Reportage · En avril, l’écrivain sénégalais Elgas s’est lancé un défi durant un bref séjour dans la ville dont Ousmane Sonko est le maire : réaliser une radioscopie de sa popularité. Mélangeant éléments de reportage et réflexions personnelles, il propose de décrypter le « phénomène Sonko » depuis le prisme casamançais. Politique > Elgas > 3 juillet 2023
Ziguinchor, avril 2023. Sa vieille Renault 12 toussote et crache de la fumée noire à chaque accélération. Demba1 est pourtant souriant et prolixe. Il n’en fait guère un drame. Si la carapace de cette voiture n’a plus fière allure et qu’elle est destinée à la casse, son propriétaire est reconnaissant envers ce tas de ferraille d’avoir été l’instrument de son ascension sociale. Mécanicien depuis ses 16 ans, il a eu le nez creux quand il en avait 30 : retaper une carrosserie que l’on pensait irrécupérable, y abriter un moteur qui semblait l’être encore plus, et faire des deux un curieux attelage qui pourtant roule. De l’abnégation, de la suite dans les idées, et deux coups de peinture jaune et noire plus tard, sans doute une touche de baraka, et le voilà propulsé au rang social d’au-dessus : chauffeur de taxi.
Quand je monte à bord, en avril 2023, il fend ce qu’on appelle l’« avenue des 54 mètres » à Ziguinchor, artère principale de la ville chef-lieu de la Casamance, à l’extrême sud du Sénégal. Demba raconte avec nostalgie et bonheur les mille et une vies de cette voiture, les 150 000 F CFA (228 euros) qu’il réussit crânement à gagner chaque mois, les deux femmes qu’il a épousées depuis ce salaire régulier. La discussion dans l’habitacle, alors qu’on se dirige vers le quartier Escale, roule sur des banalités : le Casa Sports, équipe de football phare de la ville, les routes cahoteuses à cause des pavés posés sans soin, les nouveaux chantiers prometteurs de la cité. Sous son rétroviseur intérieur pendent deux clichés en miniature, deux portraits du maire de la ville, Ousmane Sonko. Le détail ne manque pas d’attirer l’œil. Habituellement, le rétroviseur est la place de choix dévolue aux photos de marabouts, guides spirituels prisés. Se faire une place dans ce soleil immortel, ce n’est pas un petit exploit.
« Que penses-tu d’Ousmane Sonko ? » je lui demande, question que je me suis promis de poser à tous mes interlocuteurs lors de ce voyage. Je n’ai pas de doute sur ce qui va suivre. Sonko est le maire de la ville, mais il est aussi le leader et le fondateur du Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité́), et le principal opposant au président, Macky Sall. Réponse gourmande : « Avec Sonko, jusqu’à la mort ! C’est notre seul espoir. » Le visage est barré d’une détermination sans faille, un calme assuré résonne dans sa voix. « Pour Sonko, je suis prêt à mourir. » Le propos ne semble nullement surjoué ou mensongé, ni émaner d’un délire passager. Demba a 40 ans, quatre enfants, des projets, et pas vraiment un profil de kamikaze. Mais il est un inconditionnel, il défend son leader. Lui qui n’a jamais voté de sa vie, le voici désormais prêt à défier cet immobilisme : il s’est inscrit sur les listes électorales et n’attend plus que le sacre de Sonko, qu’il accompagnera de son vote.
Un puits d’énergie et d’espoir
Des Demba, Ziguinchor en regorge, ai-je pu noter le temps d’un court séjour. De tous les âges, de toutes les conditions, de toutes les ethnies. Forces vives fédérées par un désir ardent, celui de voir leur champion arriver au pouvoir. Peu importe à qui l’on parle, les tonalités sont les mêmes, ou presque : un mélange d’euphorie, de conviction, de soutien viscéral que rien ne semble pouvoir ébranler. Leurs détracteurs y voient un zèle propre à la grammaire messianique, l’emprise du gourou sur ses admirateurs. Eux répondent sans trembler : non ! Ce n’est pas une impulsion, c’est un choix, rationnel et conscient. C’est une conviction qui prend sa source dans un puits d’énergie et d’espoir, qui les porte et les anime. Ils ne sont pas des pions aveugles et écervelés, et font du mépris à leur égard un carburant, un supplément d’âme combattante.
