Depuis 30 ans, la scolarisation des gens du voyage en stationnement précaire passe par les antennes scolaires mobiles, pensées comme des passerelles vers le système ordinaire. Dans la métropole bordelaise, des enseignants de Saint-Genès permettent à leurs élèves d’acquérir quelques savoirs fondamentaux, à défaut d’un véritable accès à l’école de la République. Reportage, dans le cadre de notre dossier sur les gens du voyage, « L’agglo de Bordeaux, terre d’écueil ? ».
« Ça va le sang ? », lance Timy, 14 ans, les cheveux en pétard. Avec une bonne demi-heure de retard sur le début du cours, ce jeune manouche vient de débouler dans la classe. Ici, « le sang », c’est Guillaume Sergues, professeur des écoles de Saint-Genès investi depuis 18 ans dans les antennes scolaires mobiles. Ce dernier résume ainsi sa mission en faveur des jeunes gens du voyage, tous Français : « Si tu ne viens pas à l’école, l’école viendra à toi. »
Pour accomplir ce prodige, Guillaume et sa collègue Marie-Alice Chambon disposent chacun d’une camionnette conçue sur mesure.
À l’arrière des deux véhicules, rien ne manque. Le tableau blanc avec ses feutres Velleda, des pupitres rétractables, des tabourets, des jeux, une tonne de fournitures scolaires… Sur les parois, des dessins d’enfants, des photos de classe et divers supports pédagogiques se disputent l’espace. Ces deux petites écoles montées sur roue font deux escales par jour à travers la métropole bordelaise.
Les antennes scolaires mobiles relèvent du pilotage académique et départemental. Elles ont été créées en 1982 en région parisienne par l’association pour l’aide à la scolarisation des enfants Tsiganes (ASET), elle-même fondée par les Frères des écoles chrétiennes. Leur réseau s’est étendu, jusqu’à gagner la métropole bordelaise dans les années 90.
Entre deux expulsions
Un vendredi de février, l’école est donc à Blanquefort, où une centaine de caravanes se sont installées le dimanche précédent, aux abords du site de l’ancienne usine Ford en cours de désamiantage. La journée des deux professeurs commence par un petit tour du propriétaire, l’occasion de partager un café avec les parents pour prendre en compte l’état d’esprit des élèves.
La communauté ici présente est en situation précaire. Dans l’agglomération bordelaise, le nombre d’aires d’accueil est insuffisant au regard de la loi. Ce manque contraint une partie des gens du voyage à occuper illégalement des espaces. Pour ces familles françaises systématiquement coincées entre deux expulsions, inscrire leurs enfants à l’école relève dès lors de l’impossible, malgré « un désir grandissant de scolarisation » observé par Marie-Alice.
« Le système scolaire se veut inclusif, mais sans prendre en compte les particularités de ces gens, ça ne peut pas fonctionner. On parle de familles expulsées tous les quinze jours. Le temps d’arriver quelque part, de s’installer et de faire les démarches en mairie prend au minimum une semaine », explique la maîtresse.
Combler les lacunes de l’accueil
Les antennes scolaires mobiles s’inscrivent dans le volet scolarisation du schéma départemental d’accueil et d’habitat des gens du voyage, une feuille de route révisée tous les 6 ans au minimum. « C’est une initiative positive mais qui reste discriminante. Ces dispositifs ne doivent pas dédouaner l’école de la République », souligne Hélène Beaupère, présidente de l’ADAV 33.
Cette compagnonne de route de longue date des gens du voyage regrette la pérennisation des antennes mobiles qui comblent les lacunes des politiques publiques et participent à maintenir les gens du voyage à l’écart de la société depuis bientôt 40 ans en France.
« Notre mission continuera tant que les collectivités ne respecteront pas la loi », concède Guillaume. Mais l’enseignant insiste : « Nous incitons toutes les familles à scolariser leurs enfants à l’école autant que possible. »
« Nous intervenons uniquement auprès des familles en situation de stationnement précaire, là où contrairement aux aires d’accueil, la scolarité n’est pas accessible », développe Guillaume.
« On est pris dans ces problèmes, mais on fait notre travail et l’éducation nationale nous inspecte régulièrement », poursuit Marie-Alice :
« Nous sommes dans un rôle de passerelle vers l’école. Mais on sait très bien que certaines familles ne franchiront pas le pas, par désintérêt ou par peur de l’inconnu et des représentations. Certains parents ont eu des expériences malheureuses dans leur enfance. C’est toute la complexité de notre poste, pris entre le droit commun de l’école de la République et le mode de vie des gens du voyage. »
« En classe, les enfants se sentent rejetés »
« Pour nous, la classe, c’est très compliqué. Les enfants s’y sentent un peu rejetés », abonde Cathy, une maman sortie de sa caravane pour saluer Guillaume et Marie-Alice.
Pour Sabrina, jeune maman et très jeune grand-mère, les souvenirs d’école sont encore frais et douloureux. Ils se résument à la réalisation de dessins guère formateurs et traduisent un sentiment de mise à l’écart par les professeurs croisés sur son chemin.
