Sergio Tornaghi, ancien membre des Brigades rouges de Milan, a été arrêté chez lui en Dordogne le 28 avril 2021 à la suite d’une demande d’extradition des autorités italiennes. La justice française a déjà par deux fois refusé son extradition, en 1986 et en 1998. Il a toujours proclamé son innocence d’une complicité de crime dont il est accusé sur la base des paroles d’un repenti.
Propos recueillis par Christophe Dabitch
J’ai rencontré Sergio Tornaghi pour la première fois en 2004, chez lui en Gironde, dans le cadre d’un entretien pour la revue Le Passant ordinaire. L’écrivain Cesare Battisti était alors menacé d’extradition vers l’Italie, il n’avait pas encore fui vers l’Amérique latine. Battisti se disait innocent des crimes dont on l’accusait et il était soutenu en France, notamment dans le milieu littéraire. Sergio Tornaghi le défendait lui aussi, par principe de solidarité avec les Italiens menacés d’extradition.
Né en 1958, Sergio Tornaghi a fait partie de la colonne milanaise Walter Alasia des Brigades rouges, de 1980 à 1982, période culminante de violence en Italie par le nombre d’attentats et de morts. Il vivait dans la banlieue de Milan, à Sesto San Giovanni, et travaillait comme ouvrier dans l’usine de matériels électriques Ercole Marelli. Suite au divorce de ses parents, il avait été placé jeune chez ses grands-parents, pauvres et illettrés, puis plus tard en internat. Il a participé aux mouvements politiques étudiants, adhéré au Parti communiste italien (PCI), au syndicat CGIL (CGT italienne) puis aux Brigades rouges, de l’âge de 21 à 24 ans.
En 1984, peine confirmée en appel puis en Cassation en 1986, Sergio Tornaghi a été condamné à la prison à perpétuité par contumace en Italie. Outre une action de propagande subversive, de port d’arme, de participation à une bande armée, d’incitation à l’insurrection, il a surtout été accusé de complicité de meurtre. La victime était Renato Briano, chef du personnel de l’usine Ercole Marelli, tué le 12 novembre 1980 dans le métro par deux jeunes hommes, à visage découvert. Sergio Tornaghi a été arrêté avec d’autres membres des Brigades rouges de Milan en février 1982, a reconnu les faits qu’on lui reprochait (propagande subversive, port d’arme etc.), condition pour ne pas être incarcéré pour une longue période préventive comme le permettaient les lois d’exception, puis a été relâché neuf mois plus tard en octobre 1982. Il n’est à ce moment-là pas mis en cause dans le meurtre de Renato Briano. Il est à nouveau convoqué en avril 1983 suite à une autre vague d’arrestation. On lui demande de désigner des membres de l’organisation, ce qu’il refuse en affirmant ne pas les connaître. Pressentant un emprisonnement pour son refus de collaborer, il s’enfuit en France. En mai 1983, les chefs d’inculpation le concernant, pour le procès à venir de ceux qui ont été arrêtés à Milan, n’évoquent toujours pas sa responsabilité dans un assassinat. Ce n’est que dans les mois qui suivent qu’un repenti va le désigner comme participant à l’organisation de ce crime. Sans aucun élément matériel, cette accusation repose sur la parole de ce seul repenti qui a par ailleurs reconnu sa participation à des crimes et qui, comme le permettaient les lois italiennes à l’époque, verra sa peine allégée du fait de son statut de repenti. Sur la base de cette accusation, Sergio Tornaghi a été condamné à la peine à perpétuité. S’il accepte une responsabilité collective pour les actes de son organisation, il a toujours proclamé son innocence de cette complicité de crime dont on l’accuse.
En février 1985, il est une première fois arrêté en France pour une demande d’extradition de l’Italie et passe plus de quatre mois en prison. À cette époque, le président Mitterrand assure les réfugiés italiens d’une autorisation de séjour dans la mesure où ils n’ont pas de sang sur les mains, puis il déclare que, au vu du contexte politique et historique dans lequel ces personnes ont été condamnées et sans doute de la faiblesse de certains dossiers juridiques (la seule parole des repentis comme preuve), ils ne seront pas extradés, même si la justice française le décide. Les Italiens venus en France doivent renoncer à toute activité illégale. C’est que l’on nomme la « doctrine Mitterrand » qui, au moins au début, se fait en concertation avec les autorités italiennes. Concernant Sergio Tornaghi, la Cour de Paris refuse son extradition en 1986 au motif qu’il s’agit d’une infraction dite politique et qu’elle contrevient à la convention européenne d’extradition. Elle souligne l’absence d’éléments d’accusation probants pour sa complicité dans un assassinat. Coupant avec le milieu des Italiens de Paris, Sergio Tornaghi déménage alors dans le Sud-Ouest, en Gironde. Il va se marier, avoir deux filles et créer une petite entreprise de services informatiques. En janvier 1998, il est de nouveau arrêté pour une deuxième demande d’extradition et reste dix jours en prison. Après des mois de procédure, la Cour de Bordeaux refuse elle aussi en novembre 1998 l’extradition, cette fois pour des motifs juridiques. Contrairement à la France et aux exigences de la Cour européenne des droits de l’homme, l’Italie ne permet pas à un condamné par contumace de bénéficier d’un nouveau procès. Sa demande d’extradition est refusée pour cette raison. Dans les deux cas, Sergio Tornaghi n’a donc pas bénéficié à strictement parler de la « doctrine Mitterrand », mais de deux décisions de la justice française.
A la suite d’une requête en urgence de la ministre de la justice italienne en date du 8 avril 2021 pour l’extradition de dix personnes, Sergio Tornaghi, âgé de 63 ans, est de nouveau interpellé le 28 avril par la division anti-terroriste en Dordogne. Sept autres personnes sont arrêtées en France au même instant et deux autres se rendront ultérieurement[1]. Il passe une nuit en garde à vue à Paris, puis il rentre chez lui. La Cour de Paris va examiner dans les mois qui viennent la demande d’extradition sur la base du dossier présenté par les autorités italiennes. Sergio Tornaghi est défendu par Maître Antoine Comte ainsi que par une avocate italienne qui aura pour mission de démontrer que la question du jugement par contumace n’a pas réellement changé en Italie. Presque 200 Italiens engagés dans les mouvements politiques d’extrême-gauche ont fui en France durant ces années-là, il n’en resterait qu’une centaine. La justice n’a autorisé que deux extraditions validées par les autorités politiques : Paolo Persichetti en 2002 et Cesare Battisti en 2004.
Entre 2004 et 2021, la France a été traumatisée par les attentats terroristes revendiqués par Al -Qaïda et Daesh, elle vit une inquiétude de fond permanente et a vu se développer les textes et lois d’un état d’urgence. En 2019, il y a également eu ce que l’on pourrait nommer le « précédent Battisti ». Extradé de Bolivie, après quinze années de fuite, ce dernier a déclaré au procureur italien avoir participé ou être l’auteur des meurtres dont il était accusé, avoir menti à ceux qui l’ont soutenu pendant toutes ces années. Ses aveux ont semé le doute sur celles et ceux dont l’Italie demande l’extradition – sont-ils vraiment innocents ? – et donc sur Sergio Tornaghi qui ne cesse de revivre cette histoire.