Cette popularité se mesure à l’œil nu à Ziguinchor, ordre du jour formel ou informel : cour d’une maison, banc à palabres, terrasse où l’on scrute et défie le temps, partout, l’écho de cette notoriété retentit. Dans cette ville meurtrie par la guerre indépendantiste qui a fait rage dans les années 1980 et 1990, où les stigmates de la désaffection colorent encore les rues, les conciliabules qui se forment sous les manguiers sont souvent unanimes : peu de désaccord ou de discorde, le nouvel édile de la ville est le véhicule d’un espoir qui vient jeter dans le regard des habitants un rai de lumière et de rêve malgré le rude quotidien.
Dans le quartier de Néma 2, longtemps grand oublié du cadastre, la frénésie immobilière a changé le décor. Les bâtiments sortent fièrement de terre, lotissements superposés dans un vaste foutoir, comme une poussée de champignons qui change le décor et affecte un semblant de vitalité économique. Dans l’un d’eux, bâtiment sec et nu qui a tout d’un hangar à l’abandon, le propriétaire pakistanais n’a pas daigné s’embarrasser de décorations. Des travailleurs journaliers y cousent des sacs de noix de cajou pour 100 F CFA l’unité. Presque exclusivement des femmes. Elles monnayent leur talent de couture contre un maigre salaire, dans cette cour où le soleil pique sans répit. Étape essentielle dans ce circuit industriel de transformation de la noix de cajou, qui puise sa matière première dans la forêt casamançaise et bissau-guinéenne, pour aller s’achever au Brésil ou en Inde, entre autres pôles de transformation.
« On le sent proche de nous »
Lors de la pause plus ou moins informelle, elles sont nombreuses à s’affaler, à même le sol ou sur de modestes nattes dégarnies, pour un repas frugal. Aïssatou est l’une d’elles. Elle est mère de trois garçons, tous à l’école en cette matinée. Son mari est agriculteur. Dans cette saison creuse, juste avant l’hivernage (saison des pluies) et son nouveau cycle d’espoir, les provisions s’amenuisent et les vaches sont maigres. Elle a entendu parler de ce boulot grâce à une amie, et a saisi l’opportunité. Elle y transpire dur, et aléatoirement en fonction des besoins de l’équipe. C’est un emploi précaire, informel, à la merci d’une humeur ou d’un aléa. Elle entame les journées fébrile et incertaine. Les bons jours, elle peut gagner jusqu’à 1 500 F CFA. De quoi suppléer un mari dont les revenus sont instables. Quinze sacs à coudre, et sur lesquels le contre-maître ne veut voir aucun trou. Alors elle s’applique. « Sonko est notre espoir. On a confiance en lui. Tout ce qu’on dit sur lui est faux. C’est un complot. » Le débit est rapide, et, face à ma question, le propos sûr et sans détour.
L’homme est accusé de viol par une employée d’un salon de massage, et vient d’être condamné en première instance pour « corruption de la jeunesse ». Cet épisode a été l’élément déclencheur d’une séquence tragique au Sénégal (20 morts, selon un bilan officiel), l’accusé refusant de se présenter devant la justice et dénonçant un complot et une machination politique, version que reprennent ses soutiens. Aïssatou en parle avec cette voix rassurante des mères qui veillent, empathique, sans surenchère. « Il n’est pas comme les autres, il a la vérité chevillée. On le sent proche de nous. »
À côté, ses collègues plus ou moins jeunes acquiescent. Un demi-sourire de connivence s’invite sur leurs visages lors des confessions de leur amie. À les entendre, on comprend qu’Ousmane Sonko a réussi à trouver une langue et un langage qui les touchent, auxquels elles sont sensibles. Dans le contexte de discrédit qui frappe les politiques, les procès en déconnexion, éloignement, élitisme, captation indue des ressources et désintérêt – comme le posent nombre de diagnostics sur les causes de la désaffection –, Sonko a su investir la langue wolof avec fluidité, sans sophistication inaccessible. Il a su traduire la technicité politique dans le langage familier des équations et des préoccupations quotidiennes.
