Par Bruno Philip
Enquête Dans des discours internes prononcés en 2018, le dirigeant d’alors du Xinjiang, Chen Quanguo, et le ministre de la sécurité publique chinoise, Zhao Kezhi, se félicitaient des premiers résultats de la répression contre la minorité musulmane ouïgoure.
« Les forces séparatistes et les personnes “à double face” [traîtres] doivent être écrasées et réduites à néant ! » Cette promesse, faite lors d’un discours interne, prononcé en petit comité le 15 juin 2018 à Urumqi par Chen Quanguo, alors secrétaire du Parti communiste chinois (PCC) du Xinjiang, illustre, avec une acuité inédite, l’état d’esprit des personnages chargés de mettre en œuvre une politique de répression violente, élargie et systématique non seulement contre tout militant de la « cause » séparatiste et islamiste, mais aussi contre toute personne, parmi les minorités musulmanes du Grand Ouest chinois, pouvant présenter une menace potentielle à l’intégrité de la République populaire.
Ce discours fait partie d’une nouvelle fuite de documents sensibles et confidentiels obtenus par Adrian Zenz, anthropologue allemand spécialiste de cette région du Grand Ouest chinois. Ces révélations, publiées le 24 mai sous le nom de « Xinjiang Police Files », ont été vérifiées par un consortium de médias internationaux, dont Le Monde.
L’allocution offre aussi une vue détaillée des moyens mis en œuvre pour briser le « terrorisme », notion qui, en Chine, ne se limite pas à désigner les attentats ou attaques ayant effectivement eu lieu au Xinjiang, à Pékin et dans la province du Yunnan (principalement entre 2009 et 2014), mais peut aussi englober un spectre plus vaste : même les comportements bénins de musulmans, principalement ceux de l’ethnie ouïgoure, se contentant de lire le Coran, de prier, de se faire pousser la barbe ou de s’habiller avec des vêtements traditionnels, sont désormais considérés comme des signes avant-coureurs de radicalisation. Et, donc, de visées terroristes.
Sans pitié
Au Xinjiang, la Chine doit, en effet, se garder des « maux » du séparatisme (ouïgour) et de l’extrémisme (musulman) – les deux étant confondus par ce hiérarque du régime, au sens où ils sont considérés comme une menace quasi existentielle à l’unité de la région autonome ouïgoure du Xinjiang, selon la terminologie officielle : « La lutte contre le séparatisme au Xinjiang se déroule sur le long terme, elle est complexe, dure et parfois même violente. »
Chen Quanguo, 66 ans, est considéré comme l’un des architectes pivots de la mise en place de l’appareil répressif de cette région politiquement « sensible », où il fut secrétaire du PCC entre 2016 et 2021. Il avait occupé le même poste au Tibet, à partir de 2011, soit trois ans après les émeutes antichinoises de Lhassa, qui avaient éclaté en mars 2008, peu avant les Jeux olympiques de Pékin. Sa gestion pour le moins radicale de la situation au « pays des neiges » lui avait valu les félicitations des autorités, louant l’efficacité d’un système de contrôle jugé comme un « modèle » du genre. M. Chen fut d’ailleurs le seul dignitaire à occuper, tour à tour, les fonctions de numéro un des deux régions dites « autonomes » du Tibet et du Xinjiang, où la situation sociale et politique a été, durant des années, la plus volatile de tout le pays. Une conséquence de la « colonisation » de ces territoires par les Chinois han, l’ethnie principale de la République populaire.
Prononcé en présence du ministre de la sécurité publique, Zhao Kezhi, « flic en chef » du régime, le discours est, ce jour-là, à la fois l’occasion pour M. Chen de vanter la tâche accomplie pour en finir avec les maux mentionnés ci-dessus, mais également d’expliciter la stratégie mise en œuvre en des termes d’une virulence que le régime réserve à des aréopages triés sur le volet. Cette politique d’« anéantissement » sans pitié des « terroristes » ou assimilés explique et justifie, affirme le ministre, le haut niveau de concentration carcérale dans la région, ainsi que l’établissement au Xinjiang de centres de « rééducation » où l’on tue dans l’œuf toute dérive islamiste ou nationaliste chez de simples citoyens.
« Les sources de l’extrémisme ont été bien contrôlées, l’arrestation des imams “sauvages” bien orchestrée, et les “4 ruptures” bien accomplies », se félicite le chef de la province. Ce dernier terme, constamment présent dans le jargon officiel, fait référence aux nécessités, pour policiers et fonctionnaires, de « casser » les « lignées » des familles, les « racines » des populations, leurs « relations » avec l’extérieur et même leurs « origines »
« Ne pas baisser la garde »
Se référant aux camps d’internement, M. Chen précise ensuite que les personnes condamnées « à moins de dix ans d’emprisonnement » sont donc l’« objet de transformations par l’éducation », notamment à des fins de « déradicalisation ».
Parce que les « forces séparatistes [partisans de l’indépendance du Xinjiang] ont renversé le dogme gouvernemental prônant que la religion doit s’adapter au socialisme en un autre consistant à édicter que le socialisme doit s’adapter à la religion », l’orateur précise ce que devrait être la stratégie à adopter pour les prochaines années – c’est-à-dire jusqu’à aujourd’hui et au-delà. « Notre approche ne consistera plus à passer d’une période de politique stricte à une période de politique plus relâchée, et inversement, comme cela a été le cas dans le passé », promet-il. Il s’agit, en effet, désormais, conformément aux « enseignements » du président Xi Jinping, de ne « pas baisser la garde pour un moment », car le Xinjiang est le lieu « où les Etats-Unis complotent contre la Chine pour la contrôler ».
Cette assertion, capitale pour comprendre comment les hiérarques du parti justifient – ou instrumentalisent – la « menace » américaine, sera par ailleurs abordée le même jour par Zhao Kezhi, en visite au Xinjiang. Cet homme de 68 ans, que l’on dit très proche de Xi Jinping, prend la parole après Chen Quanguo et se lance alors dans une explication qui a pour but de dénoncer le « double jeu » de Washington, accusant ce dernier d’utiliser les causes « séparatistes » pour affaiblir la Chine : « Les forces antichinoises aux Etats-Unis et en Occident ont toujours considéré la question du Xinjiang comme une façon d’endiguer la Chine, poursuivant une politique duelle en ce qui concerne leur politique antiterroriste, et [dont l’un des volets] consiste, ouvertement ou secrètement, à soutenir les combattants du “Turkestan oriental” [une organisation séparatiste ouïgoure] afin de profiter du chaos au Moyen-Orient et de continuer de guider les actions terroristes autour de nous, de plus en plus à l’est. »
La logique du régime se montre ainsi dans ce qu’elle a de plus imparable : s’il y a du terrorisme au Xinjiang, ce n’est pas seulement en raison de la double « diablerie » que sont les tendances séparatistes et religieuses radicales, c’est également, même si l’Occident est lui-même victime du djihadisme criminel, la faute des Etats-Unis et de leurs alliés, les actions terroristes étant instrumentalisées par eux en Chine en aidant les séparatistes. « Nous avons cinq ans pour achever la stabilité complète [de la région] », avait alors promis M. Zhao. C’était il y a quatre ans. La promesse et ses conséquences ne manqueront pas d’être au cœur des discussions que va avoir, cette semaine, la haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, avec les dirigeants chinois. Arrivée lundi en Chine, elle doit notamment se rendre au Xinjiang, dans les villes d’Urumqi et de Kashgar.
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