement du Proche-Orient en passant par la crise climatique et l’invasion de l’Ukraine, la planète a connu ces quinze dernières années une série de secousses qui affolent les boussoles intellectuelles et géopolitiques. Pas celle du « Monde diplomatique », qui défend, presque seul désormais, le non-alignement. Et sollicite ses lecteurs pour soutenir son combat.

par Benoît Bréville & Pierre Rimbert

 

Le Monde diplomatique

 

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Eric Sall. – « Stories With Holes » (Histoires avec des trous), 2014 © Eric Sall – www.ericsall.com – ADA Gallery, Richmond

Il y a un peu plus d’un an, le 19 octobre 2022, la présidente de la Commission européenne lançait une adresse solennelle au Parlement de Bruxelles. « Les attaques ciblées contre des infrastructures civiles, dans le but évident de priver des hommes, des femmes et des enfants d’eau, d’électricité, de chauffage, à l’approche de l’hiver : ce sont des actes de pure terreur, et nous devons les qualifier comme tels », expliquait Mme Ursula von der Leyen. Mais cette règle cesse de s’appliquer quand un allié du bloc occidental commet des « attaques ciblées ». Après le massacre de centaines de civils lors de l’opération militaire conduite par le Hamas le 7 octobre (plus de 1 400 morts, dont près de 300 militaires), le ministre de la défense israélien Yoav Galant annonçait le siège complet de Gaza en ces termes : « Pas d’électricité, pas de nourriture, pas de gaz (…). Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence » (9 octobre). Deux jours plus tard, 1 200 cadavres avaient déjà été sortis des décombres d’habitations, d’écoles, d’hôpitaux, de sièges de médias pilonnés sans discrimination au motif — souvent avancé par l’armée russe, mais dans un autre conflit — qu’ils abriteraient des combattants. Impavide, Mme von der Leyen réaffirmait : « L’Europe soutient Israël. » En France, la présidente de l’Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet déclarait « au nom de la représentation nationale » un « soutien inconditionnel » à Tel-Aviv.

Dans les médias français, la focalisation sur les crimes de guerre commis par les combattants du Hamas reformule l’ensemble du conflit israélo-palestinien en termes de « terrorisme islamiste ». Sitôt ce recadrage effectué dans un pays meurtri par de multiples attentats de ce type, il ne s’agit plus pour les médias d’informer, mais de relayer les consignes de fermeté du pouvoir et de pourchasser ceux qui les discutent.

La semaine suivant l’attaque du Hamas, le gouvernement français a porté de nouveaux coups aux libertés fondamentales déjà rognées par les confinements sanitaires sans que les gardiens autoproclamés de la démocratie trouvent à y redire : défense de manifester son soutien à la Palestine, circulaire liberticide envoyée le 10 octobre par le ministre de la justice aux procureurs, laquelle interdit la « diffusion publique de messages incitant à porter un jugement favorable sur le Hamas ou le Djihad islamique », même si ces propos sont « prononcés dans le cadre d’un débat d’intérêt général et se revendiquant comme participant d’un discours de nature politique ». À sa lecture, la crème du contre-pouvoir lançait aussitôt un « débat ». Non pas sur la liberté d’expression dont elle se prétend la garante, mais sur la nécessité de poursuivre ou de dissoudre des formations politiques qui justifient ou reconnaissent la légitimité d’une résistance palestinienne qualifiée depuis sa naissance de terroriste — une approche d’ailleurs défendue en leur temps par Charles de Gaulle et Jacques Chirac…

Lire, prendre le temps

Le parti pris des directions éditoriales découle moins d’une intention sournoise que d’un aveuglement sincère. Leur reprocher un « deux poids, deux mesures » reviendrait à déplorer l’écart à une norme, celle de l’égalité de traitement ou de l’égale dignité des humains, qu’ils ont depuis longtemps abandonnée. Ancien présentateur-vedette de la télévision publique, David Pujadas a résumé l’état d’esprit de bien des dignitaires de sa profession sur LCI (11 octobre) : doit-on considérer les Gazaouis comme complices du Hamas comme les Russes le seraient du Kremlin, ou bien, dans un effort d’empathie littéralement surhumain, « est-ce qu’il faut dire : “un civil à Gaza, c’est la même chose qu’un civil en Israël ?” ». Rien sans doute ne lui a paru plus étrange que la réponse du chef du service international de la British Broadcasting Corporation (BBC), pourfendu pour ne pas avoir qualifié le Hamas de « terroriste » : « Notre travail est de présenter les faits à notre public, et de le laisser se faire sa propre opinion (1). »

