Autrement, une série documentaire réalisée par Michel Toesca, montre le quotidien de la communauté Emmaüs que Cédric Herrou et Marion Gachet-Dieuzeide ont fondée dans la vallée de la Roya. Des liens forts entre les personnes et du travail pour un mieux-être.
Christophe Kantcheff • 1 novembre 2023abonné·es
Article paru
dans l’hebdo N° 1782 Consulter ce numéro
Autrement / Michel Toesca / 6 épisodes de 30 min / En accès libre du 3 novembre au 3 décembre sur la plateforme Sanosi.
À lire également : Une terre commune, Cédric Herrou, Seuil, « Libelle », janvier 2023.
Une série documentaire racontant la suite des aventures de Cédric Herrou après Libre (2018), du même réalisateur, Michel Toesca, qui relatait l’acharnement judiciaire dont l’agriculteur était la cible ? La voici. Pas forcément sur le mode feuilletonnesque avec effets de suspense fabriqués au montage. Pourtant, les six épisodes d’une trentaine de minutes se regardent d’une traite. Son titre : Autrement. Parce qu’il s’agit d’une série faite et diffusée autrement que les séries traditionnelles. Surtout parce qu’elle montre une existence différente. Avec, toujours, l’ouverture aux autres. Et désormais la transformation d’un lieu d’accueil d’urgence en une communauté proposant un toit et un travail. Cédric Herrou n’est plus l’éleveur de poules solitaire accueillant les exilés. Il est coresponsable, avec Marion Gachet-Dieuzeide, de la communauté Emmaüs Roya, où vivent une dizaine de compagnes et compagnons, quelques bénévoles, des animaux, et où poussent fruits et légumes qu’ils vendent sur les marchés. Rencontre.
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La série raconte une métamorphose : Cédric, vous étiez un homme seul dont la porte était ouverte, puis, en intégrant une structure associative, Emmaüs, vous devenez responsable, avec Marion Gachet-Dieuzeide, de la communauté Emmaüs Roya que vous avez fondée.
Cédric Herrou : Au départ, j’ai déjà dû faire une petite révolution pour m’adapter au monde et rester intègre face à moi-même. L’État s’est mis dans l’illégalité, ne respectant ni la loi ni les valeurs républicaines, et a maltraité les exilés – il continue à le faire. C’est cela qui m’a poussé à agir. Puis nous avons dû rendre notre accueil d’urgence plus pérenne. Nous nous sommes tournés vers Emmaüs en raison de son histoire, de son réseau et de ses valeurs, que nous partageons. Pour fonder cette communauté, je me suis dépossédé de mon exploitation, de mes outils, et je gagne le Smic. On dit souvent : « Cédric Herrou, militant pro-migrants ». Ce n’est pas ça du tout ! La structure que nous avons créée aide des gens qui en ont besoin, des gens d’ici comme d’ailleurs. Ce que nous faisons est bien plus pragmatique, primaire, même, que du militantisme.
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Marion, avant d’arriver à la Roya, en 2017, vous étiez en école de commerce, études que vous avez abandonnées. Qu’y avez-vous appris qui vous est utile aujourd’hui ?
Marion Gachet-Dieuzeide : Je suis entrée en école de commerce en pensant naïvement qu’on pouvait changer le monde de l’intérieur. J’ai vite déchanté. En revanche, j’ai pu travailler dans une association et j’ai demandé une année de césure pour aller en Amérique du Sud étudier des projets d’économie solidaire ou de développement durable.
Votre communauté tourne comme une petite entreprise avec son organisation du travail, ses règles, etc.
Cédric Herrou : C’est une entreprise parce que nous avons des enjeux économiques. Il faut trouver de l’argent, en générer par notre travail agricole – on reçoit aussi des dons –, mais pas de subvention. En ce moment, la communauté compte neuf personnes. À qui il faut assurer le logement, le chauffage, le pécule. Cela représente à peu près un Smic par personne. La communauté est gérée comme une entreprise, à cette grande différence près que la notion de solidarité se substitue à celle de rentabilité.