Il promet d’assainir la pratique politique et de ramener de l’ordre. Aïssatou s’identifie à cet esprit général et souscrit aussi à une dimension quasi mystique d’adhésion à Sonko, de l’ordre de la croyance. « C’est Dieu qui donne », tranche-t-elle pour le placer dans le cadre d’une élection divine. Ousmane Sonko représente à ses yeux un don du ciel. Loin d’être un glissement qui délogerait le sujet de son cœur politique, cette référence fait écho à une architecture locale de croyances intégrées et célébrées. L’essence divine de la destinée du pouvoir ne cesse d’être un élément de légitimation de la politique. Le pouvoir lui-même y recourt pour se soustraire aux questionnements sur la démocratie, en dégainant l’arsenal de l’offense au chef de l’État comme s’il s’agissait d’un blasphème contre une autorité morale supérieure. Beaucoup restent encore sensibles, voire attachés, à ces lois ambiantes devenues réflexes dans leur grille de lecture.
« Il peut être notre Sankara »
Dans cette prédisposition à se ranger derrière un homme, à faire corps, à s’offrir en rempart quand le guide est attaqué, cette relation puise dans une mécanique nationale qui emprunte aux confréries, entre autres, leur structure et leur sacralité. Une verticalité et un désir d’ordre qui ne déplaisent pas, bien au contraire, quand celui qui les incarne jouit d’une aura et donne des gages de probité. L’usage d’un tel lexique dans le champ politique, où la popularité entraîne l’adhésion des masses, empêche par conséquent de délégitimer ou de dépolitiser le discours des soutiens. Il serait par conséquent important de les voir comme des choix rationnels, bien ancrés, dans une continuité du syllabus national.
De retour en taxi. Prosper, lui, n’a pas eu les infortunes de Demba. Son taxi est l’un des plus beaux de la flotte de Ziguinchor : sièges capitonnés, peinture fraîche et impeccable, carrosserie lisse et scintillante. La voiture s’annonce elle-même, on ne peut la manquer – en particulier au milieu de ce parc automobile défraîchi. Le plus souvent, il travaille comme chauffeur de VTC. Il en vient même à refuser des clients et des destinations, c’est un petit luxe qu’il savoure. C’est son cousin en Espagne qui lui a confié cette voiture. Il a confiance en lui. Plusieurs fois, il a tenté d’aider Prosper à faire la traversée pour l’Espagne, mais ce dernier a manqué de « chance ». Pour l’instant, il gère les affaires du cousin avec dévotion, lui qui a quitté l’université après deux années et enchaîné divers petits boulots. « De toute façon, ici il n’y a pas le choix. Quand on a une voiture, on fait taxi, 7 places ou location. Taxi c’est plus simple. On a un versement de 10 000 F CFA par jour pour le propriétaire de la voiture, et après le reste c’est pour nous. »
Prosper a un discours construit, 30 ans, des idées, des rêves. Et parmi eux celui de voir Ousmane Sonko arriver au pouvoir. « Sa popularité, c’est qu’il est comme nous. Moi je pense qu’il peut être notre Sankara. Il a un discours contre le système colonial. Quand tu fais ça, la France et ses laquais veulent te faire tomber. » On avance vers l’université où je dois donner une conférence, je l’écoute attentivement. Prosper est intarissable. « Il a la jeunesse avec lui et on est prêts. » La légende nationale prête aux chauffeurs de taxi un regard fin sur la société, une âme de sociologue. Confesseurs hors pair, ils saisissent le pouls du pays. Prosper conforte ce qu’on entend d’Ousmane Sonko. Il fait l’unanimité parmi ces catégories de populations défavorisées, plutôt jeunes, aux situations incertaines, et leur discours a des accents de triomphe tant on intercepte peu de réserves, de doutes concernant le principal opposant au pouvoir.