Radicalisés par les attentats de 2015 et 2016, les états-majors journalistiques français assimilent spontanément tout point de vue critique des politiques de Washington, Bruxelles ou Paris à une provocation, voire à un illégalisme. Informer signifie pour eux passer les faits au tamis des valeurs atlantistes. Leur « communauté internationale » est une confrérie occidentale. Le meurtre d’une reportrice à Moscou leur inspire une mise en cause — justifiée — des régimes autoritaires ; celui de dix confrères palestiniens, un haussement d’épaules attristé. Au 14 octobre, près d’un tiers des journalistes tués dans le monde en 2023 l’avaient été par Israël (2). Mille articles détaillent la désinformation russe et celle du Hamas, mais les fake news ukrainiennes ou israéliennes passent les mailles sans encombre. La couverture du conflit israélo-palestinien présente une autre constante : l’occultation de l’histoire. Le sujet ne revient au sommaire des journaux télévisés qu’en cas d’attaque palestinienne. Or taire ce qui précède — colonisation, expulsions, meurtres, destructions de puits et de récoltes, humiliations, etc. — revient à présenter systématiquement Israël comme une victime qui se défend. « Israël répond, le gouvernement israélien répond que c’est une réponse », sermonne le journaliste Benjamin Duhamel à propos des bombardements de Gaza (BFM TV, 13 octobre 2023).

Le Monde diplomatique fut fondé contre ce genre d’apartheid éditorial. Depuis sa création en 1954 jusqu’aux années 1980, il a accompagné le mouvement de décolonisation puis celui des non-alignés, ce groupe de pays qui refusaient de choisir entre les deux blocs et défendaient leur indépendance nationale grâce à un développement autonome, souvent sous la bannière du socialisme. À l’époque, il n’était pas seul. On frissonne rétrospectivement à l’idée que L’Express, Le Nouvel Observateur ou Le Monde aient pu manifester de la compréhension envers les « terroristes » du Front de libération nationale (FLN) algérien, auteur lui aussi de massacres de civils, et relayer les campagnes de leurs avocats (3). Ces trois publications ont depuis basculé « à l’Ouest ». Et le Sud global qui affirme aujourd’hui son existence face au bloc occidental a peu de choses à voir avec ce nouveau monde qui secouait le joug colonial un demi-siècle plus tôt : converti au libre marché, fragmenté, dépourvu d’utopie émancipatrice, il appelle à un rééquilibrage des forces internationales mais pour concurrencer plus efficacement le Nord sur son propre terrain. Pour un journal comme le nôtre, refuser de flotter dans la bulle occidentaliste représente donc plus que jamais une gageure : en dehors des périodes de crise aiguë, le milieu que passionnent les questions internationales rétrécit. Et l’oxygène progressiste s’y fait rare à mesure que le monde politique s’aligne sur les positions américaines. La lame de fond des nouvelles technologies de l’information n’inverse pas cette tendance générale.

Scroller. Faire défiler de courtes séquences vidéo sur son smartphone, d’abord celles liées à l’information qu’on cherche, puis d’autres connexes choisies par un algorithme, et d’autres encore sans rapport avec le sujet initial. Le pouce effleure l’écran machinalement, à l’infini. Au fil des images, la conscience d’abord en quête de réponse s’efface insensiblement au profit d’une torpeur. La pulsion scopique, ce désir incoercible de voir, colle le regard à l’écran et éteint le cerveau. Les industries numériques aimeraient transformer les usagers de l’information en une armée de somnambules titubant entre les photos de chats et des séquences de massacres. Subrepticement, elles ont imposé une profonde transformation dans l’équilibre des modes d’accès à la connaissance : rétrécissement du domaine de la lecture ; extension de celui de l’image.

