Après son report décidé fin mars, l’idée de plusieurs textes, de propositions de loi venant des parlementaires ou de décrets a émergé, laissant craindre aux associations et à l’opposition un manque de transparence.
3 avril 2023 à 19h51
Il suscitait des remous depuis son annonce il y a près d’un an. Le projet de loi portant sur l’asile et l’immigration, porté par le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, devait arriver en séance publique au Sénat (après avoir été présenté en commission) mardi28mars. Son examen a d’abord été repoussé, dans le contexte de la mobilisation contre la réforme des retraites et des violences policières ; avant qu’Emmanuel Macron, lors de son allocution aux JT de 13heures de France2 et de TF1 le 22mars, n’annonce son report et son découpage « en plusieurs textes ».
« Ce n’est pas le moment aujourd’hui de mettre sur la table des textes inflammatoires », a déclaré le chef de l’État, tout en précisant qu’il ne comptait pas enterrer le projet de loi pour autant, s’agissant d’un « grand sujet d’inquiétudes, d’interrogations, d’inconfort pour les Français ». Dans le Journal du dimanche du 2 avril, le ministre de l’intérieur a réaffirmé le souhait que ce texte revienne à l’ordre du jour du Parlement le plus vite possible, vantant des mesures « indispensables » et « très populaires », ainsi qu’une politique ferme contre l’immigration irrégulière.
Gérald Darmanin à l’Assemblée nationale, le 28 mars 2023. © Photo Arthur N. Orchard / Hans Lucas via AFP
Si le chef de l’État avait lui-même promis que l’immigration reviendrait sur le devant de la scène dans les prochaines semaines, les associations d’aide aux étrangers et les parlementaires restent dans le flou le plus total. « Tout est très obscur, commente la députée communiste Elsa Faucillon. Même avant le débat sur les retraites, on avait beaucoup de mal à savoir quand le texte arriverait à l’Assemblée nationale. »
Celle qui expliquait auprès de Mediapart avoir peu d’illusions sur son « volet humaniste » se souvient d’avoir vu, au sein de la majorité, des député·es cherchant à orienter le projet de loi dans tel ou tel sens, enchaînant les rendez-vous au ministère de l’intérieur. Puis « plus rien », du jour au lendemain. « Il y a clairement eu un blocage avec la droite, qui a des attentes très fortes de durcissement en matière d’immigration. On voit d’ailleurs à quel point le texte est ressorti durci du Sénat. » Sénatrice communiste et membre de la commission des lois, Éliane Assassi évoque des « amendements dignes du Rassemblement national » et des « dérives inquiétantes ».
Un texte trop « léger » pour la droite
En commission, les sénatrices et sénateurs n’y sont pas allés de main morte, proposant des modifications dont les effets pourraient être dramatiques : la suppression de l’aide médicale d’État (ou AME, prévue pour les personnes en situation irrégulière, sous condition de ressources, présentes sur le territoire français depuis au moins trois mois), pour la remplacer par une aide médicale d’urgence (AMU), conditionnée à un « droit annuel » dont le montant serait fixé par décret. « Nous devons stopper la distribution d’aides incontrôlées, qui créent un “appel d’air” migratoire, que la France ne contrôle plus du tout », a justifié Françoise Dumont, députée Les Républicains (LR) à l’origine de cet amendement adopté.
Les sénateurs et sénatrices auraient aussi « fait un blocage », selon plusieurs sources, sur les articles phares du projet de loi, visant à créer un titre de séjour « métiers en tension » en vue de régulariser des travailleuses et travailleurs sans papiers déjà présents sur le sol français et employés dans des secteurs où le manque de main-d’œuvre se fait particulièrement prégnant, et à permettre aux demandeuses et demandeurs d’asile d’accéder au marché du travail, uniquement pour les requérant·es dont le pays d’origine bénéficie d’un taux de protection internationale élevé – autrement dit, qui ont le plus de chances d’obtenir une protection et de rester légalement en France à l’issue de leur demande d’asile.
Il faut un texte fort, à construire avec la majorité LR du Sénat et les LR de l’Assemblée nationale.
Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur
« On a bien senti que pour les LR, il y avait un rejet de la mesure sur le titre de séjour “métiers en tension”, considérant que ce serait un “appel d’air à la clandestinité”, raconte Éliane Assassi. C’est assez exceptionnel que deux rapporteurs [Muriel Jourda (LR) et Philippe Bonnecarrère (Union centriste) – ndlr] n’arrivent pas à se mettre d’accord sur un texte. Cela montre un désaccord profond au sein de la majorité sénatoriale. » « On aurait pu croire que la droite aurait relayé les demandes du patronat. Ce n’est donc pas l’expression libérale de la droite mais l’expression d’une pensée anti-immigration », tacle Elsa Faucillon.
