Le père et grand-père de trois victimes de Mohamed Merah répond au polémiste d’extrême droite qui reproche de la même manière à la famille du terroriste et à la sienne de n’avoir « pas choisi la France » pour sépulture et d’y vivre en « étrangers ».
Par Ariane Chemin
Publié hier à 16h44, mis à jour hier à 19h04
Il dit souvent qu’il était « le premier des Sandler à être né en France et le dernier à y vivre ». Samuel Sandler, ingénieur en aéronautique et président honoraire de l’Association cultuelle israélite de Versailles, est le père de Jonathan Sandler et le grand-père d’Arié et Gabriel, assassinés à bout portant à Toulouse en 2012 par Mohamed Merah parce qu’ils étaient juifs.
Le polémiste d’extrême droite Eric Zemmour revient sur ce massacre dans son dernier ouvrage en établissant un parallèle entre le choix des sépultures du terroriste et de ses victimes. « La famille de Mohamed Merah a demandé à l’enterrer sur la terre de ses ancêtres, en Algérie, écrit ainsi le journaliste. On a su aussi que les enfants juifs assassinés devant leur école confessionnelle de Toulouse seraient, eux, enterrés en Israël. Les anthropologues nous ont enseigné que l’on était du pays où on est enterré (…). Assassins ou innocents, bourreaux ou victimes, ennemis ou amis, ils voulaient bien vivre en France, “faire de la garbure” ou autre chose, mais pour ce qui est de laisser leurs os, ils ne choisissaient surtout pas la France. Etrangers avant tout et voulant le rester par-delà la mort. »
Pour Le Monde, Samuel Sandler réagit aux écrits du chroniqueur.
« Je voudrais dire plusieurs choses à Eric Zemmour.
Je voudrais d’abord lui dire que je suis d’accord avec lui quand il explique qu’il est dommage que des membres de la famille Sandler ne soient pas enterrés en France. Je regrette en effet que les cendres de ma grand-mère, Pauline Walter, se trouvent aujourd’hui en Pologne, où elle a été déportée en mars 1943, alors qu’elle habitait au Havre. Je pense qu’elle aurait préféré être enterrée auprès des siens, en France, au cimetière de Wissembourg, dans le Bas-Rhin, où notre famille est inhumée depuis le XVIIIe siècle…
En réponse à ses propos sur Pétain, dont il explique qu’il a sauvé des juifs, j’aimerais aussi raconter à Eric Zemmour l’histoire de ma sœur aînée, Léa, décédée il y a cinq ans, et qui était née à Mannheim, en Allemagne, en 1933. En 1937, deux ans après l’adoption des lois de Nuremberg par l’Allemagne nazie, mes parents ont abandonné leur affaire de fonderie pour échapper aux persécutions antisémites et s’installer en France, au Havre. Quand la guerre a éclaté, mes parents et ma sœur habitaient là, en Normandie. Mon oncle, André Loeb, y est resté : il disait qu’il ne craignait rien en zone occupée, il répétait : “Je suis un ancien officier de l’armée française, j’ai fait la guerre de 1914-1918, donc il ne m’arrivera rien.” Il a été déporté en même temps que ma grand-mère Pauline, que ma tante Minna, et que mon cousin Jeannot, qui avait 8 ans.
Mes parents, eux, ont choisi de fuir Le Havre et la zone occupée. Ils ont rejoint la zone libre avec ma sœur, je n’étais pas encore né, et ont ouvert à Limoges un restaurant “économique” et casher, considéré comme d’utilité publique par Vichy. En cachette, il s’y fabriquait en réalité de faux papiers pour ceux qui voulaient traverser la ligne de démarcation. A Limoges, ma sœur aînée a participé, à 9 ou 10 ans, je ne sais plus, au concours national de rédaction française. Elle a gagné. Léa Sandler est arrivée première, mais il n’était pas question de lui remettre le prix : on ne pouvait pas consacrer une petite juive allemande ! Elle a donc été déclassée. Le voilà, le fameux patriotisme de Pétain… C’est la seconde chose que je voulais dire à Eric Zemmour.
Plus tard, ma sœur Léa est devenue journaliste pour le quotidien Paris-presse et le magazine Le Nouveau Candide. C’est elle qui m’a poussé après l’attentat (je ne prononce jamais le nom de son auteur) : “Il faut que tu communiques, il faut que tu acceptes les interviews”, et je le fais en effet car c’est l’occasion de parler de mon enfant et de mes petits-enfants. Ma sœur a tout vécu, tout traversé, mais elle était restée profondément marquée par ce déclassement. Jusqu’à son dernier jour, cette histoire la bouleversait. Jusqu’à sa mort en Israël, elle me disait : “Quand est-ce qu’on nous laissera tranquilles ?”
Voilà les deux ou trois choses que je voulais dire à Eric Zemmour », a conclu devant nous, avec le calme et la douceur d’un juste, Samuel Sandler.