Lire. Dévorer un roman, un essai, feuilleter un journal, sur papier ou sur écran : aux yeux des investisseurs de la Silicon Valley, cet exercice n’est pas seulement obsolète mais dangereux. Chronophage, consommateur d’attention et de concentration, il exprime une souveraineté personnelle tant sur le choix des titres de presse, la gestion de son emploi du temps que sur la capacité d’« être à soi », ouvert à l’imagination, à la rêverie, au pas de côté. « Lire ? — Regardez plutôt les images », rétorquent les nouveaux marchands de temps de cerveau disponible.

Depuis le rachat de YouTube par Google en 2006 et la montée en puissance des réseaux sociaux, le fragment de vidéo brut (et souvent brutal) s’installe comme la forme dominante de l’information. Filmées par un protagoniste ou un témoin à l’aide de téléphones mobiles, de drones, de caméras de surveillance, ces séquences détachées de tout contexte stimulent l’émotion — l’empathie ou la haine —, le désir compulsif de réagir avant de réfléchir, la viralité pourvoyeuse de profits. Les attentats et les massacres savamment mis en scène par l’Organisation de l’État islamique (OEI) de 2015-2016 les ont banalisées : l’offre visuelle de terreur obscurantiste a trouvé pour déversoir les écrans des chaînes d’information et les tuyaux ouverts par les ingénieurs de la Côte ouest américaine. « Reels », « stories », « shorts », « snaps », ces miniformats qui font s’enchaîner gâteaux d’anniversaire, pas de danse, buts de Kylian Mbappé et scènes de meurtre tiennent désormais le haut du pavé sur Instagram, TikTok, mais également sur les plates-formes initialement construites autour de l’écrit comme X (ex-Twitter).

Sous leur pression, conjuguée à celle des chaînes d’information en continu, la plupart des grands titres de presse ont inséré ces formats sur la page d’accueil de leur site afin d’attirer une audience beaucoup plus jeune que leur lectorat habituel, souvent retraité. De l’utilisateur anonyme de X aux responsables politiques, chacun réagit aux images comme si elles étaient l’événement lui-même : « Quelle a été votre réaction à la vue des premières images ?, demande Libération (13 octobre) à la secrétaire nationale des Verts. — Les images que chacun a pu voir montrent l’horreur absolue de l’attaque terroriste menée par le Hamas. »

Ne pas réagir toutes affaires cessantes, sous le choc qu’elles produisent, tient désormais lieu d’incongruité. Pire : ce serait faire preuve d’inhumanité. Journaliste à France Inter et à Libération, Thomas Legrand a théorisé les vertus de la politique-pulsion pour reprocher à La France insoumise (LFI) de n’avoir pas assez rapidement cédé à l’émotion : « La vraie nature d’un mouvement politique peut s’évaluer à la première réaction à un événement dramatique, quand il est encore question de principes fondamentaux et que l’on n’a pas eu le temps de peser tous les éléments du sujet » (Libération, 10 octobre 2023). Vertigineux renversement : élus et dirigeants ont longtemps tiré orgueil de leur aptitude à s’extraire de l’événement pour peser les causes et les conséquences au trébuchet de la raison.