« Il y a eu des désaccords en commission des lois sur ces deux articles relatifs au volet travail du texte, confirme Anna Sibley, du Groupe d’information et de soutien des immigré·es (Gisti), qui se fie aux dires de plusieurs sénateurs. Les deux principaux rapporteurs de la commission ont choisi de laisser ça au débat public. » Pour elle, le risque que le texte ne passe pas « l’étape suivante », soit la séance publique, a pu convaincre le gouvernement de faire machine arrière, par crainte d’un nouvel échec. « On sent qu’ils ne veulent pas affronter un échec et un nouveau 49-3. »
Gérald Darmanin l’a admis lui-même : « On doit discuter avec les responsables des Républicains, avec qui nous devons trouver un accord », a-t-il déclaré dans son interview au JDD, ajoutant qu’Élisabeth Borne travaillait à bâtir une majorité. « Il faut un texte fort, à construire avec la majorité LR du Sénat et les LR de l’Assemblée nationale. C’est possible : nous n’avons avec eux que deux sujets de discussion sur 27 articles du projet de loi. » Un texte sur l’immigration qui aurait donc pu, selon la députée communiste, « faire tanguer au sein de la majorité ». Une situation intenable dans un contexte déjà extrêmement tendu pour les élu·es, « qui doivent déjà tenir face au 49-3 en circo ».
Au sein de l’exécutif, la perspective d’un débat enflammé sur l’immigration n’enthousiasmait pas grand-monde. La première ministre, Élisabeth Borne, a d’abord freiné des quatre fers l’avancée d’un texte que Darmanin voulait lancer dès l’été 2022. C’est elle qui a ensuite imposé un volet sur l’immigration de travail, assure un proche, et travaillé à encadrer le pan le plus répressif du texte.
Pointée dès l’automne, l’impasse parlementaire a fini par s’imposer au fur et à mesure que la réforme des retraites s’enlisait. La droite ne voulait pas entendre parler d’un nouveau titre de séjour, la gauche n’y voyait qu’un texte anti-immigration de plus et construire une majorité avait tout de la mission impossible. Un ministre de premier plan, peu favorable à la réforme, résumait l’équation mi-mars : « Soit cette loi passe en étant très à droite, soit elle ne passe pas. Dans les deux cas, on est perdants. »
Associations et étrangers sur le qui-vive
Un report qui s’apparente à une forme de « renoncement », selon Fanélie Carrey-Conte, secrétaire générale de la Cimade, pour qui le storytelling sur ce texte était « bancal » dès le départ. « On nous le présentait comme équilibré alors qu’il n’arrivait à satisfaire ni la gauche ni la droite, souligne-t-elle. Le gouvernement a perçu la difficulté qu’il aurait à avoir une majorité sur ce texte. »
« Le gouvernement ne voulait pas dégainer de nouveau le 49-3 sur un texte arrivant à l’Assemblée après avoir été remanié et durci par la droite sénatoriale », abonde Éliane Assassi, qui pense qu’un « deal » aurait été passé entre le gouvernement et la majorité au Sénat pour faire passer la réforme des retraites en échange de leurs amendements sur le projet de loi immigration.
Si le projet de loi a été ajourné, les associations d’aide aux étrangers et étrangères restent « inquiètes » quant au « saucissonnage » annoncé par Emmanuel Macron. « On n’est pas dupes », poursuit Anna Sibley, affirmant que le Gisti reste attentif et maintient la mobilisation. « Ils se sont mis à nu sur le contenu, et ce n’est pas parce que la méthode change que le texte change. Morceler le texte est juste une façon de faire passer des questions très clivantes au travers de textes plus consensuels. » Les parlementaires feront « très vite obstacle à ça », prévient Elsa Faucillon, qui refuse d’avoir « des bouts de texte » sans cohérence ni débat étayé. « C’est une stratégie de court terme très dangereuse pour le gouvernement. »
Le Gisti dénonce, depuis l’annonce du projet de loi, les « gros reculs » qui en font la spécificité et s’attaquent à des catégories de personnes étrangères habituellement protégées (insérées ou intégrées depuis longtemps). La maîtrise de la langue française, à un plus haut niveau, pourrait par exemple avoir une influence sur la délivrance ou le renouvellement de la carte de séjour pluriannuelle pour les personnes concernées.
Emmanuel Macron a inquiété, lors de son allocution, en interrogeant l’efficacité et la rapidité du processus législatif.