Ce que nous faisons est bien plus pragmatique, primaire, même, que du militantisme.
C.H
Marion Gachet-Dieuzeide : Via Emmaüs France, Emmaüs Roya est agréé comme organisme d’accueil communautaire et d’activité solidaire (Oacas). C’est un agrément d’État qui ne relève pas du code du travail mais de celui de l’action sociale et des familles. Les compagnes et les compagnons sont hébergés, nourris, blanchis, accompagnés dans leurs démarches administratives et participent à une activité de réinsertion qui, chez nous, n’est pas du bric-à-brac – nous sommes la première communauté Emmaüs à faire uniquement de l’agriculture. Ils reçoivent une allocation communautaire : 392 euros par mois. Même s’il a ses limites, parce qu’il n’inclut pas le salariat, ce statut est intéressant parce qu’il permet d’accueillir des gens hors cadre. La communauté verse aussi des cotisations sociales, ce qui fait accéder à une existence administrative et sociale des gens qui n’en ont pas, comme les sans-papiers. En outre, un article de loi de 2018 dit que des compagnes et des compagnons en situation irrégulière qui passent trois ans dans une communauté Emmaüs peuvent ouvrir un dossier de régularisation en préfecture à ce titre. Ensuite, pour l’attribution d’un titre de séjour, c’est bien sûr à la libre appréciation du préfet.
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Les compagnes et les compagnons peuvent être des exilés, venant d’Érythrée ou du Nigeria par exemple, mais pas seulement…
Cédric Herrou : En effet. Dans le film, il y a Patrick, un Français, Alexandrou, un Roumain… Ou Nathalie. Elle devait rester un jour ou deux, elle est restée un an et demi. Le monde l’angoissait, elle ne parvenait plus à travailler. Elle a pu se reconstruire et repartir après. Ce sont des gens cassés venant du monde entier qui, ici, se reconstruisent. Une sorte d’oasis.
Le film montre très bien la matérialité du travail que, tous, vous effectuez. Et vous touchez à tout : la culture des fruits et légumes, l’élevage, la maçonnerie, l’électricité, la vente…
Cédric Herrou : Oui, c’est ce qu’apporte le cinéma par rapport aux livres. Les mots utilisés à notre propos – « écologie », « insertion »… – sont justes mais très théoriques. Il n’y a d’ailleurs pas de grands discours dans le film. L’image montre à quel point nous sommes dans le concret. Dans la communauté, les personnes découvrent ce qu’elles sont capables de faire. Les manuels se disent non intellectuels. Or, pour construire quelque chose, il faut réfléchir avant. Et ceux qui ont fait plusieurs années d’études se lancent dans la soudure ou l’élevage des poules. J’aime voir le sourire des compagnes et des compagnons une fois le travail achevé. Ils se sentent alors fiers de qui ils sont. Vivre et apprécier l’instant présent, c’est une chose très importante.
Nous essayons d’apprendre à apprendre.
M.G-D
Marion Gachet-Dieuzeide Nous essayons d’apprendre à apprendre. Contrairement à la démarche scolaire, qui a longtemps été la mienne, ici, on apprend en faisant. Il ne faut pas avoir peur, on est capable de tout. C’est un apprentissage noble qui concerne autant les compagnes et les compagnons que les bénévoles.
On voit, au fil du temps, des personnes paraître mieux physiquement, elles semblent plus détendues, plus épanouies, comme Benjamin…
Cédric Herrou : Quand il est arrivé, Benjamin avait tous les troubles des jeunes tox. Il va bien mieux aujourd’hui. Nous avons beaucoup progressé dans la manière d’être avec les compagnons. Notre métier de responsables de communauté, c’est de déceler les signes avant-coureurs de crise chez les personnes. Ce qui permet, dès qu’il y a un problème, de le désamorcer. On est un peu psy, un peu éducateur. Il faut éviter d’être dans l’affect. C’est pourquoi cela fonctionne : nous représentons pour eux des appuis solides et constants.
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