Un modèle singulier

Un journal peut-il résister à l’emprise de l’instantané et refuser le vibrato émotionnel qu’il impose à l’information ? Si l’on ajoute à l’équation des jeunes générations réputées — parfois à tort — ne plus s’informer que sur les réseaux sociaux ou par le biais d’influenceurs, les carottes du Monde diplomatique sembleraient cuites. Et pourtant : à bientôt 70 ans (en mai), notre mensuel continue d’exiger de ses lecteurs le temps, la réflexion, l’attention qu’appellent l’actualité internationale et la bataille d’idées. À la frénésie ambiante il oppose la mise en perspective historique, le reportage confié à des journalistes spécialisés, l’exposé engagé mais documenté. S’il ne cache pas ses opinions sous le masque hypocrite de l’objectivité, notre journal se flatte de compter parmi ses lecteurs des contradicteurs qui, même quand ils contestent nos positions sur certains sujets, apprécient de trouver dans nos colonnes non pas des sermons mais des faits datés et sourcés qu’ils chercheraient ailleurs en vain. Cette sobriété revendiquée, qui confinerait à l’austérité sans les voluptés de l’iconographie, n’est, avouons-le, guère aguicheuse : pas de débat en vidéo, pas d’interview sur canapé, pas de portrait de célébrités, pas de fil d’actualité, pas de rubrique consommation avec focus sur « les meilleurs coussins de voyage ». Notre site Internet, mis en ligne dès février 1995, n’a pour vocation ni de vendre de la publicité, ni de revendre les données de ses visiteurs, mais de proposer nos articles à la lecture et à l’écoute. Et pourtant Le Monde diplomatique existe : alors que la crise de la presse balayait les journaux, il a, jusqu’à une date récente, maintenu sa diffusion et accru son influence.

La liberté de choisir notre voie, nous la devons à la singularité du modèle économique qui forme l’assise du Monde diplomatique. Depuis 1996, cette organisation nous assure autonomie et indépendance : cette année-là, les lecteurs du journal rassemblés dans l’Association des Amis du Monde diplomatique ont racheté 25 % du capital ; de son côté, l’équipe, réunie au sein de l’Association Gunter Holzmann (du nom d’un généreux donateur dont le legs a permis d’impulser le mouvement) possède 24 % des parts. Ensemble, ces deux actionnaires disposent d’un droit de veto sur les décisions cruciales pour la vie de l’entreprise. Et, surtout : le directeur est élu tous les six ans par l’ensemble de notre petite équipe — pas seulement par les journalistes.

En organisant la filialisation du Monde diplomatique, jusque-là simple service au sein de la Société éditrice du Monde, Ignacio Ramonet et Bernard Cassen, qui dirigeaient alors le journal, eurent l’audace de poser la question de la propriété à un moment où il suffisait d’évoquer ce sujet pour déclencher la colère apoplectique des éditorialistes. « Cette thèse selon laquelle dès lors qu’on est possédé par des intérêts économiques on n’est pas libre, ça ne tient pas debout », fulminait Laurent Joffrin sur Canal Plus (11 juin 1999). « Terrorisme intellectuel » (Patrick Poivre d’Arvor), « populisme crypto-lepéniste » (Franz-Olivier Giesbert) (4), notre terrain était assurément miné.

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Eric Sall. – « Too Much (Screen Time) » (Trop [temps d’écran]), 2014 © Eric Sall – www.ericsall.com – Keijsers Koning, Dallas

Vingt-cinq ans plus tard, que « 90 % des médias appartiennent à neuf milliardaires » sonne presque comme une évidence qu’on déplore en levant les yeux. Nous n’y sommes pas tout à fait étrangers. La carte « Médias français, qui possède quoi » domine depuis des années le palmarès des articles les plus consultés du Monde diplomatique. Sa première version, parue en 2007 dans le bimestriel de critique des médias et d’enquêtes sociales Le Plan B, se passait sous le manteau comme un objet honteux. Les dirigeants de la presse misaient alors sur les chartes déontologiques, les pactes d’actionnaires et autres barrières de papier supposées découpler la propriété du contrôle. La mise au pas brutale d’i-Télé en 2016 par M. Vincent Bolloré et la transformation de cette chaîne d’information branchée en bastion d’extrême droite sous le nom de CNews, le sort analogue subi par Le Journal du dimanche, le rachat et la conversion idéologique de Twitter par M. Elon Musk, ont prouvé aux naïfs que la thèse abhorrée par Laurent Joffrin n’était finalement pas si bancale. Depuis lors, lycées et institutions pédagogiques sollicitent régulièrement une autorisation du Monde diplomatique (toujours accordée) pour reproduire gracieusement cette carte qui illumine de nombreuses salles des professeurs. Nous publierons dans notre numéro de décembre une nouvelle édition mise à jour de ce sésame devenu indispensable.