« C’est le pouvoir qui a construit ce phénomène »
On se quitte au seuil de l’université Assane-Seck de Ziguinchor, temple populeux, bâtiments étalés sur plusieurs hectares à la sortie de la ville. Les locaux émergent d’une nature broussailleuse. Des milliers d’étudiants planchent dans des conditions précaires, avec souvent quelques semestres de retard. Dans le bureau de la direction, l’air conditionné chahute la chaleur. 22 degrés, on en grelotte presque. La climatisation grince, elle est bruyante mais elle fait l’affaire pour le professeur de lettres, titulaire depuis quelques années, que je rencontre. Ce poste, il l’a eu au mérite et au flair. Une thèse en France, et dès l’ouverture de l’université le choix du retour qui le place dans les premiers à investir ce département. Voilà Marcel propulsé au rang des chefs.
Dans l’architecture de la fonction publique, le personnel universitaire n’est pas à plaindre niveau salaires. C’est un corps qui forme une néobourgeoisie, avec ses mérites et ses privilèges, parfois désarmants au regard de l’environnement. Elle suscite une convoitise et une défiance, surtout au sein d’une université terriblement en carence de moyens. Son bureau, il le partage avec un autre collègue. Les dossiers penchent dangereusement depuis des étagères et des armoires trop remplies, les ordinateurs ronronnent.
Je pose bien entendu la question qui rythme mon séjour. Marcel n’est pas un partisan de Sonko, on le sent d’emblée. « Je ne comprends pas sa popularité. J’admets que je suis minoritaire. Mais pour moi, c’est un discours facile. Mais je n’aime pas trop en parler. » Marcel n’est pas loquace, il grimace, inconfortable. Comme s’il évoluait en terrain ennemi, dans ce bureau d’où il voit passer les étudiants par la porte entrouverte. Plus tard, quand le calme se fait dans le couloir, il reprend in petto : « C’est le pouvoir qui a construit ce phénomène. Mais son discours est dangereux. Moi j’en veux à Macky Sall, c’est lui qui a permis tout cela. Le discours de Sonko, l’appel à l’insurrection, c’est inacceptable pour moi. C’est la première fois que je vois quelqu’un faire s’interposer la jeunesse, comme une ceinture de sécurité, un bouclier pour défier la justice. »
À mesure qu’il l’évoque, Marcel brûle d’une ardeur viscérale. Il est cultivé, suit l’actualité, s’est engagé en politique (au Parti socialiste, qui a dirigé le Sénégal de 1960 à 2000) dans sa jeunesse, puis a pris ses distances une fois arrivé en France. À presque 50 ans, il semble désabusé, dans une université où la rupture paraît double : générationnelle et intellectuelle. Il fustige le niveau des étudiants et leur désintérêt pour la lecture entre autres, mais, surtout, leurs réflexes grégaires et leur absence de culture politique qui les porte vers un nihilisme potentiellement destructeur. Plus généralement, il consent juste à donner ses cours, pas nombreux. Sans en être vraiment comptable. Légèrement démissionnaire. Comme si le divorce était irréversiblement consommé.
Surenchère répressive
Chez ses collègues aussi, l’unanimité est moins perceptible que parmi la jeunesse s’agissant d’Ousmane Sonko. On sent une méfiance, une forme de réserve. Deux mondes se côtoient : étudiants plus ou moins acquis à la cause de leur leader, face à une bonne partie du corps professoral insensible ou défiant à l’égard du supposé homme providentiel. Ce schisme tend à devenir une rupture structurelle et plus seulement conjoncturelle, tant s’y agrègent les variables de classe sociale, d’âge, d’expérience politique.