De même, le renouvellement de la carte de résident·e pourrait être conditionnée à une durée de séjour effectif par an sur le territoire français, tout comme une carte de résident·e pourrait être non renouvelée ou retirée en cas de non-respect des principes de la République ou de menace grave à l’ordre public. « Cela va permettre à des préfets, de manière totalement arbitraire, de pouvoir retirer un titre à des personnes présentes depuis un certain temps en France », déplore Anna Sibley.
Elle y voit une « stratégie du chiffon rouge » : « Le gouvernement n’a aucun intérêt à faire ça, il n’y a de demande à ce sujet nulle part sauf à l’extrême droite. On veut nous laisser croire que l’immigration est à l’origine de tous les maux, alors que les gens sont préoccupés par bien d’autres sujets qu’on ne veut pas montrer. »
« On a bien compris que la philosophie gouvernementale ne changeait pas, complète Fanélie Carrey-Conte, de la Cimade. Ils gardent la même vision de fermeture des frontières vis-à-vis des migrants considérés comme indésirables et veulent plus d’expulsions. Beaucoup de choses peuvent aussi être de l’ordre du réglementaire et passer par décret. » Pas certain, dans ce cas, que les associations et élu·es de l’opposition aient suffisamment de transparence pour garantir un débat démocratique.
Emmanuel Macron a en effet inquiété, lors de son allocution, en interrogeant l’efficacité et la rapidité du processus législatif, laissant redouter un recours aux décrets pour faire passer certaines mesures relatives au projet de loi sur l’immigration – cela pourrait, concrètement, concerner le titre de séjour métiers en tension ou tout le volet sur l’asile. « Tout ne passe pas par la loi, on passe trop par la loi dans notre République. » La possibilité de faire passer certaines mesures par décret, « pour faciliter la vie des Français », a été clairement énoncée par François Patriat, patron des élu·es Renaissance au Sénat.
Darmanin prêt à tout
Le 24 mars, le ministre du travail, Olivier Dussopt, a tenté la pédagogie, au micro d’Europe 1. « Pour prendre un décret, il faut qu’une loi autorise le décret. Cela signifie des ajustements mais pas des changements très profonds. Si la loi telle qu’elle existe permet des marges de manœuvre, on peut apporter des changements très concrets, sans nécessairement repasser par un débat parlementaire », a-t-il déroulé, sans toutefois exclure le recours aux décrets. Un mode de gouvernance « problématique » aux yeux d’Elsa Faucillon, qui « couperait totalement le Parlement » de la production de la loi.
Pas impossible, pour Éliane Assassi, que la mesure sur le titre de séjour métiers en tension ne soit réinjectée dans la future loi Travail, annoncée par Olivier Dussopt d’ici l’été prochain. « On a compris, durant la loi sur les JO 2024, qu’ils avaient besoin de cette mesure, notamment pour avoir de la main-d’œuvre dans la sécurité privée. C’est une défaite pour Darmanin, car ce texte sur l’immigration était avant tout le sien. Il est en rage, mais la partie n’est pas terminée », prévient la sénatrice. À lire aussi Projet de loi
Gérald Darmanin a longtemps misé sur le soutien de l’Élysée pour avancer et contourner les réticences de Matignon. Le conseiller intérieur d’Emmanuel Macron, Frédéric Rose, est un proche du ministre de l’intérieur, dont il fut le directeur adjoint de cabinet. Et le chef de l’État lui-même semblait convaincu de l’intérêt politique du texte. « Le président a vu des gouvernements être balayés sur ce sujet, pointe un ministre réputé proche. Il considère que si on ne fait rien là-dessus, on va droit dans le mur. »
Pour arriver à ses fins, le ministre de l’intérieur espère toujours convaincre la droite LR et ainsi trouver une majorité aux mesures les plus emblématiques du texte. L’autre volet, celui qu’était censé porter Olivier Dussopt, présente un avenir bien plus incertain, d’autant que les cadres de LR comptent poser le retrait du titre de séjour métiers en tension comme une condition à l’accord… Le principal volet du texte annoncé comme « humaniste » pourrait alors tout bonnement disparaître.
La question sera au centre des échanges qu’Élisabeth Borne doit avoir cette semaine avec les représentant·es des groupes parlementaires et des partis politiques, qu’elle reçoit à la chaîne. Mais comment trouver une majorité à des textes pas encore écrits, dans un contexte politique et social aussi flou ? Une équation complexe à laquelle il faut ajouter une inconnue, peut-être la plus forte : dans deux semaines, dans un mois, dans trois mois, Élisabeth Borne et son gouvernement seront-ils toujours là ?