En détention depuis deux mois, Pape Alé Niang, directeur du journal en ligne Dakar Matin, observe une grève de la faim. Son arrestation fait suite à l’ouverture d’une procédure judiciaire contre le chef de l’opposition. Un dossier sur lequel le journaliste avait enquêté.
10 janvier 2023 à 09h58
LeLe président sénégalais Macky Sall l’avait promis en 2015, lors d’un entretien avec iTélé : « Vous ne verrez jamais, pendant ma gouvernance, un journaliste mis en prison pour un délit de presse. Les journalistes ne courent aucun risque au Sénégal. Ça, je le dis très clairement et je ne serai pas démenti. »
C’est raté : depuis le 9 novembre 2022, Pape Alé Niang, directeur du journal en ligne Dakar Matin et connu pour ses critiques du pouvoir, est en détention. Il a dû être hospitalisé le 24 décembre, affaibli par une grève de la faim qu’il suit pour dénoncer un « emprisonnement injuste et arbitraire ». « Libérez Pape Alé », chantaient en français et en wolof des journalistes lors d’une veillée de soutien organisée vendredi 6 janvier à Dakar par une coalition d’associations de presse, tandis que d’autres brandissaient des pancartes disant : « Non à l’intimidation, oui au droit du public à l’information ».
Interpellé dimanche 6 novembre 2022, en pleine rue à Dakar, avant d’être emprisonné, Pape Alé Niang a été inculpé de « divulgation d’informations susceptibles de nuire à la défense nationale », de « recel de documents administratifs et militaires » et de « diffusion de fausses nouvelles susceptibles de discréditer les institutions publiques ». Il encourt une peine allant jusqu’à cinq ans de prison.
Ce qui lui vaut officiellement toutes ces poursuites : la diffusion sur sa page Facebook d’un communiqué de la direction des sapeurs-pompiers et d’un autre de la direction de la police nationale demandant une mobilisation générale de leurs forces, en prévision d’une convocation de justice à laquelle devait se rendre le 3 novembre 2022 Ousmane Sonko, principal opposant et candidat déclaré à l’élection présidentielle de 2024.
Devant la maison de la presse de Dakar, le 4 janvier 2023. Des journalistes sénégalais manifestent le soutien à leur confrère Pape Alé Niang, responsable du site d’information en ligne Dakar Matin, arrêté en novembre 2022. © Photo Seyllou / AFP
Pape Alé Niang a obtenu une libération conditionnelle le 14 décembre mais il a été de nouveau placé en détention le 20, le parquet l’accusant de ne pas avoir respecté les termes de son contrôle judiciaire : alors qu’il en avait l’interdiction, il a parlé de son dossier avec un cyberactiviste dans une émission diffusée sur Internet. De retour en prison, le journaliste a repris la grève de la faim qu’il avait commencée trois semaines plus tôt.
Tout ce qui arrive à Pape Alé Niang, « c’est pour le faire taire ; c’est cela la vérité », explique à Mediapart Ciré Clédor Ly, l’un de ses avocats. On reproche à son client d’avoir publié des éléments qui étaient déjà dans l’espace public, affirme ce ténor du barreau sénégalais, parlant d’une détention « abusive et excessive ».
Même certitude pour Sadibou Marong, directeur du bureau Afrique de l’Ouest de Reporters sans frontières (RSF) : « Les autorités instrumentalisent la justice pour le faire taire », a-t-il déclaré à France 24. « Pape Alé Niang est un journaliste d’investigation – certes avec un style qui peut choquer certains –, qui a le courage d’informer sur les malversations, les violences, les abus, les dérapages qui sapent les fondements de l’État de droit, les dérives de certains juges arrimés au pouvoir exécutif… Sans lui, beaucoup de choses ne seraient pas connues du grand public », précise Ciré Clédor Ly.
Inculpation du chef de l’opposition
Que Pape Alé Niang dérange, c’est une évidence. Avant de fonder Dakar Matin, il a officié dans plusieurs grands médias au cours de ses vingt années de carrière et a interviewé de nombreuses personnalités politiques. Réputé pour être généralement bien informé, il s’exprime régulièrement dans des vidéos mises en ligne sur les réseaux sociaux qui sont très suivies. Selon ses avocats, les vraies raisons des poursuites engagées contre lui seraient liées à son intérêt pour un dossier en particulier : celui de la procédure judiciaire ouverte en 2021 contre Ousmane Sonko.
