Le nouveau conflit au Proche-Orient a provoqué des retombées instantanées sur la politique française. Les commentaires de La France insoumise ont suscité des critiques violentes, y compris à gauche, et facilité la mise à l’index de cette organisation par un pouvoir qui met la barre toujours plus à droite. Le Rassemblement national paraît être le principal bénéficiaire de l’opération.

par Serge Halimi

 

Le Monde diplomatique

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Gemma Anton. – « Fingers » (Les doigts), de la série « Thread » (Le fil), 2014 © Gemma Anton – @g_e_mm_a

Dix-huit mois après la réélection de M. Emmanuel Macron, deux données qui caractérisaient les scrutins présidentiel et législatifs de 2022 ont été confirmées : le pouvoir reste très impopulaire, l’extrême droite poursuit son ascension. Simultanément, une illusion largement partagée l’an dernier vient d’être durablement balayée. Loin d’être redevenue puissante et unie, la gauche reste minoritaire et sans perspective, ce qui la conduit généralement à se fragmenter un peu plus.

L’assaut meurtrier du Hamas contre Israël et les bombardements aveugles de l’armée israélienne (plus de quatre mille morts au total la première semaine) ont fait resurgir cette division de façon dramatique, peut-être irréversible. La nouvelle étape du conflit au Proche-Orient, marquée par un enchaînement de crimes de guerre dont les images circulent instantanément, a en effet transformé des divergences anciennes sur le sujet entre partis de gauche en une curée médiatique et politique sans précédent contre La France insoumise (LFI).

Mais le navire tanguait déjà. Depuis le succès relatif de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes) aux élections législatives de juin 2022, les désaccords et les polémiques n’ont jamais cessé entre les quatre principaux membres de la coalition (1). Chaque jour ou presque, une nouvelle « affaire » servait de prétexte à des escarmouches follement médiatisées entre les membres de la Nupes : abaya, avenir du nucléaire, barbecue, condamnation d’un député pour violences conjugales, Tour de France « machiste et polluant », Taïwan, analogie stupide entre un dirigeant communiste et un ancien chef de parti nazi, livraison d’armes à l’Ukraine, islamophobie, violences policières, invitation d’un rappeur, valeur travail… Les accords électoraux eux-mêmes étaient déjà grippés. Qui se souvient encore que, deux semaines avant l’assaut du Hamas, LFI sortait bredouille des élections sénatoriales (0 élu sur 348) après avoir été exclu d’une entente entre ses trois partenaires, alors même que le soutien des Insoumis aux communistes, aux écologistes et aux socialistes avait sauvé la mise à ceux-ci un an plus tôt lors des élections législatives ?

C’est une ritournelle à gauche : chacun se prétend favorable à l’union quand cela sert ses intérêts, et la récuse en invoquant des divergences au demeurant réelles lorsque ses partenaires éventuels y gagneraient davantage que soi-même. Si le scrutin européen du printemps prochain n’était pas à la proportionnelle, socialistes, écologistes et communistes auraient assurément évité de présenter des listes séparées. Et si l’électorat que mobilise cette consultation boudée par les Français était moins dominé par les classes moyennes et les retraités, les Insoumis n’auraient pas proposé de s’effacer derrière les écologistes, espérant ainsi neutraliser l’impact d’un scrutin à l’issue duquel leur score risque d’être très en deçà de celui de M. Jean-Luc Mélenchon le 10 avril 2022 (21,95 %).

Deux analyses internationales incompatibles

En l’état actuel du rapport de forces national, l’équation de l’unité est simple et sombre : aucun candidat de gauche ne figurera au second tour de la prochaine course à l’Élysée s’ils sont plusieurs au premier, et les Français devront alors, pour la troisième fois depuis 2017, « choisir » entre un candidat de droite et Mme Marine Le Pen. La même règle vaudra peu ou prou pour les élections législatives, puisque les candidats qui obtiennent moins de 12,5 % des inscrits (c’est-à-dire, avec une abstention massive, près de 25 % des votants) sont éliminés à l’issue du premier tour. En somme, dès lors que l’extrême droite s’est imposée durablement comme l’une des principales forces politiques du pays, les formations de gauche ne peuvent plus débattre de leurs désaccords et laisser l’électeur les départager au premier tour, sous peine d’être éliminées du second.

Deux quinquennats de M. Macron pourraient donc déboucher sur ce résultat : en 2027, l’injonction au « vote utile » risque de conduire certains électeurs de gauche, alarmés par les indications des sondages, à voter pour un candidat de droite dès le premier tour si, comme c’est le cas aujourd’hui, ces études d’opinion continuent de suggérer qu’un conservateur aurait plus de chances qu’un candidat de l’actuelle Nupes de « faire barrage » à Mme Le Pen, dont l’élection n’est plus exclue. Une actualité marquée par des alertes à la bombe, des attentats terroristes, des migrants se pressant aux frontières, le tout amalgamé sans vergogne et relayé par des chaînes d’information en continu dont les choix éditoriaux coïncident avec ceux de l’extrême droite, joue dans le même sens.

