Alors que l’actualité française et internationale nous plonge dans un climat toujours plus sombre et anxiogène, le nouveau film de Robert Guédiguian, Et la fête continue !, nous donne des raisons d’espérer que de chaque crise, une solution puisse naître.
Pierre Jacquemain • 8 novembre 2023abonné·es
Article paru
dans l’hebdo N° 1783
Robert Guédiguian est né le 3 décembre 1953 à l’Estaque, l’un des quartiers nord de Marseille. Intellectuel engagé, il quitte le Parti communiste en 1980 et réalise l’année suivante, avec Frank Le Wita, son premier film, Dernier Été. En 1997, Marius et Jeannette le révèle au très grand public, enregistrant près de 3 millions d’entrées, et vaut à Ariane Ascaride le César de la meilleure actrice. Robert Guédiguian est aussi producteur au sein d’Agat Films.
Dans les dix premières minutes de votre nouveau film, Et la fête continue !, qui sort le 15 novembre, il est tout à la fois question de logement insalubre, de pauvreté, de solidarité, des difficultés de l’hôpital public, des écoles ou encore de l’accueil des exilés, de violences conjugales… C’est un film de notre époque. Comment la qualifiez-vous, notre époque ?
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Robert Guédiguian : Nous vivons une époque de crises. Et je crois qu’il faut tout revoir de fond en comble. Rien n’est fini et tout commence, comme le dit l’un des personnages, à la fin du film. La crise est tellement générale que je me suis dit que je pouvais essayer de brasser, dans un même film, un maximum de problématiques contemporaines qui me touchent jusque dans mon intimité. Je m’aperçois aujourd’hui que ce film se présente un peu comme un journal intime. Mon journal intime. Comme si j’avais pris des notes sur une journée, sur toutes les choses du monde qui m’irritent. Un journal intime très déguisé, très incarné aussi. Et le cinéma, si on ne l’incarne pas, ça devient très difficile pour le public. C’est à ce titre que je revendique un cinéma populaire. J’assume de vouloir faire des films qui fassent des entrées !
Un film populaire, c’est un film qui montre que dans le peuple il peut y avoir toutes les passions du monde.
Que recouvre ce mot, populaire, chez vous ?
Un film populaire, c’est un film qui montre que dans le peuple il peut y avoir toutes les passions du monde. Et pas que les mauvaises passions, les bonnes aussi : l’héroïsme, la gloire, la recherche de la gloire, l’ambition, etc. C’est un film qui montre au peuple, aux gens, à la plèbe les qualités qu’il ignore en lui, qu’il ne connaît même pas. Un art populaire, c’est un art de ce type-là, c’est-à-dire qui marche avant le peuple, devant le peuple, mais d’un pas seulement, comme disait Mao Zedong.
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Ce film est plein d’espoir. Vous y croyez ?
Je m’y efforce. C’est une décision que j’ai prise. Une volonté. Je veux continuer à distiller de l’espoir. Ça me fait du bien à moi personnellement, parce qu’il faut bien reconnaître qu’il y a toujours une part d’égoïsme dans tout acte de création. Donc je le fais pour moi et éventuellement je le fais aussi pour les autres. Je ne sais pas faire sans ça. Quand on a commencé le film, on avait juste le titre. On a commencé par le titre sans savoir ce qu’on allait écrire. Notre souhait n’était pas de dire que tout était chaos, mais au contraire d’affirmer qu’il y a des solutions partout. Chaque personnage, chaque trajectoire du film se résout heureusement.
Pourtant, l’actualité laisse peu de place à l’espoir. Que vous inspire la position de la France dans le conflit israélo-palestinien ?
Je ne suis pas d’accord avec le positionnement d’Emmanuel Macron. Il faut arrêter d’appeler à la création de deux États sans rien faire pour que ces deux États existent. Je crois davantage dans la pression internationale des politiques et peut-être plus encore dans la pression de la rue, qui s’exprime massivement. Hélas, la droite israélienne a gagné. Cette droite-là n’a jamais voulu de deux États. Par ailleurs, je ne suis pas d’accord non plus avec ceux qui réclament simplement un cessez-le-feu humanitaire. C’est un cessez-le-feu immédiat que nous devons exiger. Les chefs d’État doivent provoquer quelque chose dans leurs relations bilatérales avec Israël pour que la droite israélienne plonge et perde. Et pour rouvrir les négociations. Sinon, la Cisjordanie aussi va disparaître. D’ailleurs, elle risque de disparaître bientôt. Donc il n’y aura bientôt plus qu’une diaspora palestinienne. Qui survivra ou pas.
Une partie de la gauche n’a pas voulu qualifier le Hamas de groupe terroriste. Comment avez-vous compris cette position ?