Modou, lui, est en licence de droit. Il a surpris un bout de ma conversation avec Marcel, et après ma conférence il m’a suivi pour évoquer un peu de sa perception. Il est venu de loin : Matam, à l’autre bout du pays, dans le Nord. Ses parents sont pour Macky Sall. Lui ne s’est jamais senti d’affinité avec lui. Il a 25 ans, cela fait quatre ans qu’il est inscrit à l’université, et il a dans le viseur son master et ses rêves de poursuivre ses études en France ou au Canada. Il a toujours méprisé la politique. C’est l’accusation de viol contre Ousmane Sonko qui l’a poussé à le soutenir. « C’est un complot. Tous les gens honnêtes le savent. Le procès-verbal et le certificat du gynécologue disent qu’il n’y a pas viol. Cette fille est une menteuse manipulée. » Modou est catégorique. Y a-t-il des zones d’ombre, des doutes ? Il balaye impérieusement la question. Il reconnaît tout au plus qu’Ousmane Sonko n’aurait pas dû aller dans ce salon. C’est sa seule réserve. Il votera pour lui, le soutiendra, et combattra pour lui s’il le faut. Une forme de rage l’habite, mais aussi une lassitude, celle du désespoir face au manque d’horizon.
Idem pour Fara, à la retraite depuis deux ans. Elle n’a pourtant jamais été une militante du Pastef. Maîtresse contractuelle, ancienne volontaire de l’éducation nationale de la première génération au milieu des années 1990, titulaire du CAP (certificat d’aptitude professionnelle), elle a gravi les échelons à force de travail. Avant sa retraite, elle ne jurait que par Abdoulaye Wade, président de la République qui a précédé Macky Sall. Elle avait même pris fait et cause pour son fils, Karim Wade, écarté pour cause de scandales financiers, et injustement disqualifié, selon elle. Cet épisode est le point de départ de sa révolution personnelle. Depuis, elle a développé une aversion pour Macky Sall et sa tendance à éliminer ses adversaires.
Elle se fait porte-voix d’un ressentiment contre le président, point de cristallisation de la colère. Cette propension en une décennie à vouloir neutraliser ses adversaires et à y parvenir a créé les conditions d’une instabilité et d’une intranquillité politique. Une surenchère répressive qui glisse en hermétisme autoritaire.
« Même s’il l’a violée, je m’en fous »
De faille structurelle dans l’histoire politique sénégalaise, l’immixtion de l’exécutif dans le judiciaire s’est industrialisée sous Macky Sall. Non pas tant par l’innocence des bannis que par l’impunité de ses propres partisans, accusés des mêmes faits et pourtant libres et tapageurs. Cette logique de deux poids deux mesures irrite, c’est peu de le dire. C’est cette détestation farouche de Macky Sall qui a jeté Fara dans les bras de l’opposant devenu son héros. La retraitée est intarissable dans sa diatribe contre le président.
Ses enfants vivent en France. Seule dans son appartement cossu, elle sert le thé, en grande dame sénégalaise. Elle a longtemps eu des réserves sur Ousmane Sonko. Elle s’est d’abord laissée entraîner par cette popularité, et, plus tard, séduire par le charisme sobre de ce garçon qui avance en force tranquille, plein de résilience. Ousmane Sonko est devenu le véhicule de ses espoirs. « Je n’aime pas l’injustice. Ce salon, quand il y est allé, j’ai eu des doutes. Mais j’ai vu dans la presse les PV. Avec WhatsApp, on a accès à tout. C’est un complot. Et puis même s’il l’a violée, je m’en fous. Tout ce qu’il subit de la part du pouvoir est inhumain. » La confession est radicale. Ce genre de propos n’est pas rare. À Ziguinchor, les populations sont à cran.
Démêler, expliquer, nuancer, on n’en a pas le temps. La violence investit ainsi le langage. Longtemps cette femme, enseignante, a formé des âmes, porté des combats féministes. Mais elle est à bout. Inversant la dynamique générationnelle plus habituelle des enfants partisans de Sonko face à des parents souvent plus réservés, ses prises de position ont même créé un malaise dans sa famille. Notamment avec une de ses filles, féministe, qui a longtemps été cadre en France du parti de Sonko.