« J’ai été à l’école jusqu’à l’âge de 16 ans mais je ne sais ni lire ni écrire », regrette Sabrina.
Quatre de ses trois enfants ont été au collège. Pour le dernier, l’éducation n’est passée que par les antennes mobiles. « Dans le camion, ils apprennent mieux qu’à l’école où on ne leur fait faire que des dessins », elle en est convaincue.
Au volant de son pick-up blanc, Bruce s’arrête pour discuter avec Guillaume. Ce père de trois enfants fait des allers-retours espacés de quelques mois entre Bordeaux et Clermont-Ferrand. Là-bas, Bruce est propriétaire d’un terrain familial. Ses trois enfants sont donc scolarisés dans l’école du secteur, une « école de maison » comme disent les gens du voyage. Mais ici, faute de situation régulière, la petite famille s’en remet aux antennes mobiles pour assurer une continuité pédagogique.
Les deux premiers enfants de Cindy ont déjà été « dans l’école de maison », le troisième, jamais.
« Pour moi, il n’y a pas de différence, ils apprennent très bien dans les deux », témoigne la jeune maman.
« Si mes enfants savent lire et écrire, c’est grâce à Guillaume et Marie-Alice », reprend Cathy. « Lire et écrire », deux savoirs impératifs à l’autonomie établis comme principaux objectifs pour ces jeunes et ces familles à qui l’intérêt d’études plus longues semble abscons.
« Sans le camion, on apprend pas »
Aux alentours de 10h, la classe commence. Les plus jeunes montent dans le camion de Marie-Alice, les plus âgés embarquent avec Guillaume. Le professeur distribue feuilles d’exercice, gommes et crayons. La dizaine d’ados présents se mettent au travail. Au fond de la classe, Ethan, 13 ans, se félicite en inscrivant la date sur la feuille d’exercices du jour : « Je sais écrire en attaché, ça y est ! »
La petite classe continue de se remplir malgré un va-et-vient régulier dans une ambiance studieuse, parfois perturbée par quelques bavardages, en français ou en manouche.
« Le camion, on adore quand il vient. Ici on l’attend avec impatience. Sans lui, on n’apprend pas », témoigne Timy.
Le maître d’école enseigne à ses élèves la méthode syllabique pour les guider dans le décodage des mots. « L’idée c’est de leur donner les outils nécessaires pour devenir autonomes », explique le professeur. Dans l’enseignement ordinaire, les professeurs privilégient la méthode globale qui consiste à photographier les mots séparément pour en apprendre la prononciation. Une technique qui fait ses preuves, à condition que les enfants soient suffisamment exposés à la lecture, ce qui n’est pas le cas des jeunes gens du voyage.
« Dans les caravanes, il y a très peu de livres. À part la Bible, bien sûr, mais en tant qu’objet précieux auquel on ne touche quasiment pas », souligne Guillaume.
Ateliers lecture
Pour introduire la lecture sur la route de ces familles itinérantes, l’Association laïque Le Prado organise des ateliers dédiés au plaisir de leur auditoire. Laurence, bénévole de l’association, est présente ce jour-là. Dans son petit camion, elle lit un livre pour enfants à Dastan, Sonic et Gihlas, âgés de 5 à 8 ans. Le trio oscille entre écoute passionnée et rires à gorge déployée.
Dans la classe de Marie-Alice, les petits sont nombreux. La benjamine, âgée de 5 ans, s’initie aux joies de la géométrie grâce à des exercices hauts en couleurs. Au fond, la plus âgée du groupe, 11 ans, s’applique à découper le patron d’un cylindre. Zaïna, 8 ans, a été à la maternelle puis en CP pendant quelques mois. Elle poursuit son éducation dans le camion.
Nolan aussi a été dans une vraie école jusqu’au CP, avant d’en sortir « sans savoir lire ». Comme beaucoup, il préfère l’école du camion à celle de la ville : « Ici on fait plus de calcul et on travaille comme on veut. »
« Ces enfants sont hyper-investis, ils se donnent toujours à fond », constate Marie-Alice après 25 ans d’enseignement, dont huit ans auprès des gens du voyage.
Derrière « maîtresse Alice », une tonne de dossiers sont rangés dans un placard. « Il y en a 400 en tout. On les garde pour eux car dans les caravanes ils n’ont pas la place. C’est un peu leurs cartables ».
Grâce aux professeurs de l’antenne mobile et à la mission locale, Nao, 18 ans, a appris à travailler sur un ordinateur et à faire un CV. Mickaël, 16 ans, a également profité du dispositif après un parcours scolaire ponctué de trois redoublements. Il se souvient d’avoir appris à réaliser une carte de visite et à utiliser les e-mails.
Nao travaille désormais. Il est couvreur. Comme son père. Mickael, lui, se verrait bien artisan peintre. Comme son père. Chez les gens du voyage, la reproduction sociale semble incontournable.
