Une tribune signée Charles Enderlin et publié dans le monde. Ce texte date certes de 2006 mais au regard de l’actualité dramatique de la Palestine, il garde toute son acuité venant d’un très bon connaisseur du dossier israélo-palestinien.
CHARLES ENDERLIN
Depuis trente ans, les dirigeants de l’État hébreu ont misé sur les islamistes pour détruire le Fatah
Publié le 03 février 2006 à 13h20 – Mis à jour le 03 février 2006 à 13h20 Temps de Lecture 4 min.
Seules quelques Cassandre isolées avaient lancé des mises en garde : la politique israélienne contribue à l’islamisation de la société palestinienne.
Déjà, en 1976, les dirigeants israéliens ne parvenaient pas à appréhender la réalité. Shimon Pérès était à l’époque ministre de la défense du premier gouvernement Rabin. Espérant une victoire des candidats projordaniens, il avait permis la tenue, le 12 avril, d’élections municipales en Cisjordanie. Las, le calcul s’était avéré faux. Les électeurs avaient massivement voté en faveur de l’OLP et de la gauche palestinienne laïque.
Quelques jours plus tard, pour favoriser l’émergence d’une nouvelle force politique à Gaza, l’administration militaire israélienne avait approuvé la création d’une “Association islamique”, dont le but déclaré était la diffusion de la religion musulmane par des activités culturelles et sportives. Le chef spirituel de ce mouvement lié aux Frères musulmans était un cheikh infirme d’une quarantaine d’années : Ahmed Yassine. Il était le favori des gouverneurs militaires qui, régulièrement, venaient lui rendre visite. Les généraux expliquaient : “Il est préférable que les Palestiniens prient et ne s’occupent pas de politique !” L’arrivée au pouvoir du Likoud ne changera pas cette attitude bienveillante d’Israël envers la confrérie.
En 1981, après l’assassinat d’Anouar El-Sadate, les autorités égyptiennes ont expulsé des dizaines d’étudiants islamistes palestiniens qu’Ariel Sharon, ministre de la défense, a autorisés à revenir s’installer à Gaza. Ils deviendront des dirigeants du Hamas et du Djihad islamique. L’année suivante, Israël donne le feu vert — et, affirment certains, une contribution matérielle — à la construction de l’immeuble de l’Association islamique dont les membres vont régulièrement saccager les bureaux du Croissant rouge palestinien, dirigé par Haïdar Abd Al-Shafi, proche du Parti communiste et de l’OLP. La bienveillance israélienne ira jusqu’à juguler l’opposition aux islamistes. Les étudiants qui osent leur porter la contradiction au cours de débats publics se retrouveront derrière les barreaux. Ils sont dirigés, à Gaza, par Mohammed Dahlan, futur patron de la sécurité préventive de l’Autorité autonome. A l’époque, il était le chef, à Gaza, de la Chabiba, le mouvement de jeunesse du Fatah, et sera arrêté à onze reprises. Son homologue en Cisjordanie est Marouan Barghouti, étudiant à l’université de Bir Zeit. Lui aussi effectue des séjours réguliers dans les prisons israéliennes.
En 1984, les services de sécurité israéliens ont une mauvaise surprise. Les islamistes ne sont pas d’innocents religieux. Au cours d’une perquisition chez Ahmed Yassine, ils découvrent des dizaines de fusils d’assaut. Le Cheikh est passé à l’étape suivante de son projet secret : la constitution de cellules militaires. Il est condamné à treize ans de prison mais retrouve la liberté en mai 1985 dans le cadre d’un échange de prisonniers entre Israël et l’organisation palestinienne d’Ahmed Jibril. L’accord avait été négocié par Itzhak Rabin, alors ministre de la défense…
En décembre 1987 éclate la première Intifada. Les dirigeants israéliens estiment que l’OLP pourrait retirer des gains politiques du soulèvement et la priorité dans la répression va au démantèlement des comités populaires du Fatah. MM. Barghouti et Dahlan, considérés comme de dangereux agitateurs, sont expulsés en Jordanie. A Gaza, le cheikh Yassine a mis sur pied le Hamas, auquel les militaires israéliens ne prêtent d’abord pas attention. Il ne sera arrêté que l’année suivante, après l’assassinat d’un soldat enlevé par le commando Azzedine El-Kassam, la branche armée du Hamas, qui ne comptait à l’époque que quelques dizaines de combattants.
Il faudra attendre 1993 pour qu’Israël change de politique et accorde la préférence au Fatah en signant les accords d’Oslo. L’organisation de Yasser Arafat prend le contrôle, à tous les niveaux, de l’administration autonome en Cisjordanie et à Gaza. Des responsables venus de Tunis s’installent aux postes-clés, distribuent à leurs proches fonctions et sociétés économiques. Le Hamas, qui s’oppose à toute négociation avec Israël, décide de torpiller le processus de paix par des attentats-suicides anti-israéliens particulièrement meurtriers, en 1995 et 1996. Ces attaques ont une double conséquence. L’opinion publique israélienne bascule et élit Benyamin Nétanyahou, le candidat Likoud, principal opposant aux accords d’Oslo, alors que l’armée israélienne durcit le bouclage de la Cisjordanie et de Gaza.
Pour le Palestinien moyen, l’arrivée au pouvoir du Fatah se traduit donc par de longues files d’attente aux barrages, pendant que les notables du cru se distribuent les bénéfices d’une gestion opaque et que les Israéliens renforcent leur colonisation. La popularité du Hamas s’accroît d’autant plus rapidement qu’en 1997, après une monumentale bavure du Mossad en Jordanie, Benyamin Nétanyahou remet en liberté le cheikh Yassine.
Le grand tournant interviendra à la fin de l’année 2000 avec l’effondrement du processus d’Oslo et la seconde Intifada. Face au soulèvement palestinien, l’armée israélienne applique de nouvelles tactiques dont le but est de “graver dans la conscience” des Palestiniens qu’ils n’obtiendront “rien par la violence”. Bouclages hermétiques des villes, couvre-feu, interdiction de circuler. En parallèle, Tsahal impose une pression militaire continue sur l’Autorité autonome palestinienne et les militants du Fatah, dans l’intention de leur faire cesser les attentats.
Résultats : la population de Cisjordanie et de Gaza fait face à une crise économique et sociale qu’elle n’avait pas connue depuis les années 1950. Israël, par ailleurs, démembre systématiquement les institutions de l’Autorité palestinienne sans ouvrir aucune perspective politique. L’Etat juif et la communauté internationale affaiblissent considérablement les services de sécurité palestiniens, qui auraient pu, s’ils leur en avaient donné les moyens, ramener le calme.
A Gaza, selon les services israéliens, le Hamas est désormais militairement plus puissant que la police de Mahmoud Abbas. Quelques analystes du Shin Beth et des renseignements militaires avaient lancé des mises en garde contre des telles conséquences. Ils n’ont pas été écoutés.
En février 2006, face à un Fatah usé par le pouvoir et la corruption, les arguments du Hamas ne pouvaient que convaincre une population exsangue. Le processus entamé en 1976 est parvenu à son terme. La politique de tous les gouvernements israéliens, les erreurs et les fautes de l’OLP et du Fatah ont donné le pouvoir aux Frères musulmans.
Charles Enderlin est journaliste, auteur d’ouvrages sur le conflit au Proche-Orient