L’aberration démocratique d’un scénario où l’on se sent obligé d’élire tous les cinq ans un président dont on combattra chaque jour tous les choix n’efface pas une autre anomalie. Celle d’une alliance forcée entre des partenaires de gauche qui s’opposent aussi pour des raisons respectables, c’est-à-dire de fond. Car il suffit de dresser la liste des sujets de controverse pour mesurer à la fois qu’ils sont peu susceptibles d’être réglés par des synthèses équivoques et portent sur des thèmes dont l’acuité s’accroît. Si la hausse du salaire minimum ou le rétablissement de l’impôt sur la fortune réunissent sans peine tous les partis de la Nupes, ces derniers se distinguent profondément sur des questions internationales qui deviennent plus brûlantes à mesure que l’ordre occidental se voit largement contesté.

Deux analyses incompatibles de cet état du monde s’opposent. L’une, pour qui le clivage principal oppose des démocraties libérales à des régimes autoritaires, est principalement défendue par les socialistes, avec le soutien intermittent des écologistes. L’autre, non alignée, a les Insoumis et les communistes pour principaux avocats. Comment les concilier ? Quelle position un éventuel gouvernement commun de la gauche aurait-il prise au moment de l’attaque du Hamas ? Serait-il favorable à l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne et dans l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) ? Suivrait-il les États-Unis si ceux-ci s’engageaient dans une confrontation avec la Chine à propos de Taïwan ?

Sur presque toutes ces questions, qui ne sont pas mineures, les socialistes sont beaucoup plus proches de M. Macron que de LFI. Leur probable tête de liste lors des élections européennes du printemps prochain, M. Raphaël Glucksmann, un néoconservateur exalté, reproche même au président français de n’être pas suffisamment aligné sur les priorités des « faucons » américains. Quant à la maire socialiste de Paris, Mme Anne Hidalgo, elle fait illuminer la tour Eiffel aux couleurs israéliennes quand des citoyens de ce pays sont victimes de massacres, mais ne manifeste pas la même compassion lorsque les crimes de guerre ciblent des Palestiniens.

À supposer que des divergences aussi abyssales puissent être aplanies, aucun mode de résolution des conflits n’est prévu. Tout au contraire, leur amplification monopolise l’attention sous forme de messages acrimonieux sur les réseaux sociaux, aussitôt relayés avec volupté par les médias. La forme d’organisation assez mystérieuse, assez opaque  gazeuse ») de LFI favorise ce travers : des députés de la même organisation s’interpellent publiquement, chacun réagit instantanément à l’actualité en fonction de sa sensibilité, défère aux invitations des médias, d’autant plus fréquentes qu’il aura été l’un des protagonistes d’une sortie de route. Le désordre ainsi créé, les mots mal calibrés, les phrases citées hors de leur contexte et reprises en boucle, alimentent le cycle suivant de « polémiques » — et l’atmosphère générale crépusculaire. Il y a quelques années — mais on dirait des siècles… —, les partis réunissaient leurs instances avant de prendre position. Rien ne les obligeait à réagir sans avoir pris la mesure de l’événement et organisé un débat interne ; nul ne se sentait contraint de commenter un sujet auquel il ne connaissait rien au seul motif que tout le monde en avait déjà parlé.

Cette métamorphose de la vie publique est d’autant plus périlleuse pour une gauche de transformation sociale que les médias constituent un terrain miné, un adversaire déclaré. Les premières réactions de LFI à l’attaque du Hamas — assurément insuffisantes, à la rigueur maladroites, mais certainement pas scandaleuses — ont suscité un déluge de commentaires outranciers, bientôt suivis de menaces judiciaires. Il est assez stupéfiant qu’après avoir écrit le 7 octobre « toute la violence déchaînée contre Israël et à Gaza ne prouve qu’une chose : la violence ne produit et ne reproduit qu’elle-même (2)  », M. Jean-Luc Mélenchon ait déclenché une tornade presque comparable à celle que M. Jean-Marie Le Pen avait provoquée lorsqu’il qualifia en 1987 les chambres à gaz de « point de détail de l’histoire de la seconde guerre mondiale ». La déclaration antisémite de son chef rendit alors le Front national infréquentable à droite pendant trois décennies.

Inspirés peut-être par ce précédent, les partisans de longue date d’un « cordon sanitaire » contre la gauche anticapitaliste (3) voudraient que le refus d’employer plusieurs fois par minute l’adjectif « islamiste » apposé au substantif « terrorisme », qu’il s’agisse de l’attaque du Hamas ou de n’importe quel attentat, vaille à son auteur un tollé médiatique, une excommunication politique et des poursuites pour apologie de crime contre l’humanité. En y ajoutant le cas échéant la dissolution de son organisation lorsqu’elle est trop critique de la politique du gouvernement israélien. Un pamphlétaire de droite vient ainsi de réclamer celle du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA). Ce membre de l’académie Goncourt veut rebaptiser le NPA « Nouveau Parti antisémite (4)  ». On lui souhaite d’être fier de sa trouvaille littéraire.