Même si on lui a refusé par deux fois la nationalité française, il se sent plus Français qu’Italien. Il a reconstruit sa vie en France malgré les menaces d’extradition. Craignant une arrestation hors des frontières, il n’a jamais quitté le territoire. Serein en cas de décision de justice mais très inquiet en cas de décision politique, il a mal vécu l’attente de cette dernière arrestation dont son avocat lui avait évoqué l’éventualité. Il est depuis dans une attitude de combat et veut parler sans se retenir par prudence comme auparavant car il considère qu’il s’agit peut-être de sa dernière chance de le faire. Plusieurs questions se posent. La justice française individualisera-t-elle sa décision, sur la base d’un dossier juridique, comme l’a indiqué le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti, le même ministre qui compare les Italiens arrêtés aux terroristes du Bataclan et semble oublier que les mouvements d’extrême droite ont tué durant les années de plomb, notamment par des attentats aveugles. Si la condamnation de Sergio Tornaghi ne repose que sur la seule parole d’un repenti dans un contexte historique et politique donné, comment considérer cette peine, plus de trente ans après ? L’Italie reconnaît officiellement depuis 1982 le rôle des repentis dans son système judiciaire (remises de peine contre aveux et dénonciations devenant preuves), ce que ne fait pas la France. La parole même des repentis n’est ainsi pas envisagée de la même manière par les Français et les Italiens, ce qui est une vraie source de malentendu et qui a par ailleurs été dénoncée comme entrave à une justice équitable par des organisations de droit humains. Autres questions posées par ce cas particulier : comment comprendre aujourd’hui une telle acceptation de la violence à cette époque dans l’action politique ? Pour sortir d’une telle histoire – ces « années de plomb » qualifiées de « guerre civile de basse intensité » -, est-ce que l’Italie aurait pu avoir recours à une forme d’amnistie pour clore autrement cette période ?
Je suis revenu voir Sergio Tornaghi en mai 2021, cette fois en Dordogne où il vit désormais. Si nous avions surtout parlé en 2004 de son parcours personnel et politique, nous avons cette fois évoqué son affaire plus précisément, son état d’esprit aujourd’hui, sa demande d’une décision juridique sur la base de son dossier, sa crainte d’une possible décision politique. Vivant modestement, il a besoin d’une somme conséquente pour assurer sa défense (voir ci-contre). Il s’agit donc ici d’un long entretien, en deux temps, afin de mieux comprendre le parcours d’un homme et une époque.
Pétition :
Cagnotte pour le paiement des avocats :
1/ Entretien réalisé pour Ancrage, mai 2021
Est-ce que vous attendiez cette nouvelle arrestation ?
Sergio Tornaghi : Mon avocat m’avait convoqué à Paris il y a plus d’un an pour m’annoncer que les ministres de la justice français et italiens étaient en train de préparer quelque chose suite à la ratification par l’Italie d’une convention européenne sur les extraditions. Cela voulait dire que ce n’était pas fini, que les vieilles histoires allaient recommencer. Je m’y attendais mais j’ai très mal vécu cette période. Cela fait 37 ans que je suis en France. La justice française a déjà rendu deux avis défavorables d’extradition, en 1986 et en 1998. A chaque fois ça semble s’arrêter, mais non. Il s’est passé 13 ans entre les deux premières, puis 23 ans jusqu’à aujourd’hui. La prochaine fois, il faudra qu’ils viennent me chercher au cimetière.
Quand nous nous étions rencontrés en 2004, Silvio Berlusconi était président du Conseil et des anciens responsables de l’extrême droite des années de plomb étaient également au pouvoir. Pourquoi selon vous cette nouvelle demande aujourd’hui ?
S.T. : Sincèrement, je ne sais pas, je ne comprends pas. Est-ce que c’est un coup médiatique ? On ne peut pas se cacher derrière un soi-disant besoin de justice pour clore une page de l’histoire italienne en ayant la peau de neuf papis et mamies ! J’ai 63 ans, je suis le plus jeune , et Giorgio Pietrostefani, a 77 ans.Plus de 90% de la population ne connaît pas cette histoire et on rabâche les mêmes choses depuis 40 ans. Les nouveaux hommes politiques en Italie, comme le leader d’extrême droite Matteo Salvini, ont quarante ans, ils étaient des bébés à l’époque. On dit toujours qu’on est responsables de tous les malheurs de l’Italie, comme si Berlusconi, la loge P2 et l’extrême droite n’avaient aucune responsabilité. Il suffit de lire pour comprendre tout cela. Personnellement, je crois plus à une forme de vengeance et de persécution. Ceux qui parlent de demande de justice au nom des familles des victimes sont des charlatans parce qu’il y a des familles de victimes dont ils n’ont rien à faire. Les familles des victimes de l’attentat de Bologne par l’extrême droite et les services secrets, ils s’en préoccupent ? On n’en parle plus. Les familles des gens qui ont été assassinés par les repentis ? On leur dit qu’elles doivent oublier leur chagrin parce que les repentis devaient être relâchés. On ne parle pas de toutes les familles de toutes les victimes. Pour certaines, il n’y aucune empathie, rien. Sincèrement, au bout de tant d’années, je pense que notre seul défaut a été de s’être appelé les brigades rouges. Si on s’était baptisé les brigades noires, peut-être que l’oubli aurait été plus rapide[2].
Vous demandez toujours une loi d’amnistie.
S.T. : Je ne comprends toujours pas qu’il n’y ait pas en Italie une loi d’amnistie pour terminer cette période, pour que l’on en parle librement en ouvrant les archives, que l’on connaisse les responsabilités de chacun, les nôtres et celles de l’État. On y verrait plus clair. C’est un peu léger de venir chercher des gens en France aujourd’hui avec des jugements rendus dans une situation historique et politique particulière, sans possibilité de revisiter les aspects judiciaires, sans nouveau procès.
Comment s’est passée votre arrestation le 28 avril ?
S.T. : La sous-direction anti-terroriste a frappé à ma porte à 6 heures du matin. Il y a eu deux minutes de tension mais une fois qu’ils ont vu papi et mamie dans leurs peignoirs, l’atmosphère s’est vite apaisée. Ils ont été très professionnels, sans agressivité. Ils m’ont amené au nouveau palais de justice à Levallois-Perret, j’ai parlé avec mon avocat, j’ai passé la nuit en garde à vue et le lendemain à midi, j’étais dehors. J’avais ma valise, prêt à partir à la Santé, comme un couillon… Je suis revenu à Paris le 5 mai pour la notification des pièces et pour fixer ma date du dépôt de mémoire et des plaidoiries des avocats, le 23 juin. Les avocats, deux Français et une Italienne, attendent de recevoir les pièces pour les analyser. Il faudra que le dossier soit complet. Si c’est le cas, la Cour se réunira peut-être pendant deux ou trois mois après pour analyser la demande d’extradition. Ensuite, selon la décision, il y aura peut-être la Cour de cassation, la Cour européenne des droits de l’homme. Je pense que cela va prendre quelques mois.
Par rapport à 1998, comme le vivez-vous aujourd’hui ?
S.T. : Sur le plan juridique, je ne crains rien. En 1986, à Paris, la décision de justice de non-extradition me concernant n’a pas été influencée par ce qu’on appelle la doctrine Mitterrand. C’est une décision de la Chambre. François Mitterrand avait déclaré que les gens qui auraient éventuellement un avis favorable d’extradition ne seraient pas extradés. Comme c’est le premier ministre et le président qui signent l’ordonnance d’extradition, même ceux qui ont eu un avis favorable n’ont pas été extradés. J’ai eu un avis défavorable, c’est la justice qui a décidé que je n’étais pas extradable. A ce moment là, je venais d’être condamné à perpétuité en Italie, en novembre 1984, pour complicité de meurtre. Le juge Pascal, de la Chambre d’accusation de Paris, a émis un avis défavorable à l’extradition. Je pense qu’il a bien regardé le dossier et qu’il en a conclu qu’on ne pouvait pas condamner quelqu’un à perpétuité sur ces bases. Il ne refuse pas l’extradition parce que les délits sont considérés comme politiques mais parce que la demande d’extradition revêt un caractère politique et non juridique. Il ne peut pas décider cela s’il n’a pas regardé le dossier. En 1998, Lionel Jospin avait déclaré qu’il respecterait la doctrine Mitterrand mais là aussi j’ai eu un avis défavorable d’extradition de la Cour de Bordeaux. Cette fois sur la question de la condamnation par contumace. Dans le débat juridique, il faut toujours une correspondance entre l’État requérant et l’État requis. Comme en Italie, contrairement à la France, on ne rejuge pas une personne condamnée par contumace, j’ai eu un refus judiciaire d’extradition. Cela recommence aujourd’hui car il n’y a pas de validité de la chose jugée. A chaque nouvel accord d’extradition, malgré les décisions de la justice française en ma faveur, la machine à extrader peut être relancée. On est dans le kafkaïen. Il y a prescription pour les chefs d’inculpation et extinction de la peine pour les condamnations au bout d’un certain nombre d’années, sauf pour la perpétuité. On va me reprocher la non-prescription de la peine à perpétuité.