Son succès masque toutefois un malentendu. En posant sous cette forme la question de la propriété des grands moyens de communication, Le Monde diplomatique proposait une approche structurelle : service collectif essentiel, l’information est pourtant produite comme une marchandise à bas coût. Il convient donc de la soustraire aux censures du marché comme à celle de l’État en la socialisant sur le modèle de la Sécurité sociale (5). Bien des contempteurs du Monopoly médiatique n’entendent pas changer le jeu mais seulement valider l’identité des joueurs. Qu’on puisse vendre des journaux comme une botte de poireaux (6), peu leur chaut, à la condition expresse que les nouveaux actionnaires sachent se tenir. M. Bernard Arnault (Le Parisien, Les Échos, Radio Classique) : oui. M. Bolloré (C8, CNews, Europe 1, Le Journal du dimanche) : non. Ainsi la critique de l’information marchandise se traduit-elle souvent dans les cercles cultivés par une lutte politique contre les médias d’extrême droite qui, même si elle triomphait, laisserait la mécanique en place.

Devenu un lieu commun, l’épouvantail des « neuf milliardaires » permet d’ignorer des aberrations médiatiques lourdes de conséquences mais que le pouvoir de l’actionnaire n’explique absolument pas : l’homogénéité du traitement de certains sujets comme le confinement sanitaire de 2020 ou la guerre en Ukraine, observée aussi bien dans le public (France Télévisions, France Inter) que dans le privé (TF1, RTL), dans des publications indépendantes (Mediapart) que dans celles liées à un groupe industriel (Libération ou Le Figaro).

Grand océan électronique

Radicalisation pro-occidentale des rédactions, submersion de l’information par les images et l’émotion, montée en puissance d’un journalisme bon marché propulsé par l’automatisation, attrition du réseau de distribution… ces facteurs ne favorisent assurément pas Le Monde diplomatique. La vague d’abonnements qu’avait soulevée le confinement a reflué deux ans après la pandémie ; depuis le début de cette année, nos ventes au numéro se tassent. En 2023, la diffusion totale payée devrait baisser d’environ 8 % par rapport à celle de l’année précédente pour s’établir à un peu plus de 160 000 exemplaires mensuels. Des courriers reçus à la rédaction ou au service d’abonnement ressortent deux motifs récurrents : le temps et l’argent. Si le journal reste des semaines sur la table basse sans qu’on ait trouvé l’occasion de s’y plonger, à quoi bon l’acheter ? Et quand l’inflation entame le pouvoir d’achat, faut-il vraiment compter au nombre des besoins essentiels un mensuel tourné vers le grand large ?

Les difficultés frappent bien d’autres journaux. En août 2023, les ventes au numéro des quotidiens nationaux ont chuté de 8,6 % par rapport à l’année précédente, tandis que les hebdomadaires accusaient une baisse de 10,4 % et que les mensuels plongeaient de 12,1 %. La presse régionale souffre également et multiplie les plans de licenciements depuis janvier : 19 postes supprimés à Sud-Ouest, 45 au Midi libre, 55 à La Voix du Nord… Cette hémorragie fragilise un peu plus encore le réseau des diffuseurs de presse, dont le nombre est passé de 28 579 en 2011 à 20 232 en 2022. Au cours des dix-huit derniers mois, les centres-villes de La Voulte-sur-Rhône, Sarrebourg, Lisieux, Teyran ou Pont-Sainte-Maxence ont perdu leur marchand de journaux : liquidations judiciaires, départs à la retraite sans repreneur — qui voudrait travailler soixante heures par semaine sans toujours pouvoir se payer un salaire ?

Ces fermetures en cascade alimentent un cercle vicieux où la baisse du nombre d’acheteurs pousse à la disparition de points de vente, ce qui raréfie en retour les occasions de se retrouver face à une publication, d’en observer la couverture, le sommaire, de l’acheter, de s’y attacher. Les éditeurs misent donc sur le numérique et multiplient les offres d’abonnement à prix sacrifié (Libération : 36 euros par an pour un quotidien, offre subventionnée par Google). Ces tarifs de braderie permettent aux souscripteurs d’ouvrir les liens glanés sur les réseaux sociaux, et aux grandes plates-formes de récolter les données : il ne s’agit plus de construire au fil des pages un propos organisé autour d’une colonne vertébrale — une intention éditoriale —, mais de saupoudrer des articles d’actualité sur un grand océan électronique.