Jeune diplômée, insérée, elle fut une des nombreuses combattantes de cette force diasporique qui constitue une armée puissante dans la bataille de l’opinion que mène le parti d’Ousmane Sonko. L’enjeu est de mobiliser la puissance politique de la diaspora, autre foyer d’une popularité où les profils sont plus variés. Mélange des genres entre jeunes aspirants et immigrés de longue date, tous sensibles au renouveau. C’est un nouvel apprentissage politique, hors des blocs historiques, qui essaie d’inventer une militance transversale, mobilisant la force de la diaspora et son influence à la fois économique et culturelle. Elle a néanmoins claqué la porte du parti après les premières accusations contre Sonko, et s’est sentie dupée par un parti qu’elle n’estime pas assez ouvert, aux structures opaques et verticales, et articulé autour du pouvoir d’un seul homme. Avec sa mère, les discussions tournent court. C’est un sujet brûlant qu’elles évitent.
Le porte-drapeau du dégagisme
Le soir venu, visite de courtoisie chez un ami de la famille. Dans le taxi, avec ma mère, nous sommes conduits par Khalifa, la cinquantaine. Il est lui aussi pour Ousmane Sonko, découvre-t-on assez vite. « Je suis pour lui, oui. » Discussion brève, il n’est pas loquace. Chez l’ami de la famille, historien, enseignant à la retraite, esprit de la région et facilitateur du conflit en Casamance, on ne prend pas position s’agissant de Sonko. On refuse les binarités, on résiste à l’inquisition. On analyse, soucieux de saisir la perspective plus large et de ne servir ni ce que demande l’opinion, ni le pouvoir et sa propagande. Nouha Cissé est une figure respectée de Ziguinchor. Ancien syndicaliste, bien ancré à gauche, acteur politique dans la bouillonnante période des années 1970, proviseur pendant longtemps du principal lycée de Ziguinchor, dirigeant du Casa Sports, et mémoire nationale par son érudition, il offre, comme personne, des perspectives pour comprendre les évolutions de la ville.
« Le phénomène Sonko est de plus en plus prégnant ici. Avec l’espoir qu’il suscite de voir “l’avènement d’un Casamançais” à la présidence de la République du Sénégal. C’est un espoir qui fédère des Casamançais de différentes chapelles, y compris des indépendantistes du MFDC [Mouvement des forces démocratiques de Casamance]2. C’est un espoir que semble raviver le dégagisme dont Sonko est le porte-drapeau. » Mais l’histoire n’est pas si simple, discuter avec Nouha Cissé permet d’élargir la perspective et de prendre un peu de recul. Ousmane Sonko serait le véhicule des projections et des rêves de beaucoup, parfois à son corps défendant. Comme toute personne dans la lumière, il attire de bons ennemis et de mauvais amis. Son aura devient la bouée de sauvetage de forces opportunistes longtemps en marge et qui profitent de son élan pour se raccrocher à lui, mobilisant entre autres les vieilles lunes révolutionnaires d’une gauche marxiste qui a toujours cherché un bon cheval sur qui miser.
Les adeptes d’un néopuritanisme religieux veulent aussi se mettre à la remorque de Sonko et profiter de sa percée. Longtemps actifs mais discrets au Sénégal, ils entrevoient en lui l’espoir d’une fissure dans le modèle sénégalais confrérique, garant d’une forme d’équilibre et de modération3. À contre-courant des récits catastrophistes sur la réémergence d’un MFDC allié de circonstance de Sonko dans un pacte secret, il serait plus judicieux de comprendre comment les uns et les autres essaient de s’exploiter, se servant de marchepied ; d’explorer comment un mouvement essoufflé tente de survivre, en misant dans des démarches individuelles sur un homme providentiel sur la base d’affinités en particulier ethniques. Un régionalisme assez fréquent dans la sphère politique, tant pendant longtemps les gouvernements sénégalais étaient affaire de panachage ethnique, pour faire tant bien que mal nation. Un attelage avec ses mérites et ses fragilités.
À l’heure où s’opère une bascule géopolitique dans la sous-région, avec une diplomatie russe offensive qui ne s’embarrasse pas tellement d’éthique, et qui a recruté des relais locaux, Sonko est un espoir pour beaucoup, le point de ralliement d’énergies diverses. Certaines légitimes et nobles sont au fondement de son ascension, et d’autres, qu’il n’a pas nécessairement sollicitées, sont potentiellement plus encombrantes.