D’abord, je veux dire que je suis d’accord avec la position historico-intellectuelle de la gauche qui a toujours plaidé pour une solution à deux États. Y compris d’une partie de la droite d’ailleurs. Les déclarations de Jean-Louis Bourlanges ou de Dominique de Villepin sont, à ce titre, très justes. Mais la position de Jean-Luc Mélenchon, qui ne veut pas qualifier le Hamas de groupe terroriste parce que le terrorisme ne relèverait pas du droit international, me semble tirée par les cheveux. Cet argumentaire est invendable publiquement. Il n’est pas audible. Mélenchon est quand même la personnalité politique la plus ostracisée de tous les médias. Et ça fait trois semaines qu’on ne parle que de lui et de sa position sur le Hamas. C’est fou. Je ne comprends pas pourquoi il s’obstine. Et s’il s’agit d’une stratégie électoraliste comme l’affirment certains, c’est une erreur : personne dans les banlieues populaires n’ira voter Mélenchon parce qu’il n’a pas dit que le Hamas était un groupe terroriste. De la même manière, je vois ce débat émerger sur la gauche et l’antisémitisme : c’est absurde. Évidemment que Mélenchon n’est pas antisémite. Dire que la gauche est antisémite est tout aussi absurde.
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On entend beaucoup d’artistes de confession juive s’étonner de l’absence de soutien des artistes à Israël après l’attaque du 7 octobre. Quelle doit être la place des artistes, selon vous ?
Je n’ai jamais eu très confiance dans les artistes. Les artistes qui m’intéressent le plus sont ceux qui dans leurs œuvres travaillent sur ces questions-là. Quand j’ai réalisé Une histoire de fou, j’ai traité le terrorisme arménien des années 1980. Je considère que c’est mon boulot. Je n’ai pas signé de pétition, j’ai fait ce que je savais faire, un film, pour dire qu’il y avait une position de principe sur le terrorisme, c’est-à-dire de ne pas faire de victimes innocentes. C’est d’ailleurs pour ça que je condamne
le Hamas à 100 %.
L’Arménie est présente dans votre film. Le peuple arménien est lui aussi en danger de mort et les médias n’en font que peu de cas. Aurions-nous des indignations sélectives ?
Bien sûr. Ça s’explique sans doute par les enjeux. D’un point de vue économique, l’Arménie ne pèse pas grand-chose. La défense des Arméniens ne relève que de questions culturelles et morales. Donc tout le monde s’en fout. D’ailleurs, on ne s’est occupé du conflit avec l’Azerbaïdjan qu’à partir du moment où le problème du Haut-Karabakh a été réglé. Je n’explique ça que par l’importance économique et stratégique. Dans un monde idéal, il faudrait réclamer une intervention de l’ONU. Il faut même la revendiquer aujourd’hui encore pour l’Arménie. Je suis certain que les Azéris vont attaquer le sud de l’Arménie. Ça me semble imminent.
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Il y a cette phrase, prononcée par Rosa à la fin du film, excédée par la division de la gauche : « Ce qui vous intéresse, c’est que votre parti survive. Et vous avec. » Il est là, le problème à gauche ?
Oui. Et je pense d’ailleurs qu’il faut virer tous les vieux, parce que c’est surtout eux qui pensent que tout passe par les partis. Qu’ils s’en aillent tous ! Et les jeunes qui ne le pensent pas encore, si on les laisse faire, vont devenir vieux et penser la même chose. Le monde a existé sans partis. Il faut être bête pour penser que les choses doivent se structurer comme il y a cinquante ans. Je n’ai pas la solution non plus. Par ailleurs, il y a un problème avec le fait que, quand on est élu, on veut être réélu. Et ça conduit, petit à petit, à abandonner ses convictions pour les postes.
Dans le film, la gauche est moins visible par ses militants politiques que par des militants associatifs ou même des professionnels, à travers le quotidien d’une enseignante, d’une soignante. C’est le cœur battant de la gauche…
La gauche, pour moi, c’est une pratique quotidienne. C’est une action collective permanente. La résistance de gauche, pour utiliser ce mot, doit se retrouver dans nos pratiques du quotidien. Il y a une infinité d’actions solidaires. Le problème, c’est qu’elles ne trouvent pas de traduction politique. On doit trouver le joint entre les actions locales, le mouvement social et le politique.
Je ne désespère pas de ça.
La gauche, pour moi, c’est une pratique quotidienne. C’est une action collective permanente.
Dans le film, Rosa s’appelle ainsi pour Rosa Luxemburg. Son frère, Antonio, pour Antonio Gramsci. Même Sarkis, le fils de Rosa, quand il imagine le prénom de l’enfant qu’il espère avoir un jour, pense à Grégoire : le fondateur de l’Arménie. Est-ce que ça n’est pas un peu le problème de la gauche, aujourd’hui, de fantasmer les histoires, les personnalités et les révolutions passées ? D’être dans une forme de nostalgie du passé qui empêche la gauche de se repenser ?
