Depuis mai 2021, plus d’un millier de tombes anonymes ont été retrouvées au Canada près des anciens pensionnats pour les autochtones, des établissements pour la plupart gérés par l’Église et destinés à « tuer l’Indien dans le cœur de l’enfant ». Une délégation doit rencontrer cette semaine le pape au Vatican.
Delphine Jung
27 mars 2022 à 11h59
Montréal (Canada).– « Des excuses, ce serait une première étape pour nous montrer que le pape comprend combien les autochtones ont été touchés. On va lui donner des réponses et s’il veut nous aider, nous lui donnerons nos recommandations. » C’est dans cet état d’esprit que la grande cheffe du Grand Conseil des Cris, Mandy Gull-Masty, s’est envolée samedi pour le Vatican. Sa grand-mère et sa mère ont été en pensionnat. Elle assure que c’est à cause de cela qu’elle a dû redoubler d’efforts pour réapprendre sa langue, le cri.
L’Église catholique romaine ne s’est jamais excusée pour son implication dans ce système qui a existé pendant plus de cent ans au Canada. À travers tout le pays, plus de 150 000 enfants autochtones ont été arrachés à leurs familles pour intégrer ces établissements, censés faire d’eux de bons catholiques et de bons « Blancs ». Beaucoup y ont subi des sévices physiques, sexuels et psychologiques. L’idée était de « tuer l’Indien dans le cœur de l’enfant ».
Depuis mai 2021, le traumatisme a ressurgi avec la découverte de plus d’un millier de tombes anonymes sur les sites d’anciens pensionnats. Tout a commencé avec 215 tombes non marquées à Kamloops (Colombie-Britannique), puis 751 à Marieval (Saskatchewan), 182 à Lower Kootenay (Colombie-Britannique), 169 à Grouard (Alberta)… Personne ne sait dire quand cette litanie macabre s’arrêtera.
Des chaussures pour enfants ornent un mémorial situé sur le site de l’ancien pensionnat de Saint-Marc-de-Figuery, près d’Amos, au Canada, le 17 novembre 2021. © Photo Marion Thibaut / AFP
« Nous allons aussi expliquer au pape comment il peut préparer sa visite au Canada, à quels endroits il devrait aller et comment on peut travailler ensemble en ce qui concerne les corps d’enfants enterrés près des anciens pensionnats », souligne Mandy Gull-Masty. Des survivant·es des pensionnats vont aussi apporter leurs témoignages et elle anticipe déjà des moments difficiles.
La visite de la délégation autochtone a lieu les 28 mars et 1er avril. Une vingtaine d’autochtones du Canada sont sur place pour représenter à la fois les Premières Nations, les Métis et les Inuits. Une centaine d’autres sont là comme accompagnateurs.
Un génocide culturel
Durant des années, ces enfants ont été coupés de leur culture et de leurs familles, créant un vide dans la transmission intergénérationnelle de leur identité. Il est aujourd’hui reconnu par tout le monde qu’il s’agissait d’un génocide culturel. Instaurés par le gouvernement fédéral du Canada, ces établissements – dont le dernier a fermé ses portes en 1998 – étaient gérés par l’Église catholique dans 70 % des cas. Les Églises unie, anglicane et presbytérienne en ont aussi géré certains.
Mais alors que ces dernières ont présenté officiellement des excuses il y a bien des années, l’Église catholique romaine traîne encore des pieds. Des remords ont toutefois été exprimés par certains évêques et archevêques au Canada, mais à Rome, le silence perdure.
« Si le pape présente des excuses aux survivants des pensionnats, ce serait inédit, car le Saint-Siège a toujours estimé qu’il n’avait pas à présenter d’excuses considérant que les pensionnats relevaient du gouvernement fédéral », explique Jean-François Roussel, professeur à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal.
Monseigneur Raymond Poisson, président de la Conférence des évêques catholiques du Canada, flirte pourtant encore avec cette ligne visant à déresponsabiliser l’institution. Simplement d’une autre manière : il met en avant le fait que la moitié des pensionnats catholiques étaient gérés par la congrégation des Oblats.