Le chef de l’opposition a été inculpé pour viol et menaces de mort le 8 mars 2021 à la suite d’une plainte d’une employée d’un salon de massage. Ousmane Sonko soutient qu’il s’agit d’un « complot d’État » pour l’écarter de la course à la présidentielle de 2024. Cette affaire a déclenché en mars 2021 plusieurs jours de manifestations d’une ampleur inédite au cours desquelles quatorze personnes sont mortes, dont certaines tuées à bout portant par les forces de sécurité – aucune enquête n’a été ouverte sur ces faits.
Depuis, elle empoisonne le débat politique et ce d’autant plus qu’elle traîne en longueur : Ousmane Sonko n’a été entendu pour la première fois par un juge d’instruction que le 3 novembre 2022. Il se trouve que le lendemain de cette audition, Pape Alé Niang a lu, en direct sur la chaîne YouTube de son journal, des extraits d’un rapport interne de la gendarmerie faisant état de manipulations dans la procédure judiciaire ouverte contre Ousmane Sonko pour alourdir, selon lui, les charges pesant sur l’opposant. Deux jours après cet enregistrement vidéo, Pape Alé Niang était arrêté et interrogé sur cette affaire, entre autres.
Aujourd’hui, sa défense attend les conclusions définitives du juge d’instruction qui doit dire s’il décide d’un non-lieu ou d’un renvoi devant un tribunal et si, dans la foulée, il choisit de maintenir ou non le journaliste en détention. En attendant, la réputation qu’avait le Sénégal d’être un pays plutôt respectueux de la liberté de la presse est ternie. Les organisations internationales de défense des droits des journalistes sont scandalisées et multiplient les messages exigeant la libération du directeur de Dakar Matin ainsi que l’abandon de toutes les poursuites.
L’hypothèse du troisième mandat de Macky Sall
La rapporteuse spéciale de l’ONU pour les défenseurs et défenseuses des droits de l’homme, Mary Lawlor, a aussi demandé le 3 janvier via Twitter « sa libération immédiate et l’accès aux soins médicaux », disant recevoir « des informations très inquiétantes sur la détérioration de la santé » de Pape Alé Niang. Ce à quoi le ministère sénégalais des affaires étrangères a répondu : « M. Niang est sous surveillance dans un hôpital. Aucune gravité sur son cas ne nous est signalée. Le Sénégal est un État de droit où les libertés sont garanties sous le contrôle d’un juge indépendant à qui la séparation des pouvoirs nous interdit de dicter une quelconque conduite. »
Menace pour la liberté de la presse, l’affaire Pape Alé Niang est par ailleurs symptomatique, à un an de la présidentielle, de l’atmosphère politique et sociale délétère qui règne au Sénégal, où « le droit de manifester est menacé », selon Amnesty International qui dénonce aussi « un rétrécissement des libertés individuelles » avec des arrestations régulières d’activistes. Des partisans de Macky Sall, élu en 2012 et réélu en 2019, l’appellent avec de plus en plus d’insistance à se présenter à la présidentielle de 2024 alors que la Constitution ne prévoit que deux mandats présidentiels d’affilée. Ils prennent le prétexte d’une révision constitutionnelle intervenue en 2016 pour affirmer que le compteur des mandats a été remis à zéro à cette occasion – un argumentaire déjà utilisé par Alassane Ouattara pour briguer un troisième mandat en 2020 en Côte d’Ivoire.
Le président Sall, lui, entretient le flou sur ses intentions, hérissant l’opposition. Plusieurs événements aux circonstances troubles ont créé davantage de tensions ces derniers mois, dont le décès d’un homme, François Mancabou, arrêté en juin 2022 dans le cadre d’une enquête pour « actes de terrorisme et atteinte à la sûreté de l’État » et décédé en juillet des suites de tortures selon sa famille, d’une blessure qu’il se serait infligée lui-même d’après la police.
De même, deux gendarmes et agents de renseignements ont disparu en novembre 2022, dont un a été découvert mort, apparemment noyé, tandis que l’autre reste introuvable. Le Sénégal est « un paquebot qui a perdu de sa superbe » et « dont le capitaine semble ne plus voir les nuages qui s’amoncellent, habité par le rêve (que légitimement on vous prête) de briguer un troisième mandat», s’est inquiété le 2 janvier l’écrivain Felwine Sarr dans une lettre ouverte à Macky Sall lui demandant de respecter la Constitution.