La loi sur la contumace a changé en Italie, vous pourriez avoir un nouveau procès ?
S.T. : La loi a changé, il est maintenant indiqué que la personne condamnée par contumace sera rejugée, mais dans certains cas. L’article de loi précise : « sauf si… sauf si… sauf si… ». En clair, avec ces exceptions, il n’y aura pas de procès. Battisti en est l’exemple. Il est revenu en Italie, il est parti en prison et on ne le rejugera pas. Tous ceux qui ont été arrêtés le 28 avril sont dans les « sauf si ». Ce qui veut dire qu’en Italie, la condamnation par contumace est toujours définitive. J’ai demandé l’assistance d’une avocate italienne pour qu’elle vienne expliquer cela aux juges français.
Est-ce que vous êtes inquiet ?
S.T. : Si la volonté politique est celle de l’extradition et même si j’espère une décision des juges en ma faveur, cela sera compliqué. C’est ce qui m’inquiète aujourd’hui. Face à cela, on ne pourra rien. Si la justice est vraiment indépendante, si elle regarde les faits et si elle individualise sa décision, je suis absolument serein. L’incertitude est dans le volet politique. C’est complètement mystérieux pour moi, je ne sais pas ce qui a été décidé. Je trouve quand même que cela serait gros de me renvoyer en Italie crever en prison pour quelque chose qu’un repenti m’accuse d’avoir fait et que je n’ai pas fait. D’autres qui ont été arrêtés le 28 avril, comme Marina Petrella et Roberta Cappelli, sont dans la même situation. Elles ont des « complicités morales ». Elles avaient fait de la prison en Italie et avaient été relâchées avant l’appel. Quand elles ont vu qu’elle allaient prendre des années, elles sont parties. Elles ont revendiqué la responsabilité collective des actions de l’organisation mais comme elles étaient en cavale, elles ont été condamnées à perpétuité. Est-ce que tout cela va être considéré par la justice française, ou pas ? Je ne sais pas.
Aujourd’hui vous voulez dire le plus possible, pourquoi ?
S.T. : C’est ma dernière chance de pouvoir le faire. Je veux dire ma version. Si je pars en Italie, je n’aurai plus aucune chance de parler, de me défendre, de mettre sur la table l’absurdité des accusations contre moi. Il faut maintenant crever l’abcès. L’Italie ne veut pas d’une loi d’amnistie et je dois avoir au moins un endroit et un moment où je dis tout ce que je pense. Puisque c’est la dernière fois que je pourrai parler devant un tribunal, je vais demander aux juges d’avoir la patience d’entendre ce que j’ai à dire, même s’ils ne statuent pas sur le fond des accusations, sur l’État italien qui m’a condamné, ce qu’il était, ce qu’il est devenu et ce qu’il est aujourd’hui. Ils prendront leur décision mais je sais que c’est ma dernière chance. Si je rentre en Italie, je vais mourir en prison. C’est hors de question non seulement que je meure et surtout en prison en Italie. Pour moi, l’Italie est un chapitre clos. Les miens sont ici, ma vie est ici, mes enfants sont ici, tous ceux qui me sont chers sont ici. Je veux être enterré en France. Si je dois mourir, ce sera en France. C’est très clair pour moi, je tiens à ce qu’on le sache.
Le ministre de la justice français, Éric Dupond-Moretti, qui a également la nationalité italienne, a déclaré à propos de vos arrestations : « Aurions-nous accepté qu’un des terroristes du Bataclan, par exemple, parte vivre 40 ans tranquillement en Italie ? »
S.T. : C’est vraiment le fond de l’ignominie. Soit c’est une méconnaissance involontaire, et je ne sais pas quoi dire d’une telle ignorance à ce niveau de l’État. Soit c’est fait volontairement, et là, je n’ai pas les mots. C’est horrible de nous comparer à Daesh. Ça, ça me… Comment je peux répondre à ça ? Qu’est-ce que je peux dire ? Je me mets à insulter ? Je donne des arguments ? Il y a besoin d’arguments ? On est abasourdis. C’est tellement énorme que les bras m’en tombent. Si le trait commun entre nous et Daech est le mot « terroristes » alors je rappelle au ministre que Jean Moulin était un « terroriste » comme Nelson Mandela ou les pères fondateurs de l’état d’Israël, tous des « terroristes» !
Le ministre a ajouté : « C’est 363 personnes qui ont été tuées par ces terroristes, c’est 4 490 personnes qui ont été blessées ». L’extrême droite et les victimes qui lui sont attribuées ne sont plus du tout évoquées[3].
S.T. : On les a vite oubliés. J’invite ceux qui n’ont pas 60 ans à regarder ce que qu’a été l’attentat et la bombe de Piazza Fontana en 1969, 17 morts et 88 blessés, le début de la fameuse « stratégie de la tension ». Il y a beaucoup de choses à lire et comprendre sur Internet. On peut trouver ce qu’a été la loge P2 et ceux qui sont responsables de ces massacres. 52 ans après, personne n’est accusé de ce meurtre. Personne ! Quand il s’est produit, on a mis une centaine d’anarchistes de Milan en prison. Il en est resté trois dont Pietro Valpreda et Guiseppe Pinelli qui a lui été défenestré du commissariat. On ne sait toujours pas comment. Il y avait 14 personnes dans la pièce, dont le commissaire Luigi Calabresi qui a ensuite été assassiné. La famille de Calabresi a du chagrin, je le sais, tout le monde en a quand on perd un être cher. Mais la famille de Pinelli n’a pas de chagrin elle ? Dans la pièce d’où Pinelli a été défenestré il y avait 14 fonctionnaires. Peut être bien que Calabresi n’avait aucune responsabilité dans la mort de l’anarchiste Pinelli mais ce qui est certain, c’est que Pinelli n’avait rien à voir avec la bombe de la Banque. Pinelli aussi avait une femme et deux filles ! Pour cet attentat, il y a eu des procès et surtout des acquittements pour insuffisance de preuves. Il n’y a pas de responsables. Plus tard, l’attentat de la gare de Bologne en 1980 a fait 85 morts et 200 blessés. On n’en parle plus.
Que répondriez vous à des Français qui pourraient dire que l’Italie est une démocratie, que vous avez été un terroriste, que la justice de votre pays vous a jugé et que vous devez en répondre devant elle ?
S.T. : Ça me gêne pas de répondre devant la justice de mon pays mais si l’on me donne les moyens de répondre. Pour parler de justice, il faut revenir sur le dossier. Si les suppositions et les paroles d’un repenti valent une perpétuité, on n’est plus dans le cadre de la justice. On ne juge pas alors quelqu’un pour ce qu’il a fait mais pour ce qu’il est. Je voudrais bien rendre des comptes, dire ma version et qu’un juge prenne une décision à partir des faits. La nouvelle génération de magistrats en Italie a 35 ou 40 ans. Ils prennent les arrêts des Cours pour parole d’évangile. Pour eux, j’ai été condamné, point, on ne regarde rien d’autre. Comment me défendre et contrer les déclaration du repenti ? Tous ceux qui avaient les mêmes accusations que moi, port d’arme, subversion etc. ont tous été acquittés. Il y a des gens qui ont tué et qui sont sortis simplement en devenant repentis ou en confirmant des paroles de repentis. Sur le procès à Milan, 120 personnes ont été jugées en deux ans, en comprenant la cassation. Deux ans pour 120 personnes. Il fallait aller vite. C’était une justice particulière. Il fallait baisser la tête et tout accepter. Je n’ai pas voulu baisser la tête, je ne veux pas dénoncer.
