Alain Julien Rudefoucauld a derrière lui une oeuvre importante et exigeante – des romans dont Le dernier contingent, en 2012, qui a remporté le Prix France-Culture/Télérama et des pièces de théâtre. Il entreprend ici un travail d’historien qu’il est salubre de lire, dans le contexte actuel. Le titre, Les Portes de l’Enfer, s’il donne la tonalité de ce qui va suivre, est moins important que le sous-titre : La répression légale des minorités sous Vichy, Prémices de la chute démocratique en France. Livre publié à l’Esprit du Temps.

Le hasard a voulu que l’occasion lui soit donnée de lire les Journaux officiels entre 1936 et 1946. Travail long et souvent fastidieux mais qui lui a permis non seulement de documenter les mesures prises contre ceux que le régime de Vichy persécutait mais de montrer que le travail législatif de Vichy s’est, très souvent, logé dans un cadre législatif qui lui préexistait – il suffisait d’en amplifier le champ d’application. Rudefoucauld commence par l’histoire des lois contre les nomades – une vieille tradition de nos “démocraties” de pas supporter ceux qui ne sont pas facilement localisables dans l’espace – ils sont d’emblée soupçonnés de vols, de trafics de tout genre, qu’ils soient Gitans, Romanichels, Tsiganes ils sont l’incarnation même de ceux qui échappent d’une certaine manière au contrat social fondateur ; en période de guerre, on les soupçonne facilement d’être des espions à la solde de l’ennemi. Et l’administration n’a de cesse que de les contrôler, de limiter leurs déplacements, de les soumettre à toute une série de mesures vexatoires (l’imposition d’un carnet anthropométrique date de 1912…) Et cette répression a de beaux jours devant elle.

Viennent ensuite les républicains espagnols, dont on ne peut pas dire qu’on les a accueillis avec beaucoup d’enthousiasme. On les regroupe dans des camps , ils sont plus aisément surveillables et risquent mois de propager des idées dangereusement révolutionnaires – Rieucros, Argelès-sur-mer, Gurs… Ces camps ne s’appellent pas camps de concentration mais ils y ressemblent furieusement, les conditions de vie y sont indignes, derrière les barbelés et les miradors. Et ils sont à recevoir d’autres occupants.

Enfin, les communistes. La guerre est à peine commencée que le gouvernement n’a rien de plus pressé que de prononcer la dissolution des organisations communistes, l’interdiction de toute propagande des idées de la Troisième Internationale. Cette mesure était demandée depuis plusieurs mois contre des ennemis de la patrie qui sont souvent des étrangers… S’en suit la confiscation des biens des organisations communistes. La liste est longue. et celle des déchéances de nationalité aussi.

Le terrible de toute cette histoire est qu’on y voit une continuité avec le fascisme qui va s’installer après la capitulation, Pétain va amplifier le champ d’application de ces lois et y ajouter, allant au devant des exigences mêmes de l’occupant, les Juifs, les francs-maçons (vieille obsession de l’extrême-droite française) les communistes et autres anarchistes, les résistants ; à quoi s’ajoutent l’eugénisme, le rejet des handicapés (des dizaines de milliers mourront de faim dans les asiles psychiatriques). Et cela ne déclenche pas un soulèvement d’indignation dans l’ensemble de la population – elle y a été préparée. Les mentalités sont prêtes. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas un changement quantitatif – spoliations, dénonciations, arrestations arbitraires, répressions de toute forme de résistance, assassinats sans autre forme de procès, tortures – tout cela qui est le cortège des pouvoirs totalitaires – prend une dimension infernale. Et cela suppose des gens pour faire appliquer ces lois, ces décrets, des policiers pour arrêter ceux que l’on veut exclure du corps social, des magistrats pour appliquer la loi, des délateurs, des profiteurs, dans tous les corps de métier ( médecins, architectes…)…, cela fait beaucoup de monde.

Et Rudefoucauld fait le compte de ceux qui sont déchus de la nationalité française, qui sont dépouillés de leurs biens, dénoncés et envoyés en Allemagne. Pétain n’aurait donné à Hitler que des Juifs étrangers pour protéger les Juifs français ? mais il les a tous également spoliés, ruinés,  exclus, réduits à une survie aléatoire – si des Juifs ont été protégés, ils l’ont été par des hommes et des femmes qui ne se sont pas laissés convaincre par la misérable rhétorique de Vichy.

Un extrait du discours de Pétain du 12 août 1941 :”Quant à la collaboration, offerte au mois d’octobre 1940 par le chancelier du Reich, dans des conditions dont j’ai apprécié la grande courtoisie, elle est une oeuvre de grande haleine et n’a pas pu porter encore tous ses fruits. D’autres tâches absorbent le gouvernement allemand, des tâches gigantesques où se développe, à l’Est, la défense d’une civilisation, et qui peuvent changer la face du monde (…)La Révolution nationale, dont j’ai, dans mon message du 11 octobre, dessiné les grandes lignes n’est pas encore entrée dans les faits. elle n’y a pas pénétré, parce qu’entre le peuple et moi, qui nous comprenons si bien, s’est dressé le double écran des partisans de l’ancien régime et des serviteurs des trusts. Les troupes de l’ancien régime sont nombreuses. J’y range sans exception tous ceux qui ont fait passer leurs intérêts avant ceux de la France (j’arrange ici une phrase qui comprend un mastic qui la rend difficilement compréhensible), franc maçons, partis politiques dépourvus de clientèle, mais assoiffés de revanche, fonctionnaires attachés à un ordre dont ils étaient les bénéficiaires et les maîtres – ou encore ceux qui ont subordonné les intérêts de la patrie à ceux de l’étranger” (P.176/77)

 Tout cela nous ramène à tant de propos entendus ces derniers mois chez des gens qui se posent en sauveurs, en libérateurs alors qu’ils ne sont que les recycleurs des plus immondes propos de l’extrême droite. Il faut remercier Rudefoucauld de nous rappeler l’implacable objectivité des crimes qu’ils ont engendrés. Des annexes volumineuses viennent mettre des visages et des parcours sur ceux qui les ont commis.

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