Parée de toutes les vertus, cette stratégie risque de décevoir ses partisans : lasses de payer des droits d’auteur à la presse et de s’entendre reprocher d’exacerber les clivages politiques (comme après l’invasion du Capitole en janvier 2021), plusieurs plates-formes ont modifié leurs algorithmes au détriment des articles journalistiques. X (ex-Twitter) privilégie les influenceurs polémiques ; Facebook favorise les publications personnelles et la vie privée. Les tests ont montré que l’entreprise de M. Mark Zuckerberg pouvait réduire de 40 % à 60 % le trafic qu’elle apporte aux sites du New York Times ou du Wall Street Journal. Mother Jones, un mensuel américain de gauche qui traite essentiellement de sujets politiques et sociaux, a ainsi vu la fréquentation de sa page Facebook chuter de 75 % en 2022 (7). Le Monde diplomatique n’est pas épargné par ces tripatouillages. S’il dépend peu des réseaux sociaux, ces derniers drainaient vers son site beaucoup de nouveaux lecteurs. Certes, l’actualité internationale dramatique en conduit encore vers nos colonnes. Mais, ces temps-ci, ce sujet s’avère plus souvent accablant qu’exaltant.

La diffusion du Monde diplomatique reste donc très insuffisante pour populariser la vision du monde « non alignée » que nous portons à contre-courant de la presse française. À notre volonté de prendre du recul et de mettre l’actualité en perspective correspond celle de présenter nos arguments dans les règles de l’art : un journal tricoté main, sur papier comme en ligne. Chaque colonnage, chaque titre, chaque image découle du travail invisible réalisé par des maquettistes, correcteurs, photograveurs, iconographes, graphistes. Des métiers traditionnels que nos « confrères » automatisent. Précurseur en la matière, le groupe allemand Axel Springer, propriétaire des quotidiens à grand tirage Bild et Die Welt, annonçait en février dernier la suppression de centaines de postes jugés obsolètes à l’heure de l’intelligence artificielle : « Nous nous séparons des produits, des projets et des façons de faire qui ne seront plus jamais rentables », a expliqué la direction (Challenges, 19 juin 2023). Un logiciel peut corriger l’orthographe mais il ne repère ni un chiffre erroné, ni une tournure ambiguë, ni un raisonnement incohérent. Il faut pour cela des yeux. Au Monde diplomatique, chaque article passe sous ceux de deux correcteurs. Une pratique jadis répandue et désormais exceptionnelle.

Au fil des années, nous avons choisi d’améliorer la qualité du papier quand nos confrères pariaient sur la disparition de ce support confortable devenu trop coûteux. Il se dit que Le Monde diplomatique serait à la presse ce que le vinyle est à l’industrie du disque : un îlot où l’avant-garde vient trouver la qualité, dans un monde saturé de bruits de fond et de signaux dégradés. Peut-être, mais nous n’entendons pas nous laisser enfermer dans cet écrin. Publiée le 27 octobre, notre nouvelle application propose une lecture simple, élégante et confortable sur écrans où chacun pourra retrouver les numéros du mensuel, de Manière de voir ainsi que les articles du journal lus par des comédiens.

À l’heure où les discours se plient volontiers aux modes, au buzz et aux polémiques, Le Monde diplomatique cultive une certaine constance. Ainsi, nous n’infléchissons pas notre ligne ni n’abandonnons certaines causes au motif qu’elles seraient récupérées et dénaturées par des forces que nous combattons. Mme Marine Le Pen et M. Éric Zemmour critiquent volontiers l’Union européenne, la monnaie unique, tout en vantant les vertus du protectionnisme ; MM. Donald Trump et Viktor Orbán dénoncent certaines interventions de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) ; la « droite alternative » américaine prétend défendre la liberté d’expression contre la censure des géants d’Internet… Plutôt que déserter la bataille des idées au prétexte que le terrain serait mal fréquenté, Le Monde diplomatique demeure drapeau au vent et démonte l’hypocrisie des nouveaux convertis : la « droite alternative » défend la libre expression sur Internet (pour y tenir des propos racistes), mais elle interdit des manuels scolaires ou des ouvrages progressistes et elle exclut de la commission des affaires étrangères une députée démocrate, Mme Ilhan Omar, qui a osé défendre les Palestiniens.