Quand nous nous étions vus en 2004, vous défendiez Cesare Battisti comme d’autres personnes et des intellectuels en France. Il se disait innocent et ceux qui le défendaient le pensaient. Ses aveux ont choqué.
S.T. : Je ne veux pas rentrer dans les détails de ma pensée profonde sur Battisti parce que je vais être extrêmement désagréable. Celui qui ne calcule son engagement politique qu’en fonction de son seul intérêt personnel se trompe lourdement. Battisti espérait sans doute une clémence, une remise de peine en reconnaissant ces meurtres, mais il n’a rien gagné. Il est à l’isolement dans une prison de Calabre dans des conditions de détention épouvantables et il n’y aura pas de nouveaux procès. Son calcul de tout admettre, en espérant une forme de clémence à son égard, fait partie de son manque d’intelligence politique et de la situation réelle. Il est le trophée à balancer à la figure de tous ceux qui ont osé le défendre et le plus longtemps possible !
Le doute sur Battisti rejaillit sur vous très directement.
S.T. : Oui. Tout le monde se déclare innocent alors que tout le monde est coupable : c’est la conclusion et la réussite de Battisti. Pendant vingt ans, on l’a défendu bec et ongles en le disant innocent, et après il dit le contraire. Il a fait des dégâts énormes. Il a voulu se débrouiller tout seul, qu’il se débrouille tout seul maintenant. Le problème est qu’il a insinué le doute chez toutes les personnes qui l’ont soutenu pendant des années parce qu’ils étaient vraiment convaincus de son innocence. Leur cracher à la figure pour un calcul personnel, c’est ignoble.
Vous dites avoir toujours opté pour un positionnement politique et collectif.
S.T. : Bien sûr. En 1985, j’ai été le premier Brigade rouge arrêté à Paris, en même temps que Sandrini, de l’Autonomie ouvrière. Les Italiens qui étaient à Paris disaient qu’il ne fallait pas mélanger Tornaghi et Sandrini, les Brigades et l’Autonomie. L’un était le méchant, l’autre le gentil, et si on les mettait ensemble, les deux devenaient méchants. On faisait trois réunions par semaine et ça finissait toujours mal. A ce moment-là, il y avait beaucoup de gens qui jouaient à la révolution. C’était chic d’être une sorte de clandestin, de chuchoter « je suis des Brigades rouges mais je ne peux pas te le dire ». J’en ai connu beaucoup, y compris en Italie, des gens qui sont devenus des repentis deux minutes après leur arrestation parce qu’ils n’avaient pas de convictions bien ancrées. Je soutiens depuis le début, avec un échec épouvantable, que la bataille doit être menée de façon collective parce qu’on étaient tous soumis aux mêmes lois en Italie. Les lois d’exceptions ont fait des dégâts à tous les niveaux. Ils n’étaient pas plus gentils avec l’autonomie ouvrière et plus durs avec les Brigades rouges, ils étaient impitoyables avec tous les mouvements qui avaient ou pas une pratique de lutte armée. Mon point de vue a échoué, c’est pour ça que j’ai quitté Paris et que je me suis installé dans le Sud Ouest. Je ne voulais plus les voir. J’ai toujours fait de la politique, j’ai fait des bêtises éventuellement, mais politiques. Je n’ai jamais fait ça pour m’amuser, au contraire. 35 ans d’exil, c’est quand même quelque chose.
Quel chef d’inculpation a abouti à votre condamnation à perpétuité ?
S.T. : Le chef d’inculpation dit une complicité importante dans la conception, la préparation et la revendication d’un attentat. Voilà de quoi je serais responsable. En clair, j’ai choisi une cible, j’ai fait une enquête pour voir si c’était possible de tuer la personne et ensuite j’ai fait le tract de revendication. J’aurais fait ça tout seul, il n’y a personne d’autre inculpé pour le même fait !
Qui était la victime ?
S.T. : Renato Briano, le chef du personnel de l’usine dans laquelle je travaillais. Ces accusations ne viennent que d’un seul repenti, que j’appellerai F. Nous étions 15 dans la colonne Milanaise des usines de Sesto San Giovanni. Sur ces 15, il y a 13 repentis. C’est quand même étrange que sur ces 13, un seul repenti donne des éléments pour m’accuser. On aurait décidé, préparé, réalisé et revendiqué une opération à trois, F., un autre non repenti et moi ? Personne d’autre n’était au courant de rien ? Aujourd’hui, je veux parler très clairement de tout cela.
Renato Briano a été tué dans le métro par deux personnes, à visage découvert. Vous n’êtes pas accusé d’être l’un des deux meurtriers ?
S.T. : Non. L’un des deux a été tué par la police un mois plus tard. Selon des témoins, il était celui qui avait mis en joue les gens dans le métro. Celui qui a tiré n’a jamais été identifié malgré les témoins. Je n’ai jamais participé à une opération militaire, ni à l’étude, ni à la préparation, ni à la réalisation. Au sein des Brigades rouges, je n’ai eu que des rôles politiques. Ce qui veut dire faire des analyses politiques de la situation, en l’occurrence dans l’usine où je travaillais qui était en pleine restructuration. Je faisais le même travail pour le Parti communiste et pour le syndicat, à d’autres niveaux, avec un autre point de vue. Je n’étais pas un infiltré des Brigades rouges dans le Parti communiste ni l’inverse, je faisais de la politique sur les trois organisations. Chacune avait sa structure, ses militants, son point de vue, sa ligne politique et dans les trois je trouvais l’ensemble qui correspondait à mon point de vue personnel, à ma vision de la lutte politique et de la lutte des classes à ce moment-là. On intervenait dans les usines pour essayer d’accompagner les ouvriers et contrecarrer la restructuration en cours. On voulait stopper l’hémorragie à l’usine. Les usines fermaient les unes après les autres, on avait des licenciements par milliers. La colonne milanaise a été séparée de la direction stratégique des Brigades rouges de Rome qui disaient que l’on faisait du « syndicalisme armé » alors que eux voulaient porter le coup au cœur de l’État pour pousser à l’insurrection.
Vous n’étiez pas dans la branche militaire chargée des actions violentes et des meurtres.
S.T. : Tout ce qui était militaire, je n’y étais pas. Je ne voulais rien en savoir. Je n’aime pas les armes. On me dit que j’avais une arme quand j’allais distribuer des tracts. Bien sûr, mais je ne l’ai jamais utilisée. Il y avait un contexte où on pouvait être attaqués. On allait devant une usine à 5 heures du matin pour distribuer les tracts, on était masqués, on avait 10 minutes avant que la police n’arrive. On savait comment sortir de l’usine et rentrer chez nous sans la rencontrer. Je n’ai jamais tiré un coup de pistolet. Le repenti qui m’accuse, lui par contre, oui. Si on doit regarder les responsabilités collectives, je les assume, je ne renie pas mon action politique, mais une responsabilité individuelle comme celle-là, non.
Comment avez-vous réagi quand vous avez su que la branche militaire avait assassiné le chef du personnel Renato Briano ?
