Publié le : 07/10/2021 – 11:28
Texte par : Grégoire SAUVAGE
Théoricien du post-colonialisme, Achille Mbembe, l’un des intellectuels les plus en vue d’Afrique francophone, a accepté la tâche controversée de préparer le sommet Afrique-France, qui se tiendra vendredi et auquel pour la première fois aucun chef d’État africain n’a été convié.
Rarement un homme aura autant marqué de son empreinte ce type d’événement. Non seulement Achille Mbembe a remis un rapport mardi à Emmanuel Macron “pour la refondation des relations entre la France et le continent“, mais il a aussi sélectionné les 12 jeunes qui débattront, vendredi 8 octobre, avec le chef de l’État.
Pendant sept mois, l’intellectuel camerounais a pris son bâton de pèlerin à travers 12 pays et lancé plus de 60 “dialogues” entre mars et juillet derniers avec des acteurs de la société civile pour préparer le sommet Afrique-France de Montpellier.
“J’ai trouvé que c’était un projet nécessaire, raisonnable, que la mission était une mission de bon sens, que l’Afrique devrait pouvoir y trouver son intérêt, ce qui me semble être le cas”, explique Achille Mbembe dans une interview accordée RFI.
Contempteur de la “Françafrique”, réputé pour ses prises de position énergiques, l’auteur mondialement connu de “Brutalisme” et de “Critique de la raison nègre” a passé les trente ans d’une brillante carrière universitaire à cheval entre l’Afrique du Sud et les États-Unis.
“D’une manière très intelligente et sans doute stratégique, Emmanuel Macron lui a demandé d’aller sonder les Africains sur les orientations à suivre pour forger de nouvelles relations entre la France et l’Afrique”, analyse le journaliste Assane Diop, sur l’antenne de France 24.
Personnalité transgressive au charisme magnétique, l’historien franco-camerounais est présenté comme l’un des pères des études postcoloniales. Admirateur d’Édouard Glissant et de Frantz Fanon, Achille Mbembe s’est également attaqué au cours de sa carrière à la critique du néolibéralisme et aux mécanismes de domination dans le monde contemporain.
“Le choix d’Achille Mbembe pour ce sommet est tout à fait juste. C’est l’un, si ce n’est le plus grand penseur contemporain de l’Afrique”, affirme le Canadien d’origine guinéenne Amadou Sadjo Barry, docteur en philosophie et chercheur en relations internationales, joint par France 24. “Il connaît l’Afrique et, en même temps, essaie de penser le devenir mondial du continent.”
Le fantôme de Ruben Um Nyobè
Né en 1957, à une soixantaine de kilomètres de Yaoundé, Achille Mbembe passe son enfance à la ferme de son père, au sein d’une famille nationaliste et chrétienne.
Il vit dans sa chair l’extrême violence de la colonisation lors de la guerre d’indépendance du Cameroun (1955-1962), quand l’un de ses oncles est tué aux côtés du leader nationaliste Ruben Um Nyobè, dont la dépouille est traînée, de village en village, par les forces armées françaises pour terroriser la population.
De ces événements tragiques, naîtra sa vocation d’historien. Bientôt, il se rend à Paris pour poursuivre ses études. Alors que l’histoire officielle au Cameroun cherche à faire disparaître l’existence de Ruben Um Nyobè, lui se bat pour faire vivre sa mémoire.
Son premier livre, contenant des extraits de textes signés de l’indépendantiste, lui vaut d’être banni de son pays pendant dix ans. À la mort de son père, il ne peut pas assister à son enterrement. Depuis, il n’a jamais remis les pieds au Cameroun.
Après l’écriture de sa thèse, il enseigne aux États-Unis puis prend la tête du Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (Codesria) à Dakar, au Sénégal.
Installé à Johannesburg en Afrique du Sud depuis vingt ans, il dirige aujourd’hui l’Institut de recherches en sciences économiques et sociales de l’université du Witwatersrand.
En acceptant cette mission d’Emmanuel Macron, Achille Mbembe, qui dénonçait il y a peu une “flagrante absence d’imagination historique”, du chef de l’État, ouvre, à 64 ans, une nouvelle page dans sa carrière. Mais ce tournant a également suscité l’incompréhension, voire l’hostilité d’un certain nombre d’intellectuels africains.
Dans une tribune au vitriol parue dans Jeune Afrique, l’écrivain camerounais Gaston Kelman fustige l’intellectuel “flatté dans son orgueil de ‘savant’ qui maîtrise la science du maître”. Quant au Sénégalais Boubacar Boris Diop, il ironise sur “une mauvaise plaisanterie” évoquant un sommet “choquant” et “pathétique”.
“Prise de guerre”
Une partie de l’opinion publique africaine voit également dans le choix d’Achille Mbembe une manœuvre de l’Élysée pour redorer l’image de la France sur le continent et une “prise de guerre” pour Emmanuel Macron.
“La classe politique française comprend que les chefs d’État africains sont discrédités, mais qu’il y a encore des intellectuels qui sont écoutés et qu’à travers eux, on pourra s’adresser à la jeunesse africaine”, analyse le docteur en histoire contemporaine et professeur de littérature à Philadelphie, Jean-Claude Djereke, joint par France 24. “Mais je crois que c’est une erreur. Beaucoup de gens ont été déçus par Achille Mbembe, qui donne ici l’impression de voler au secours de Macron.”
Quatre ans après le discours de Ouagadougou qui devait poser les bases d’une nouvelle relation entre la France et l’Afrique, force est de constater une forme de désenchantement selon Jean-Claude Djereke. “Les problèmes de fond pour les jeunes Africains ne sont pas abordés : ces problèmes, ce sont les bases militaires françaises, c’est le franc CFA, l’immixtion intempestive de la France dans les affaires intérieures africaines.”
L’intervention militaire française au Sahel pour lutter contre les jihadistes et le soutien à la junte militaire au Tchad sont les deux sujets qui ont récemment alimenté les crispations autour de la présence française en Afrique et les accusations de néocolonialisme.
“Sur le plan politique, il n’y a pas eu de mutation”, reconnaît Amadou Sadjo Barry, qui rappelle le contexte de rivalité avec la Chine et la Russie pour l’hégémonie sur le continent. Mais selon le philosophe, il serait injuste de considérer qu’Emmanuel Macron n’a pas contribué à redéfinir la relation avec l’Afrique de manière symbolique avec la restitution des œuvres d’art ou encore la remise du rapport Duclert sur le Rwanda.
“Sur le plan (des) injustices historiques, Emmanuel Macron a posé des gestes forts. La question est de savoir jusqu’où cette dimension symbolique peut vraiment conduire à une mutation profonde de la politique étrangère de la France”, interroge Amadou Sadjo Barry.
De son côté, Achille Mbembe balaye toute idée de manipulation ou de compromission et promet un débat sans tabou. Dans un entretien à l’AFP, l’intellectuel pose l’objectif qu’il s’est fixé lors de ce forum. “Si à Montpellier, on arrive à déplacer le débat au-delà de la récrimination et du déni, alors on aura ouvert la voie à une petite révolution culturelle.”