Une après-midi au collège
En fin de matinée, la pluie s’abat sur Blanquefort. Le sol pollué devient boueux. Guillaume s’inquiète : « Comme il pleut, c’est en train de squeezer le truc ». Le truc en question est un dispositif mis en place par le collège Saint-Genès qui, chaque vendredi après-midi depuis huit ans, propose aux jeunes voyageurs de venir dans l’enceinte de l’établissement suivre d’autres cours dispensés par des enseignants du secondaire. Au programme de l’après-midi : anglais, musique et histoire-géographie.
Après une pause déjeuner à 1 000 lieux des repas équilibrés servis dans les cantines scolaires, Guillaume et Marie-Alice embarquent quelques enfants avec eux, direction Talence. Malgré la pluie, 39 volontaires, venus de tout « le pays » bordelais, se retrouvent à Saint-Genès. C’est beaucoup. La troupe se scinde en deux. Wilson et Melvin, 12 ans, préfèrent le collège au camion. « Là bas, c’est plus petit », déclare le premier. « C’est pas la même ambiance », complète le second.
« C’est rock’n’roll », souffle Clothilde Vidau, prof d’anglais, en prise avec « un groupe un peu compliqué ». Les rappels à l’ordre fusent sous le regard du Christ qui trône dans sa classe de l’établissement catholique.
« Ces élèves n’ont jamais acquis les codes de l’école. C’est à nous de nous adapter à eux », explique-t-elle. Guillaume est présent pour donner un coup de main et jouer le médiateur, distribuant les autorisations d’aller aux toilettes et des bouteilles pour épancher la soif de ces jeunes qui ne boivent pas l’eau « impure » du robinet.
« Ils n’auront jamais de vrai diplôme, ce n’est pas l’objectif. On est là pour l’ouverture d’esprit, pour leur faire faire d’autres choses et leur montrer ce qui existe », glisse l’enseignante.
Si le brevet comme le bac sont des horizons inatteignables pour ces jeunes, le dispositif leur permet tout de même de prétendre à l’obtention d’un diplôme de premiers secours ou encore à celui de l’ASSR, essentiel pour obtenir ensuite le permis de conduire.
Chaque année, sur les 400 élèves accompagnés, Guillaume et Marie-Alice en inscrivent aussi 5 ou 6 à l’examen du Certificat de Formation Générale (CFG). Seuls deux ou trois obtiennent ce modeste Graal, valorisable par la suite pour des démarches d’insertion professionnelle auprès de la mission locale.
« La dernière roue de la roulotte »
Joan Muguerza, professeur d’histoire-géo dans sa première année d’exercice, dispense à ses ados un cours qui ennuierait des collégiens ordinaires. Le tragique séisme qui a fait plus de 50 000 morts en Turquie et en Syrie sert de prétexte d’actualité pour aborder quelques notions géographiques sur l’ancien empire Ottoman et sa région.
Assis devant des ordinateurs, les ados s’aventurent sur Google Earth pour situer frontières, mers et capitales en vue de compléter une feuille d’exercice. L’occasion pour eux de se familiariser avec les outils numériques tout en travaillant la lecture et l’écriture.
« Ils sont volontaires et pressés d’avancer. La plupart sont plus intéressés par mon cours que certains de mes sixièmes », commente le jeune prof.
Au sein du collège Saint-Genès, le dispositif s’est institutionnalisé mais demeure l’objet de combats pour Guillaume et Marie-Alice.
« On fait intervenir des profs de manière bénévole, donc ce ne sont jamais les mêmes, explique Guillaume. On espère obtenir la requalification des ces après-midi en heures supplémentaires pour assurer un meilleur suivi. »
En 2015, le duo d’enseignants pensait avoir réussi à faire valider son dossier par l’enseignement catholique. « Mais au dernier moment, les douze heures qu’on pensait obtenir ont été attribuées à un autre projet », regrette Guillaume. À ses yeux, « les gens du voyage sont toujours la dernière roue de la roulotte », mais toujours prêt à plaider sa cause, il a déposé un nouveau dossier en avril dernier.
Au départ, l’objectif était d’ouvrir la voie à une « scolarisation pérenne ». Mais les victoires sont rares. Guillaume se souvient de deux de ses élèves. L’un a été scolarisé à Pau, l’autre à Léognan. Il revoit encore « l’armada » de proviseurs, psychologues et autres assistants sociaux présents lors des premiers rendez-vous avec ses élèves et leurs futurs établissements. Un accueil symbolique d’une certaine méfiance selon lui.
L’aventure n’a pas duré longtemps. Arrivés en cours d’année, les deux poulains du Guillaume ont déserté le système scolaire après quelques mois sur ses bancs. Pas de quoi décourager les deux valeureux enseignants prêts à reprendre la route, alors que leurs chères petites têtes blondes entament la grande période des pèlerinages à travers la France, avec, dans leurs bagages, les souvenirs d’une année scolaire en pointillés.
[Dossier] Gens du voyage : l’agglo de Bordeaux, terre d’écueil ?
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