Ivresse conquérante
La nuit avance, je traverse la ville dans la pénombre alors que Ziguinchor se couche. Le lendemain, devant l’école privée Mamadou-Gassama, sise à Néma 2, c’est l’effervescence. Sa cour est l’assemblée courue, le thé souvent catalyseur des confessions et des empoignades. Agent de sécurité de l’école, homme à tout faire dans l’établissement, journaliste de la place, tels sont les acteurs du jour. Ma question, toujours la même, met le feu aux poudres. Les deux premiers sont pour Sonko. « À fond ! » Le dernier est véhément contre lui. Il ne tolère ni le lexique va-t-en-guerre de Sonko, sa défiance envers l’État et la justice, ni ses appels à la violence. « Dans tous les pays qui se respectent, si quelqu’un appelle à marcher sur le palais, et à brûler des édifices publics, il est arrêté. L’État a raison. Un État, ça se respecte, sinon il n’y a plus rien. » Les autres semblent sensibles à cet argument, ils condamnent la casse aveugle, mais comprennent le désespoir.
« Quand on te frappe souvent, un jour, tu réponds, et tu tapes où tu peux », réagit l’homme à tout faire, le plus jeune de la bande. Lui et son comparse rétorquent que c’est l’État qui a commencé, que Sonko ne fait que se défendre. « S’il ne fait rien, il se fera comme les autres exécuter, symboliquement à tout le moins. » Ils approuvent la loi du Talion, et bénissent le lexique guerrier et ses outrances, comme une série de dommages collatéraux acceptables. Le minoritaire fulmine. Irréconciliables.
L’incidence de la violence d’État et de la contre-violence n’est bien sûr pas nouvelle au Sénégal. Des tentations du maquis au Parti africain de l’indépendance (PAI)4 après les indépendances à la naissance du MFDC, les stigmates reçus ont toujours créé un désir d’en découdre, autant par la force – sinon plus – que par les urnes. Dans la même dynamique, les injustices subies par Ousmane Sonko, nombreuses, de son éviction originelle de la fonction publique (il a été radié à la suite de révélations qu’il avait faites comme lanceur d’alerte) jusqu’au verdict récent, pour le moins controversé, ont fortifié le sentiment que seul le rapport de force pouvait permettre au leader de l’opposition d’exister. C’est le début d’une ivresse conquérante qui semble parfois méjuger des forces en présence, en surestimant une popularité, celle de son camp, et en disqualifiant l’autre, décrite comme factice et corrompue, dans la logique du « nous contre eux ».
Cette dynamique a aussi cristallisé un désir de vengeance, de révolution en termes insurrectionnels. Toute la série malheureuse de déclarations outrancières (traiter la plaignante de « guenon » entre autres) imputables à certains leaders du Pastef s’inscrit dans cette logique de contre-violence. Une humiliation par le pouvoir et l’ordre, qui mue en volonté de rupture avec les règles. Le climat de terreur qui a prévalu pendant les deux séquences insurrectionnelles, en mars 2021 et en juin 2023, est l’apogée d’une inconséquence. L’illustration tragique du tropisme sécuritaire d’un pouvoir sur le déclin, et d’une résistance qui incorpore dans son action toute une logique guerrière à même de décupler la terreur.