S.T. : J’avais travaillé de nuit à l’usine, j’avais pointé à 6 heures du matin, j’étais rentré chez moi, je partais me coucher pour dormir. C’est là, dans mon lit, avec ma radio, que j’ai appris aux infos son assassinat dans le métro. Ça m’est tombé dessus, j’étais extrêmement bouleversé, j’ai été très désagréablement surpris et face à une responsabilité dans une organisation qui devenait de plus en plus lourde.
Vous êtes interpellés en 1982 avec le groupe de votre quartier mais vous êtes assez vite relâché, pourquoi ?
S.T. : Il n’y a eu aucune enquête pour cette arrestation collective sur dénonciation. C’était comme on dit au grand filet : on ramasse tout, on met deux gifles, on menace les gens de faire de la prison et après on voit. A cette époque, avec les lois d’exception, on pouvait faire jusqu’à 11 ans de prison en préventive. Ils sont tombés sur quelqu’un pour qui onze ans était très long et qui est devenu repenti en balançant les copains. Plus il en mettait, plus vite il sortirait. Il m’a mis dedans et j’ai été accusé de port d’arme, de participation à bande armée, de propagande subversive, d’insurrection contre l’État et tous les trucs d’une organisation politique. J’ai été arrêté pour ça, c’était possiblement 11 ans de prison préventive, sauf si j’admettais les accusations. Ils n’avaient trouvé ni arme ni tracts chez moi, il n’y avait que les déclarations du repenti. Je les ai admises et neuf mois après, ils m’ont relâché. Le problème est qu’admettre ces faits renforçait les déclarations du repenti. On admet juste pour pouvoir sortir mais plus il y a de gens qui confirment ce qu’un repenti dit, plus cela renforce toutes les accusations du repenti. Et on commence soi-même à être considéré comme repenti puisque on a reconnu.
Vous revenez devant le juge plus tard.
S.T. : En mars 1983. Fin 1982, ils arrêtent d’autres gens au niveau de la cellule des usines. La première fois, j’avais été arrêté avec la cellule de quartier. Le juge me convoque en me disant qu’il y a des papiers à signer et là, il me cite plusieurs noms en disant qu’ils déclarent me connaître. Le juge me demande pourquoi je ne les ai pas dénoncés quand j’ai reconnu les faits. Je réponds qu’ils se trompent de personne, que je ne les connais pas. Dans ces gens là, il y a celui qui m’accusera de complicité de meurtre, le repenti F. A ce moment-là, il a déjà avoué une participation à trois homicides mais il n’a encore rien dit ni sur Renato Briano ni sur ma responsabilité. S’il m’avait déjà accusé de complicité, le juge m’aurait incarcéré aussitôt. Il ne faut pas être un aigle pour comprendre cela. Ce repenti est en train de donner tout ce qu’il sait de façon très détaillée ! Le juge me fait comprendre que je ne suis pas vraiment repenti et que mon attitude pourrait entraîner la remise en cause de ma liberté provisoire. Plus tard, au procès, quand l’avocat général demandera ma perpétuité, il dira : « il nous a trompés ». Il n’a pas dit que j’avais menti, mais que je les avais trompés.
C’est là que vous fuyez en France.
S.T. : Quand je sors du bureau du juge, je me dis que c’est mort. Je me vois déjà en prison, d’une manière ou d’une autre. Je rentre à la maison, je prends un sac, je mets deux pantalons, deux slips et trois chaussettes, et je pars. Le juge d’instruction avait ordonné mon arrestation, l a police est venue chez moi le lendemain matin. En mai 1983, le repenti F. n’a toujours pas parlé de moi et je ne suis toujours accusé que de port d’arme, propagande subversive etc. C’est plus tard, en juillet 1983, au cours de la troisième instruction de préparation du procès de 1984 que le repenti F. déclare que j’ai choisi la cible, que j’ai fait le repérage et que j’ai fait le tract de revendication. J’ai lu son accusation et il déclare : « on s’est rencontrés par hasard moi, Tornaghi et DM (un des chef de la colonne). D’après leur discussion, j’ai compris qu’ils parlaient d’une enquête en cours sur Briano. En effet, Tornaghi a dit qu’il est allé en bas de chez lui et que la zone était difficile a contrôler et qu’elle était peu adaptée à une action éventuelle. » Sur les 12 autres repentis, aucun n’infirme, confirme, ou rajoute quelque chose sur moi. Rien. Je trouve étonnant que cela ne fasse réagir personne. Ce repenti a donc entendu par hasard dire quelque chose et il en déduit ce qui devient pour la justice une « implication importante dans l’assassinat de Briano ». Et je prends, par hasard, perpétuité. C’est tout. J’ai gardé les coupures de journaux italiens de l’époque. A la fin du procès, un journaliste écrit : « A la surprise générale, une 19ème perpétuité pour Sergio Tornaghi ». A la surprise générale. Donc voilà.
Pourquoi ce repenti vous aurait accusé ?
S.T. : Je ne sais pas !
Vous n’avez aucun moyen de prouver votre innocence ?
S.T. : Autant que F. peut prouver ma culpabilité. C’est sa parole contre la mienne. Entre la parole d’un repenti et la parole d’un non repenti, le choix est vite fait. Surtout à ce moment-là.
F. était dans la branche militaire ?
S.T. : D’après tout ce qu’il a avoué, c’était le gros bras, celui qui voulait être partout, dans toutes les actions, il était très fort, il n’avait peur de rien etc. Il était bien placé dans la branche militaire. Quand ils l’ont arrêté, il a tout balancé deux jours après. Il a donné beaucoup de détails sur beaucoup de choses. Il faisait notamment partie d’un commando qui a causé la mort d’un carabinier. Il aurait aussi fait partie du commando de l’homicide Mazzanti, le dirigeant de son entreprise, les aciéries Falck. Il a plusieurs responsabilités assez importantes dans des actions militaires. Quand on regarde l’organisation du meurtre de Mazzanti, il y a beaucoup de gens impliqués pour l’organisation et le repérage, au moins quinze personnes. F. déclare qu’il m’aurait croisé « par hasard » en train de discuter avec un autre militant et il aurait compris que nous parlions de Renato Briano. Quand on sait ce que ça voulait dire de faire une opération de ce type, j’aurais été le seul à tout organiser et personne d’autre n’aurait été au courant, aucun autre repenti à part F. ne se souviendrait de rien ? C’est pour cela que je pense que F. m’accuse de ce qu’il a fait.
Qu’est-ce qui fait que vous êtes quand même resté dans l’organisation si vous étiez contre la violence ? Il y aura d’autres meurtres ensuite, jusqu’à l’arrestation collective de votre groupe.
S.T. : Il avait été décidé que les deux branches allaient de concert, la branche militaire et la branche politique. C’était ce qui était décidé à l’époque. Je ne peux pas me désolidariser d’un aspect ou de l’autre. Les usines étaient sous pression, il y avait beaucoup de licenciements, ça pouvait exploser d’un moment à l’autre. L’organisation était nationale, il n’y avait pas que Milan, il y avait toutes les grandes villes italiennes, c’était un projet global. Ce n’était pas comme Action directe en France avec 20 personnes. Rien qu’à Milan, le procès concerne 120 personnes, et il y a plus de 200 personnes qui gravitent autour des militants. Il y avait par exemple en préparation un assaut de la prison de Milan pour libérer les camarades. C’est une opération qui demandait beaucoup de monde. L’organisation était très importante et il y avait une adhésion de beaucoup de gens, c’était très facile de recruter. Je suis d’accord : pourquoi je ne me suis pas retiré ? Je ne faisais pas encore partie des Brigades rouges quand il y a eu l’assassinat d’Aldo Moro. La moitié des Brigades rouges étaient contre cet assassinat et c’était aussi ma position. La démocratie chrétienne a lâché Aldo Moro et ils espéraient qu’il serait tué pour durcir les lois d’exception. Quand les camarades de Rome l’ont tué, d’un point de vue strictement politique, c’était, pour moi, une grave erreur. Ils auraient dû le relâcher. Pour répondre à votre question, à cette époque, dans ce contexte, si je dois arrêter l’action politique, je m’arrête tout le temps parce que la violence est là. Il y avait chaque jour une opération armée quelque part en Italie. La violence faisait partie du quotidien du pays.