« Ce n’est pas l’Église en général qui les gérait. L’Église en général n’existe pas. Ce sont les communautés oblates qui ont pris l’engagement avec le gouvernement fédéral », lance-t-il, agacé. Ce à quoi Jean-François Roussel répond : « Depuis la Contre-Réforme, l’évangélisation se rapporte à Rome. Oui, il y a des congrégations, mais elles rendent des comptes à Rome. »
Le Centre missionnaire oblat n’a pas répondu à nos demandes d’entrevue. Mgr Poisson poursuit : « La vraie responsable, c’est l’idée qu’il y avait derrière ces institutions, celle-ci étant une assimilation, et le gouvernement l’a bien reconnu » en ajoutant qu’il « y a aussi eu de bons coups [bonnes choses – ndlr] dans ces écoles ».
Divergences d’opinion chez les autochtones
Richard Kistabish, un Anichinabé qui a fréquenté le pensionnat de Saint-Marc-de-Figuery, à 600 kilomètres au nord de Montréal, parle des pensionnats comme des endroits où l’on a voulu « tuer notre esprit, prendre nos âmes ». « La plupart des enfants qui sont passés par là sont de grands brûlés de l’âme », dit-il. Alors les excuses du pape, il n’en a que faire. « C’est du temps perdu. Je ne comprends pas comment des Indiens qui sont censés être allumés[intelligents – ndlr] cherchent des excuses chez un gars qui ne veut rien savoir. »
Normand P. a lui aussi fréquenté Saint-Marc-de-Figuery. Il parle des prêtres comme des « robes noires » et se souvient avoir été battu à coups de ceinture et même agressé sexuellement au pensionnat. Il a une position moins tranchée. « Ce serait le fun de l’entendre, le pape », dit-il, en ajoutant que la priorité reste l’éducation. Le monde doit savoir, selon lui, ce que l’Église et le Canada ont fait aux autochtones.
« Certains préfèrent ne plus rien attendre de la part de leurs agresseurs. D’autres tiennent à ces excuses pour le symbole », explique Jean-François Roussel. Sans oublier tous ces autochtones qui croient en Dieu et vont à la messe encore aujourd’hui. « À leur sens, les excuses du pape sont importantes au niveau spirituel, car la situation actuelle est un frein à leur intégration dans l’Église catholique », ajoute-t-il.
En attente de compensations financières
Il n’y a pas que les excuses. En 2006, un accord entre les survivant·es, les Églises et le gouvernement du Canada stipulait que l’Église catholique devait verser25 millions de dollars canadiens (plus de 18 millions d’euros) pour développer des initiatives dans les communautés autochtones.
Quinze ans après, l’Église n’a toujours pas payé « sa dette ». Officiellement, sur les 25 millions, seuls quatre ont été donnés et la plupart provenaient de dons des paroissiens et non pas des caisses de l’Église elle-même. « Une quête avait été organisée en 2014, mais elle n’avait pas rencontré un grand succès, d’autant qu’entre-temps, les entités catholiques avaient dépensé des sommes faramineuses dans l’immobilier », rappelle le professeur Roussel.
L’Église catholique canadienne, elle, a pris les devants le 27 septembre dernier et annoncé un versement de 30 millions de dollars (ponctionné sur son budget) sur cinq ans pour des projets destinés aux survivant·es. Un fonds a aussi été créé en ce sens.
Les découvertes de Kamloops et les suivantes ont provoqué une onde de choc selon Jean-François Roussel. « L’Église catholique a commencé à penser qu’elle avait plus à perdre en crédibilité et en capital moral » que financièrement.
Les autochtones souhaitent aussi que l’Église ouvre ses archives. Une demande qui reste lettre morte pour le moment. « Les législations sont différentes selon les provinces concernant la confidentialité. Il n’y a rien dans les archives de Rome sur les pensionnats, on a surtout des dossiers sacramentels », se défend Mgr Poisson.
Pour la grande cheffe crie, Mandy Gull-Masty, après cette visite, la balle sera clairement dans le camp du pape.
Delphine Jung