L’économiste Emmanuelle Auriol préconise de restaurer l’attractivité de la France pour les immigrés, mise à mal par des décennies de politique restrictive.
Publié aujourd’hui à 13h30
Tribune. Alors que la très forte reprise économique laisse entrevoir une possibilité historique de renouer avec la croissance et le plein-emploi dans notre pays, la pénurie de main-d’œuvre menace d’étouffer cet élan. En effet, 50 % des entreprises françaises se plaignent de ne pas pouvoir recruter, et bon nombre d’entre elles finissent par renoncer à créer de l’activité supplémentaire faute de trouver les salariés dont elles ont besoin.
Avec plus de cent métiers classés « en tension », de nombreux secteurs sont touchés et tous les niveaux de qualification sont concernés. Ainsi, parmi les dix métiers les plus recherchés (hors saisonniers) on trouve, pêle-mêle, des agents d’entretien, des aides-soignants, des aides à domicile, des employés de la restauration et de libre-service, des ouvriers non qualifiés manutentionnaires, des agents de sécurité et de surveillance, mais aussi des infirmiers, des ingénieurs, des cadres et responsables de l’informatique.
Problème structurel
Bien plus inquiétant que les tensions sur les marchés des matières premières, de l’énergie ou des produits semi-finis, qui devraient se résorber assez rapidement, ce problème est structurel. En effet, de nombreuses entreprises ne trouvaient pas non plus de salariés avant la crise du Covid-19. La réforme de l’assurance-chômage, en réduisant les indemnités liées au travail en CDD, devrait remettre des salariés de manière durable sur le marché de l’emploi. Mais étant donné l’ampleur de la pénurie, ce sera loin d’être suffisant, d’autant plus que certains chômeurs n’ont aucune qualification et sont difficilement employables.
Face à de telles difficultés, la solution qu’utilisent les plus grosses entreprises, quand leur processus de production le leur permet, est de délocaliser une partie de leur activité à l’étranger, là où la main-d’œuvre dont elles ont besoin est abondante. Cette solution est évidement moins bénéfique à l’économie française que de créer de l’activité économique sur le territoire national.
Une autre solution est alors de faire appel à la main-d’œuvre étrangère. C’est ce que font traditionnellement d’autres pays européens comme la Suisse, le Luxembourg, le Royaume Uni, ou encore l’Allemagne, qui ont tous, proportionnellement à leur population, une immigration plus élevée que celle de la France, en flux comme en stock.
De fait, notre pays est aujourd’hui très peu compétitif sur ce sujet. Il souffre d’un déficit d’attractivité auprès des candidats à l’immigration de travail comme l’illustre la faible immigration intra-européenne. Parmi le flux d’immigrés arrivant chaque année en France (de l’ordre de 270 000 personnes), les ressortissants de l’Union européenne (UE) n’en constituent qu’un tiers ; 4,6 % de la population totale sont issus de pays tiers et seulement 2,4 % de l’UE. Ceci classe la France derrière le Luxembourg, l’Autriche, la Belgique, l’Irlande, l’Allemagne, l’Espagne, le Royaume-Uni (pré-Brexit), le Danemark, la Suède, l’Italie, les Pays-Bas, et même Chypre et Malte.
Climat d’hostilité
Les Européens, qui sont libres de s’installer où ils veulent dans l’UE, « votent avec leurs pieds » et, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils ne plébiscitent pas la France. Le retard est aussi considérable dans la course mondiale aux talents. La France, sixième puissance économique mondiale, n’est que dix-neuvième au classement mondial « compétitivité et talents » élaboré par l’Insead (l’Institut européen d’administration des affaires) sur la capacité d’un pays à attirer, produire et retenir des talents. Loin derrière la Suisse, Singapour et les Etats-Unis, l’Hexagone est devancé par les pays scandinaves, l’Allemagne, les Pays-Bas ou encore le Royaume-Uni.
Comment un pays qui, jusqu’au siècle dernier, attirait l’élite internationale des arts, des lettres et des sciences, futurs Prix Nobel, lauréats de la médaille Field et d’autres prix – à l’instar de Marie Curie, de Georges Charpak, du généticien Boris Ephrussi ou des mathématiciens Benoît Mandelbrot et Alexandre Grothendieck –, a-t-il pu, à rebours de son histoire et en l’espace de quelques décennies, dégrader son aura internationale à ce point ?
Un facteur-clé a été la mise en œuvre par les gouvernements successifs, de gauche comme de droite, de politiques migratoires de plus en plus restrictives, dans le but de contrer la montée de l’extrême droite. Face à un tel climat d’hostilité auquel, dans le cas de ressortissants de pays tiers, s’ajoutent des tracasseries administratives sans fin, les candidats à l’immigration de travail, notamment les personnes qualifiées, n’ont aucune envie de venir chez nous. Ils privilégient des destinations plus accueillantes, chez nos concurrents européens, au Canada ou aux Etats-Unis. A force d’avoir fait de la lutte contre l’immigration une priorité nationale, ce sont nos entreprises qui, faute de travailleurs et de talents extérieurs, finiront par immigrer ailleurs.
Emmanuelle Auriol est professeure à l’Ecole d’économie de Toulouse. Après la pandémie
Plusieurs participants aux conférences des Journées de l’économie, diffusées en ligne du 3 au 5 novembre, en partenariat avec « Le Monde », tirent les leçons de la crise du Covid-19:
– Daniel Cohen : « Le Covid-19, une crise qui ne ressemble à aucune autre »
– Elise Huillery : « Les effets pervers du défaut d’accès des jeunes à un revenu de base sont plus importants que ceux d’un prétendu assistanat »
– Jézabel Couppey-Soubeyran: « Il n’y a plus de pilote dans le train de l’inflation »
– Laurence Scialom: « Les décisions publiques sont à la merci des marchands de doute »
– Emmanuelle Auriol : « Pour un recours accru à l’immigration face aux pénuries de main-d’œuvre»
– Xavier Timbeau : « La dette publique sera-t-elle soutenable ? »
Emmanuelle Auriol(Economiste)