Avec le recul, que pensez-vous de l’usage de cette violence dans l’action politique ?
S.T. : J’ai changé d’avis depuis très longtemps ! Le choix de l’affrontement violent en politique nous coûte toujours trop cher. Le choix de la violence est mortel pour défendre notre vision du monde. Les meilleurs d’entre nous sont morts ou incarcérés pour de nombreuses années. Nous avons perdus des gens magnifiques, avec un idéal, prêts à tout pour essayer de changer quelque chose. Il nous faut une grande bataille d’idées, même si c’est de plus en plus difficile. Il n’y a que le travail sur les consciences qui peut faire quelque chose pour qu’un changement advienne. Je lutte toujours pour le communisme et je rêve toujours d’un monde meilleur.
Est-ce que les ouvriers de l’usine soutenaient les Brigades rouges ?
S.T. : C’est un aspect qui m’a perturbé à l’époque et qui ne m’a pas plu. Les ouvriers, plutôt que s’approprier la révolte, attendaient que les Brigades rouges fassent le travail. Cela a été une grosse déception pour moi. Ils avaient conquis des espaces de liberté au sein de l’usine en disant aux chefaillons « fais gaffe parce que sinon les brigades rouges vont s’occuper de toi ». On pensait qu’on allait produire de l’auto-organisation des ouvriers. Politiquement, on s’est trompé sur le rôle de l’avant-garde.
Qui a gagné en Italie ?
S.T. : L’État qui a gagné en Italie, au delà de ses responsabilités pendant cette période, face à nous qui étions peut-être des rêveurs et des assassins, a mis l’Italie dans l’état où elle est aujourd’hui. Qu’est ce que c’est l’Italie aujourd’hui ? Le néo-libéralisme a avancé partout mais en Italie à des niveaux… On est revenus au travail à la tâche. Des gens sont embauchés à l’heure ou à la journée, le code du travail est une catastrophe. Ils ont bien sûr gagné mais la classe politique qui a mis toute une génération en prison a fini en prison aussi : corruption, liens avec la mafia etc. et je ne pense pas que ça se soit arrangé depuis. Je dois dire que je ne connais plus beaucoup la situation politique italienne, je ne m’en occupe plus, mis à part ce que nous recevons par les médias sur la monté du fascisme, comme ici !
Depuis que vous êtes ici, vous n’êtes pas sorti de France.
S.T. : Non. Je ne me plains pas, c’est une prison dorée. J’ai visité toute la France que je connais assez bien. Avec 24 ans en Italie et presque 40 en France, je me sens plus Français qu’Italien. Quand je suis arrivé, j’avais une certaine idée de la France. Je venais d’un pays où pour faire de la politique, il fallait avoir fait de la prison, j’exagère juste un peu. En France, si tu avais fait de la prison, tu ne pouvais plus faire de la politique. J’ai l’impression que cela a changé.
En 2004, vous disiez que vous raconteriez cette période de votre vie à vos filles. Vous l’avez fait ?
S.T. : Je leur ai surtout raconté et expliqué pourquoi j’ai fait ça, avant de leur raconter comment. Le pourquoi va rester. Quand elles prennent dans la figure ce que disent les médias, elles voient que le comment est très aléatoire dans la vie. Elles ont confiance en moi, je peux leur raconter ce que j’ai fait à cette époque-là, elles me croient. J’ai deux filles qui n’aiment pas les injustices. Pour moi, c’est une réussite dans leur éducation.
2/ Entretien réalisé en 2004 pour Le Passant ordinaire, repris ici dans une version plus longue :
De quel milieu social êtes-vous originaire ?
Ma mère était ouvrière dans une grande surface et mon père était technicien chez Olivetti mais j’ai grandi chez mes grands-parents. J’habitais Sesto San Giovanni, la banlieue rouge de Milan. Pendant la guerre, on l’avait appelée la Stalingrad italienne. C’était une ville de 100 000 habitants la nuit et 400 000 le jour avec les ouvriers qui venaient travailler dans les grandes usines. C’était une très grosse ville ouvrière. Mes parents n’étaient pas très politisés. Par contre mes grands-parents maternels étaient des ouvriers agricoles. Quand je revois 1900 de Bertolucci, je retrouve mes grands-parents. Du côté de mon père, mes grands-parents étaient des anciens socialistes passés entre les mains des fascistes dans les années vingt et trente et qui ont ingurgité pas mal de litres d’huile de ricin. Mon grand-père, on pouvait lui parlait de tout, sauf des fascistes ! Cinquante après, il ne supportait toujours pas. C’est sûr qu’ils ont contribué à ce qui s’est passé pour moi après. C’était un ensemble. J’ai vu mon grand-père maternel travailler la terre pour vivre dans une pièce de 9 m2, payé au lance-pierre, mendier un litre de lait et un kilo de farine pour faire du pain… Cela a eu une influence, mais je n’ai pas eu une éducation politique. C’est plus ce que j’ai vécu et ce que j’ai vu.
Qu’est-ce qui a déclenché votre engagement politique ?
Il y a notamment une chose qui m’a marqué. À l’âge de douze ans, j’avais séché l’école avec des copains et on s’était promené place du Dôme à Milan. J’avais douze ans et je pensais surtout à taper dans un ballon. Je ne savais pas que c’était le lieu où les néofascistes régnaient en maîtres. Je crois que Gianfranco Fini[4] doit très bien connaître ce lieu, il faisait beaucoup de réunions avec les néofascistes à ce moment-là. Je me promenais avec mes copains, habillé comme c’était la mode à l’époque, avec un manteau militaire. J’ai appris que s’habiller de cette façon-là, c’était être de gauche… On a été entouré par quatre grands gaillards dont un m’a pointé un couteau dans le dos en me disant : « tu sais que c’est très risqué de se promener ici habillé comme ça ». J’ai eu la peur de ma vie. Je pense que je me suis dit à ce moment-là que des peurs comme ça, je ne voulais plus en avoir ! Après, les choses se sont mises en place quand je suis arrivé au lycée, en 1972. C’était beaucoup de discussions, d’initiatives de la part des jeunes, une envie de reconquérir des espaces, une mise en discussion de l’enseignement… Comme le 68 en France. On ne faisait pas des choses extraordinaires. J’ai construit ma conscience politique à cette époque mais je pense que le moment des douze ans m’a beaucoup marqué.
On oublie souvent de le dire mais les années de plomb en Italie ont été un moment d’ébullition culturelle.
A Sesto San Giovanni, la banlieue de Milan où j’ai grandi, il y avait beaucoup d’usines qui fermaient. Elles étaient souvent destinées à des projets immobiliers. Nous, on occupait les usines pour faire des centres sociaux, des lieux où se retrouver sans contraintes d’argent. C’était très riche, on avait des activités tout le temps. Il y avait aussi un réseau d’artistes qui venaient, on avait des activités culturelles tous les soirs, de la musique, du théâtre, des cours de danse… L’espace était à prendre et les idées ne manquaient pas.
À cette époque, les mouvements de d’extrême-gauche en Italie apparaissent-ils en réaction à la présence des groupes néofascistes ?