« Il n’y a rien d’autre »
Dernière halte à la terrasse du Kadiandoumagne, hôtel le plus prisé de Ziguinchor, d’où on admire le disque solaire au crépuscule léchant le fleuve et la mangrove. Les pirogues nonchalantes flottent à côté d’une terrasse en bois qui jouxte la piscine, à l’ombre de quelques palmiers. Bass est installé face à l’horizon, et regarde le paysage avec une sérénité et dans un silence incomparable. C’est son petit plaisir hebdomadaire. Un virgin mojito, une chaise pliante et une échappée loin des secousses du dehors. On s’est connus aux cours du soir, enfants, et on ne s’est jamais plus quittés. Bac en poche, il s’est inscrit à l’université, il a fait lettres et a fini prof de français. Après quelques postes dans le nord du pays, il est rentré à Ziguinchor, chez lui. « Sonko, c’est la seule option, sourit-il, il n’y a rien d’autre. Je pense qu’il a un peu transformé la manière de faire la politique. Et des livres, surtout celui sur le pétrole5. J’ai trouvé cette démarche importante. »
L’enthousiasme n’est pas marqué, mais Bass a de la sympathie pour ce projet, c’est évident. Il n’est pas membre actif, mais suit de loin, et parfois prodigue des conseils. Bass est joola, comme Ousmane Sonko, ethnie importante sinon majoritaire à Ziguinchor. Il minore cette donnée dans l’ascension de l’opposant. « Oui, certains parents parfois ne voient que cet aspect, et c’est vrai que ça participe du soutien, c’est indéniable. Mais Sonko est populaire dans le Nord, où il s’est fait connaître. » Bass démontre, convaincant, comment cette dimension est à appréhender finement pour ne pas verser dans l’outrance, ne pas trop simplifier les choses. Ces affinités existent dans tous les partis politiques et peuvent être instrumentalisées.
Mamadou nous rejoint. On s’est connus au même moment, dans la petite enfance. Il était brillant à l’école. Après le bac, il a entrepris des études de management, a déchanté et s’est lancé dans le commerce. Ça marche bien. Il a des boutiques, s’est établi à Sédhiou, dans le sud-est du pays. Il est l’un des rares partisans de Macky Sall et du pouvoir que j’ai rencontrés pendant mon séjour. Il défend son bilan et fustige Ousmane Sonko. « L’État a été clément avec lui. Comment peut-on laisser un seul homme et ses turpitudes sexuelles susciter tant de terreur dans le pays ? Macky Sall a un bilan. En 2019, il a gagné au premier tour [de l’élection présidentielle] confortablement. Sonko était déjà là6. On surévalue sa popularité, l’APR peut mobiliser plus que Pastef, c’est ça la réalité. » Mamadou a toujours été résolu dans ses avis, serein et imperturbable. La discussion est détendue, sans animosité, malgré leur désaccord.
Un fractionnement à tous les niveaux
Mon séjour prend fin. Arrivé avec une question posée au fil de l’eau, je repars sans réponse absolue. Une certitude pourtant, celle d’un fractionnement à tous les niveaux. Celui de la scène politique nationale en premier lieu. Depuis l’accession de Macky Sall au pouvoir, elle s’est décomposée, puis recomposée. Exit les blocs jadis structurants – libéraux face aux socialistes. L’émiettement des forces en présence a introduit de nouvelles logiques, d’alliances et de coalisations. La perte des repères classiques et la démographie irriguent la scène politique de forces nouvelles, avec une rupture de la communauté de valeurs qui jetaient les bases partagées par tous à même d’assurer la gouvernabilité. Et dans leur sillage l’émergence de nouveaux lexiques, de nouvelles attentes, inspirés par les bascules qui opèrent partout dans le monde, dégagisme en premier lieu. C’est ce temps incertain, accentué par un contexte sanitaire et économique pas toujours favorable, propice aux pertes de repères, qui assombrit l’horizon.
Un homme est au cœur des espoirs et des craintes. Il s’appelle Ousmane Sonko. Il devra sans doute exister un jour – et c’est son défi – sans son meilleur ennemi. Ennemi qui lui a été, dans son obsession contre-productive, si utile pour son ascension : le président Macky Sall. Dans son fief de Ziguinchor comme ailleurs, Ousmane Sonko, plus qu’un héros, est la locomotive d’un rêve, d’un désir impérieux pour les populations souvent jeunes et parfois désœuvrées de se réaliser. Elles arment leur champion, avec de nobles munitions : l’espoir, l’adhésion. Et avec d’autres plus questionnables : la colère, le désir d’insurrection. Lesquelles de ces armes mèneront Ousmane Sonko le plus loin ? Voilà une question qu’il me faudra désormais poser.
Elgas est docteur en sociologie, journaliste et écrivain sénégalais. Il a écrit plusieurs livres : un carnet de voyage, Un Dieu et… (suite)