Par temps de tempête, maintenir le cap ne va pas sans tangage. « Rouge-brun », « complotiste », « naufrage du journalisme », « torchon prorusse », « ennemis de l’Occident », « amis du groupe terroriste Hamas », « journal qui défend le crime depuis toujours » : les amabilités fleurissent sur les réseaux sociaux, pas toujours alimentées par nos adversaires déclarés. Analyser les divisions entre ceux qu’une cause commune pourrait unir, tenter de comprendre des défaites politiques plutôt que d’y chercher à tout prix une victoire à venir peut susciter un sentiment d’agacement, de découragement chez ceux pour qui la volonté de croire l’emporte trop souvent sur les raisons de douter. C’est le prix de la lucidité, cette forme de résistance sans laquelle un combat est condamné d’avance. Au reste, quelle utilité aurait un journal conçu pour flatter les certitudes de ses lecteurs ? Il faut parfois, écrivait Jean-Paul Sartre, « mesurer l’évidence d’une idée au déplaisir qu’elle nous cause ».

Faire connaître le « Diplo »

Produire de manière artisanale un journal international : une telle ambition n’est réalisable qu’avec votre engagement et votre soutien déterminés. Chaque fois que notre publication a traversé une passe délicate, votre élan nous a accompagnés, inspirés. Nous vous sollicitons à nouveau, cette fois pour faire connaître le « Diplo » à un public qui l’ignore encore et l’inciter à s’y abonner. Mobiliser amis, famille, collègues, camarades : cette campagne de reconquête est menée conjointement par l’Association des Amis du Monde diplomatique. X, Facebook et Instagram reprogramment leurs robots au détriment de la presse ? Qu’importe à nos yeux puisque nos lectrices et nos lecteurs forment le plus puissant des réseaux sociaux. Mieux que nous peut-être, vous saurez décrire cette publication singulière. Ce faisant, vous entendrez souvent cette objection : « On n’a plus le temps. » Mais même cette ressource rare parfois engloutie en pure perte dans l’information en continu et les plates-formes (une heure par jour en moyenne chez les actifs en France) se reconquiert. « S’informer fatigue », observait Ignacio Ramonet (8). Soit, mais c’est la condition d’un jugement personnel éclairé et la base de l’émancipation collective.

Dans notre prochain numéro, la dernière version du poster « Médias français, qui possède quoi ».

Benoît Bréville & Pierre Rimbert

(1) John Simpson, « Why the BBC doesn’t call Hamas militants “terrorists” », BBC, 11 octobre 2023.

(2) Source : Reporters sans frontières et Committee to Protect Journalists.

(3) Lire Gisèle Halimi, « Avec les accusés d’El Halia », Le Monde diplomatique, août 2020.

(4) On trouvera une réjouissante compilation des mots doux suscités par la parution en 1997 du livre de Serge Halimi Les Nouveaux Chiens de garde, qui insiste notamment sur le pouvoir des actionnaires, dans la nouvelle édition augmentée parue en 2022 chez Raisons d’agir.

(5) Lire Pierre Rimbert, « Projet pour une presse libre », Le Monde diplomatique, décembre 2014.

(6) Lire Benoît Bréville, « Le Poireau du dimanche », Le Monde diplomatique, septembre 2023.

(7The Wall Street Journal, New York, janvier 2023.

(8) Lire Serge Halimi, « “On n’a plus le temps”… », et Ignacio Ramonet, « S’informer fatigue », Le Monde diplomatique, respectivement octobre 2012 et février 1996.

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