Le 68 italien durait déjà depuis une bonne dizaine d’années. Au début des années soixante, la classe ouvrière qui sortait de la guerre, qui avait reconstruit le pays, qui avait évincé les fascistes de la direction politique du pays, ces gens voyaient que la richesse recommençait à circuler. Ils demandaient donc une petite participation au développement et ils ont eu droit à la même chose que les paysans dans les années 1920 avec les propriétaires fonciers : ils se sont retrouvés face à la mise en place d’organisations néofascistes qui les agressaient en bas de chez eux, surtout les militants syndicaux et politiques. Même si ce n’était pas notre génération, cet espèce de retour d’une histoire qu’on avait malgré tout connue parce que les parents en avaient parlé a forcé une bonne partie du mouvement à se donner les moyens de se protéger, de faire face à cette nouvelle sortie du néofascisme en Italie.
Avant d’entrer dans les Brigades rouges, quelle était votre activité politique ?
Les Brigades rouges, ce n’est ni une rupture ni un changement dans ma vie. C’était l’évolution logique de quelqu’un qui a commencé à faire de la politique vers l’âge de 14 ans, qui a milité dans les organisations étudiantes. Après, j’ai fait l’armée et à ce moment-là, il y avait ce que l’on appelait les « prolétaires en uniformes », des organisations à l’intérieur de l’armée qui revendiquait une approche de l’armée disons de gauche. Ensuite, je suis rentré à l’usine, au parti communiste, au syndicat, j’ai participé aux luttes… Après, il y a eu une évolution dans cette période historique qui m’a amené à entrer en contact avec une organisation politico-militaire qui était les Brigades rouges. C’est une évolution de beaucoup de gens de l’organisation, même les créateurs qui étaient avant ingénieurs chez Siemens, la Breda… Ils ne sont pas tombés là-dedans comme s’ils l’avaient décidé un jour en se réveillant. C’était une évolution dans l’organisation du mouvement ouvrier.
Les Brigades rouges étaient vraiment présentes dans le milieu ouvrier ?
Elles faisaient partie du panel des organisations politiques et syndicales présentes en Italie. Le mouvement à Milan avait vraiment des origines ouvrières. A Rome, c’était plus dans les quartiers, à Florence ou Bologne plus des étudiants. À Milan, comme à Venise, tout le monde sortait du parti communiste ou du syndicat. C’était une réponse à une répression. Il faut savoir ce que faisait l’État à ce moment-là en Italie. L’État était constitué de la Démocratie chrétienne avec Andreotti, avec les tentatives de coups d’État, avec l’activité des services secrets dans la stratégie de la tension… Ce ne sont pas les BR qui ont créé la situation en Italie ! Les BR se sont organisées pour répondre à un état de fait, pour essayer d’organiser la résistance du mouvement ouvrier.
Vous faisiez partie de la branche politique des BR.
C’était un ensemble. Les Brigades, dans l’analyse marxiste-léniniste, était une organisation politico-militaire. Il y avait les deux aspects. On organise le débat, le développement des idées, et en même temps, parce qu’on sait qu’on va avoir de la réaction en face, on se donne les moyens de se défendre. La rupture se fera avec Aldo Moro. Là, les BR considèrent que le moment est venu de porter le coup au cœur de l’État, que les intérêts sont bien clairs et antagonistes entre un gouvernement à la solde du patronat et le mouvement ouvrier qui veut, en clair, partager le gâteau. Le mouvement ouvrier ne demande pas plus. La question du changement absolu du régime politique commence à se poser quand, en effet, il n’y a plus de possibilité de retour en arrière. Et le parti communiste se plie parce qu’il sait très bien que les Américains ne permettront jamais que l’Italie devienne une base des pays de l’Est. Ces intérêts-là, ils m’échappaient à l’époque. Moi j’étais plus dans l’immédiateté et la vie de tous les jours. Ça me dépassait. Pour revenir à votre question, Il y a une séparation comme dans toute organisation politique. On a un débat politique qui englobe tout le monde, tout le monde dit ce qu’il pense, comment il faut faire… et après, en effet, il y a une partie qui s’occupent d’actions militantes. Évidemment, il y avait des armes, on avait besoin d’une organisation militaire, chacun avait des tâches différentes. Mais c’est un ensemble, les responsabilités ne sont pas séparées.
C’est le moment où les groupes d’extrême-droite commettent des attentats aveugles et tuent plus de gens que les organisations militaires d’extrême-gauche.
Oui, ils ont fait ça et ils ont mis en place la stratégie de la tension. Ils ont fait le choix de créer une situation de tension pour que les gens normaux demandent plus de sécurité, plus de pouvoir pour la police à cause des bombes et des attentats. Le problème du gouvernement à ce moment-là, c’est l’insécurité, mais elle est surtout dans les rues parce qu’il y avait des manifestations tous les jours, des grèves, des échanges violents avec les forces de l’ordre… La stratégie de la tension, ce sont les services secrets italiens et le gouvernement. De toute façon, ils ont été démasqués, comme pour la mise en place de la structure le Gladio[5]. Si le pouvoir ouvrier avait pris plus d’ampleur et le parti communiste plus de responsabilités, ils étaient prêts à faire sauter le pays. Ce qu’ils ont fait à Piazza Fontana en 1969, ils l’auraient fait tous les jours dans tout le pays ! Maintenant, ils expliquent leur projet bien assis dans leurs bureaux. Berlusconi, qui faisait partie de la loge P2, est premier ministre. Gianfranco Fini, qui faisait partie de l’organisation Avanguardia nazionale, qui a justement des responsabilités dans cette période pour des attaques physiques contre les militants de gauche, puis du MSI, est vice-premier ministre ! Voilà où l’Italie de cette période-là en est aujourd’hui. Ça fait presque rire qu’ils s’acharnent sur une centaine de militants des mouvements de gauche qui sont dispersés de par le monde.
Votre accusation repose sur la parole d’un repenti.
Le problème judiciaire en Italie est qu’à partir du moment où vous n’êtes pas repenti, on vous met sur le dos toutes les activités propres à votre organisation. Il n’y a même pas à chercher où sont mes responsabilités, ça n’a pas de sens et ça ne les intéresse pas. L’important est : vous êtes repenti où vous ne l’êtes pas. Si vous êtes repenti, vous pouvez avoir fait les pires saloperies, il n’y a pas de souci. Si vous n’êtes pas repenti, on vous met tout sur le dos. À la limite je veux bien assumer des responsabilités face à la justice, mais il faut qu’il y ait une autorité morale capable de juger. C’est là que la bataille pour l’amnistie devient intéressante parce que l’amnistie permet de parler tranquillement et ouvertement des responsabilités de chacun. Je veux bien prendre mes responsabilités mais je ne peux pas maintenant parce que si je raconte quelque chose, automatiquement, ça peut devenir un élément contre moi. Le principe des repentis est de raconter une chose vérifiable. Avec un ticket de café par exemple, vous dites qu’on a pris un café ensemble, c’est vérifiable, et après vous dites qu’on a tué trois personnes ensemble. Le ticket de café vaut preuve pour le reste ! Ce n’est pas de la justice. En plus, ce n’est pas un débat qui peut être limité au judiciaire, il y a aussi tout l’aspect historique, les responsabilités, d’un côté comme de l’autre. Il faudrait que tout le pays le prenne à cœur.
Vous êtes le seul de la colonne milanaise Walter Alasia à être sorti d’Italie, est-ce que vous comprenez les repentis ?
Sur le plan humain, je peux les comprendre. Un repenti est quelqu’un qui voit devant lui des années et des années de prison, à qui on propose de s’en sortir en disant tout ce qu’il sait et tout ce qu’il ne sait pas, tout ce qu’il peut imaginer, inventer… Je peux à la limite les comprendre. Ce que je regrette, c’est qu’une attitude face à un événement de ce type clôture toute discussion. Ça légitime le pouvoir en place, comme si les repentis disaient la vérité. On arrange la vérité comme elle nous plaît, il n’y a plus de débat judiciaire et historique. On se limite à la parole des repentis comme si elle était la vérité alors que tout historien sait très bien que, sur un événement, il y a plusieurs approches et plusieurs points de vue.