« Antisémite » : l’accusation infamante est devenue une arme ordinaire braquée sur les avocats de la cause palestinienne. Son pouvoir d’intimidation est immense à en juger par le petit nombre de ceux qui se sont offusqués de son usage contre M. Mélenchon. Qu’un député Les Républicains (LR, droite), M. Meyer Habib, le qualifie de « crapule antisémite » est à la rigueur conforme à ce qu’on peut attendre de ce provocateur régulièrement invité par CNews, une chaîne qui interroge délicatement : « LFI : le nazisme est-il passé à l’extrême gauche ? » Mais il est plus inquiétant pour la liberté d’expression que la première ministre Élisabeth Borne dénonce les « ambiguïtés révoltantes » de LFI dont l’« antisionisme » serait « parfois une façon aussi de masquer une forme d’antisémitisme ». Et qu’une socialiste, opposée à la direction de son parti, Mme Carole Delga, relaye la suggestion d’« interdire toutes les manifestations propalestiniennes en France ». De son côté, après avoir accusé LFI de « complaisance envers la violence la plus barbare », un éditorial du Monde a feint de s’interroger : « Que cherche Jean-Luc Mélenchon ? (…) À encourager l’antisémitisme ? À cautionner le terrorisme islamiste ? Toutes ces questions méritent d’être ouvertement posées (5).  » Non, elles ne le méritent pas.

Banalisation accélérée de l’extrême droite

Depuis sa réélection, le président de la République, politiquement et socialement minoritaire (le « bloc bourgeois »), dépourvu d’un corps de doctrine consistant (le macronisme), exerce un pouvoir quasiment sans partage grâce à une définition cynique des « extrêmes » qu’il combat. Après avoir prétendu qu’il incarnait un pôle progressiste « qui va de la social-démocratie jusqu’au gaullisme social (6)  », puis repris le slogan du NPA « Nos vies valent plus que leurs profits » et le concept de « planification écologique », M. Macron a mis le cap très à droite. Faute de majorité parlementaire, son parti ne cesse de rechercher des accords avec LR, qui, de son côté, s’emploie à survivre en plagiant les mots de l’extrême droite et en piochant dans son programme.

Mais le pouvoir lui aussi se distingue de moins en moins du Rassemblement national (RN) sur les thèmes de l’insécurité, de l’immigration, du « terrorisme islamiste », de la mise en cause des libertés publiques et du lien qu’il postule entre tous ces sujets assurément plus lucratifs pour lui que la défense du pouvoir d’achat. D’ailleurs, le RN a voté à l’Assemblée nationale la plupart des textes proposés par le gouvernement. Ce ripolinage, cette « dédiabolisation » sont d’autant plus payants pour l’extrême droite qu’elle gouverne déjà en Italie et que Mme Giorgia Meloni est reçue à bras ouverts dans les capitales européennes, y compris à Paris par M. Macron. La guerre de Gaza, le « soutien inconditionnel » apporté à Israël par la présidente de l’Assemblée nationale, par le RN et par une bonne partie de la classe politique et médiatique française, les maladresses de LFI, l’hallali contre M. Mélenchon auquel certains de ses partenaires se sont prêtés, ont permis de parfaire l’opération.

Avec une gauche désunie, une Nupes hors jeu, les cartes politiques sont-elles suffisamment rebattues pour que le président de la République, invoquant sa difficulté de gouverner sans majorité parlementaire, dissolve l’Assemblée nationale et présente son parti comme le seul barrage possible à une victoire législative de l’extrême droite ? Quitte, si la manœuvre échoue, à ce que M. Macron cohabite avec Mme Le Pen ?

Serge Halimi

(1) Dans l’ordre des résultats obtenus au premier tour de l’élection présidentielle de 2022 : La France insoumise (LFI), Europe Écologie – Les Verts (EELV) devenu Les Écologistes, le Parti communiste français (PCF) et le Parti socialiste (PS).

(2) Au même moment, un communiqué du groupe parlementaire LFI évoquait une « offensive armée de forces palestiniennes menée par le Hamas dans un contexte d’intensification de la politique d’occupation israélienne ».

(3) Lire « Le cordon sanitaire », Le Monde diplomatique, avril 2019.

(4) Pascal Bruckner, « LFI et le Hamas, la solitude des salauds », Le Figaro, Paris, 13 octobre 2023.

(5) « Mélenchon, le problème de toute la gauche », Le Monde, 11 octobre 2023.

(6Entretien au Figaro, 29-30 avril 2017.

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