Je ne le pense pas pour Luxemburg ou Gramsci, qui sont les deux grandes figures qui ont révolutionné la pensée léniniste. C’est pour ça que j’ai choisi ces deux figures de l’histoire. C’est aussi pour nous inspirer. Nous aider à penser. Et on pourrait ajouter Jaurès, qui parle de réformisme révolutionnaire. Ce sont de bonnes références. Après, c’est vrai que la gauche ne sait pas se remettre en question, y compris remettre en question son passé. C’est pour ça que je dis qu’il faut virer les vieux. Ils ne se remettent pas en question. Ils restent coincés dans le passé des partis. Le passé des révolutions ou des mouvements anciens. Ou même le passé des courants politiques. La gauche doit s’occuper des pratiques d’aujourd’hui et de celles à inventer. Aujourd’hui, je suis plus mouvementiste, ce qui n’était pas mon cas autrefois. Il faut que les choses bougent sans arrêt, et partout. Et, surtout, soyons collectifs.
Comment expliquez-vous l’isolement politique de Jean-Luc Mélenchon ?
Jean-Luc Mélenchon se bousille tout seul. Avec ce côté irascible, nerveux, teigneux. Pour une personnalité publique, ça ne passe pas. Je crois qu’il a oublié une chose, qui est une grande règle du spectacle. « Le grand art est de plaire », disait Molière. Je crois que Mélenchon l’a oublié. Pour faire de la politique, il faut plaire. Sophie Binet, la nouvelle patronne de la CGT, dit à peu de chose près ce que disait Philippe Martinez, par exemple. J’ai le sentiment que son discours, alors qu’il n’a pas changé sur le fond, passe mieux. C’est la preuve que plaire, ou vouloir plaire, ne signifie pas faire des concessions. La forme est très importante en politique. J’ai peur qu’à force une partie de l’électorat abandonne Mélenchon.
Jean-Luc Mélenchon se bousille tout seul.
Il y a une scène magistrale dans le film où Alice, la compagne de Sarkis, écrit un discours pour l’inauguration d’une place en hommage aux morts de la rue d’Aubagne. Son père réécrit tout. Qu’est-ce que ça raconte sur le discours politique ?
Le père d’Alice lui dit qu’on s’emmerde avec son discours, qu’il faut y mettre du spectacle. Le discours politique est trop plat. Il faut de la poésie, de l’humour, du lyrisme. Il faut de l’art. On ne peut pas dire les choses théoriquement, techniquement, administrativement. Prenez l’exemple de Gabriel Attal, qu’on promet à un grand avenir politique. Je le trouve très plat. Il est sinistre et triste. Il ne sourit jamais. Il n’a jamais une jolie phrase qu’on va retenir.
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Quelques répliques du film ont retenu mon attention, dont : « Il n’y a pas de Phocéens. Ce sont les Arméniens qui ont construit Marseille. » Vous nous expliquez ?
C’est de l’humour, bien sûr. Les Arméniens ont souvent revendiqué l’arménité de tout le monde. Quand je suis arrivé en Arménie pour la première fois, on m’a assuré que de Gaulle était né en Arménie en m’expliquant que son père était ingénieur et avait travaillé en Arménie, où il avait emmené sa femme lorsque de Gaulle a été conçu. Il n’est donc pas né en Arménie mais il a été conçu en Arménie. Donc il est arménien. Ça m’a toujours fait rire.
« Affirmer sans cesse que rien n’est fini. Que tout recommence. » Pour le meilleur comme pour le pire ?
Pas pour le pire. Ce que je veux dire, c’est qu’on est toujours au début de quelque chose. Ça a à voir avec la jeunesse, d’ailleurs. Le nouveau tarde à naître mais il va naître quelque chose. Je n’ai jamais eu de pensée apocalyptique. Même avec l’écologie. Je sais que l’humanité trouvera des solutions. Ce qui est emmerdant, c’est qu’il faut que les problèmes arrivent à un niveau d’exaspération pour qu’on s’en occupe. Donc, peut-être qu’on va s’occuper d’Israël et de la Palestine. Peut-être qu’on va s’occuper de l’Arménie et du Haut-Karabakh. Et peut-être même qu’on va s’occuper du climat. On ne peut que regretter qu’on ne s’en soit pas occupé des dizaines d’années auparavant, alors que déjà on alertait.
La situation des exilés est présente dans votre film. Le projet de loi sur l’immigration s’ouvre au Parlement ces jours-ci. Aurions-nous perdu notre humanité, notre tradition d’accueil ?
Voilà bien un sujet qui me rend extrêmement pessimiste sur notre humanité. Je finis par me dire que le racisme est le propre de l’homme. C’est une boutade et à la fois je commence sérieusement à le penser. Ça me désole de le penser. La bataille semble perdue, y compris parce qu’une partie de la gauche a cédé à l’opinion. Donc il faut reprendre notre bâton de pèlerin et tenter de convaincre le plus grand nombre que nous faisons fausse route. Tous les discours objectifs sur l’immigration ne sont pas diffusés. Personne n’écoute François Héran alors qu’on devrait n’écouter que lui sur le sujet.