Vous regrettez les victimes de cette époque ?
Je regrette tous les morts, mais je dis bien tous les morts. Il n’y a pas des morts qui valent cent et des morts qui ne valent rien. Je regrette tous les morts, je l’affirme. Aujourd’hui je sais que ce n’était pas la meilleure chose à faire et à laisser à nos enfants. Mais on se retrouve dans des situations d’autodéfense. Il faudrait être tous des Ghandi. Jusqu’où peut-on se laisser faire ? je ne sais pas. Ça dépend également pourquoi quelqu’un fait quelque chose, le problème est là. On doit toujours trouver des bonnes explications aux actions. Personnellement, je n’ai pas fait ce que j’ai fait pour m’enrichir. Je l’ai fait parce que je croyais en quelque chose dont le principe était de s’occuper du bonheur des autres. C’était peut-être prétentieux d’accord, mais c’était ça, le bonheur de tous.
Quand vous parlez des morts, vous dites aussi qu’on ne demande pas de comptes à l’autre camp.
Non, on ne le fait pas. Cela devrait être l’action de n’importe quel État. Les lois d’exception donnent plus de pouvoir à la police qu’à la justice. La réalité italienne est celle-là, les lois d’exception existent depuis 1975, depuis trente ans, et on ne les a pas enlevées parce qu’elles rendent service.
Qu’est-ce qui vous révolte le plus dans la demande d’extraditions ?
C’est le problème de l’autorité morale qui demande ça. Que représente le gouvernement italien aujourd’hui ? On dit que l’Italie n’est pas une république bananière, mais on a un premier ministre propriétaire de 90% des moyens de communication, un vice-premier ministre qui vient des rangs de l’extrême-droite responsable, par ses liens avec les services secrets, des années d’attentats et de meurtre. On a un troisième ministre, Umberto Bossi, un xénophobe qui prône la fédéralisation de l’Italie et qui pousse le pays vers la guerre civile… Franchement, si ces gens-là me demandent des comptes, j’ai du mal à leur en donner. Même si je rentrais en Italie, je ne pourrais pas leur expliquer mon point de vue. Il n’y a aucune marge pour discuter.
Il n’y a pas de pardon à demander ?
Je demande, comme d’autres, dont quelques parlementaires en Italie, une amnistie qui permet de dégager et soulager l’histoire. Quand je parle en France, je dois faire attention à ce que je dis parce que cela pourrait être retenu contre moi, c’est encore d’actualité. Avec l’amnistie, on pourrait tout raconter mais de tous les côtés. Il ne faut pas croire qu’il y avait les bons d’un côté et les méchants de l’autre. Malheureusement, ce sont eux qui ont toujours le pouvoir. Ils ont gagné ce qu’ils ont appelé la guerre en Italie mais une guerre n’est pas finie tant que les prisonniers ne rentrent pas chez eux.
Si c’était à refaire ?
Si on se met dans les mêmes conditions et que je suis le même, je referais. C’était presque inévitable, personne ne m’a forcé, j’ai été emporté par une vague et en même temps la vague ne m’a pas anéanti. Elle correspondait à ce que je demandais, il y avait un échange. Je ne cherchais pas une satisfaction individuelle, je croyais qu’un monde meilleur était possible pour tous. Je le rêvais. Je suis peut-être un peu désabusé aujourd’hui mais j’y crois toujours. Il vaut mieux croire à ça plutôt que de se résigner et choisir son camp. Ce manichéisme ne m’intéresse pas. À ce moment-là, toutes les possibilités étaient ouvertes, dans le meilleur comme dans le pire. J’ai trouvé quelque chose dans la politique qui me satisfaisait.
Vous avez entamé une autre vie ici, vous dites que vous vous sentez plus français qu’italien.
C’est sûr. A partir du moment où je n’ai pas été extradé en 1986, j’ai décidé de vivre ici. Je m’intéresse à ce qui se passe ici. Et si demain, par chance je peux rentrer en Italie comme un citoyen libre, je pense que j’aurais beaucoup de mal. J’avais du mal il y a trente ans alors aujourd’hui… avec cet espèce d’aplatissement de la réalité politique, ce serait très difficile pour moi.
Quand on vient en France après ces années d’engagement et qu’on ne doit plus faire de politique comme avant, comment ça se passe ?
La seule chose qu’on arrête, c’est faire de la politique active. Après, faire de la politique, c’est être présent là où on est, savoir comment notre société évolue et trouver sa place dans la société par rapport à ce qu’on pense et ce dont on rêve. La politique continue toujours, on essaie de faire des petites choses qui permettent à des gens de conquérir collectivement des espaces.
Comment vous avez raconté à vos filles l’épisode des Brigades rouges ?
Je n’ai rien raconté, c’est la police et la préfecture qui leur ont raconté quand ils sont venus en 1998 me chercher devant l’école maternelle de ma petite. Je voulais attendre quelques années pour leur raconter. Maintenant je leur explique, elles commencent à comprendre. Ce que j’ai fait, ce que je n’ai pas fait : j’aurai des discussions avec elles, pendant des années.
Pourquoi un tel acharnement du gouvernement italien ?
Je pense qu’ils ont toujours envie de marquer le fait qu’une partie de la société italienne aurait perdu une bataille à un moment donné, et redire qu’ils l’ont perdue pour toujours. Le mouvement revendicatif de cette époque n’a aucun droit de citer dans la société italienne, ils veulent marquer le fait qu’on ne peut pas oublier quelqu’un qui essaie de remettre en discussion un État qui de toute façon s’octroie tous les droits. Il y a de plus en plus en Italie des mouvements de contestation à partir des altermondialistes, des syndicats aussi, des mouvements autonomes dans les lieux de travail et dans la société. Il y a en fait des peurs de reprises des luttes sociales. On veut couper les jambes à ce mouvement en leur montrant que de toute façon, il n’y a pas de voie alternative à celle que Berlusconi propose. Je crois que c’est une reprise en main de la société italienne, pour couper toute velléité de contestation.
[1] Giovanni Alimonti, Enzo Calvitti, Narciso Menenti, Giorgio Pietrostefani, Roberta Capella, Marina Petrella, Luigi Bergamin et Raffaele Ventura. Maurizio Di Marzio est toujours recherché. Ils sont âgés de 63 à 77 ans.
[2] Allusion au terrorisme « rouge » opposé au terrorisme « noir », le premier ayant été lourdement réprimé et le second ayant, selon par exemple Wikipédia, « bénéficié d’une relative impunité ».
[3] Les statistiques officielles italiennes estiment que deux tiers des violences (rixes, guérillas, destructions de biens) des années de plomb sont imputables à l’extrême droite et un tiers à l’extrême gauche. De la même façon, sur les 363 morts, deux tiers sont attribués à l’extrême droite. Le nombre de condamnations concerne dans sa grande majorité des membres de mouvements d’extrême gauche, 4087 personnes. Les organisations d’extrême droite sont par ailleurs responsables de la presque totalité des attentats de masse, à l’aveugle. La « stratégie de la tension » était de faire imputer ces attentats à l’extrême gauche pour provoquer la venue d’un pouvoir autoritaire face à la menace communiste.
[4] Ancien président du parti néo-fasciste Mouvement Social Italien (MSI), ministre des Affaires étrangères de Silvio Berlusconi, président de la chambre des députés de 2008 à 2013.
[5] Le Gladio, Le Glaive, est un réseau créé après la Seconde guerre mondiale pour sa partie italienne par le ministre de l’Intérieur Mario Scelba pour contrer une éventuelle invasion soviétique, en lien avec la CIA, le M16. Selon une enquête de parlementaires italiens, le Gladio aurait bien participé la stratégie de la tension. L’existence du Gladio n’a été reconnue officiellement qu’en 1990 par le premier ministre Andreotti.