Une maladresse curieuse de Benjamin Stora dans le cadre d’un podcast de Philippe Colin sur France Inter a laissé entendre que la pratique de la torture par l’alors lieutenant Le Pen en Algérie n’était pas prouvée. L’occasion pour Ancrage de publier à nouveau ici le récit de Jacques Lebleu, jeune appelé en Algérie qui fut témoin aux premières loges et à son corps défendant des exactions du futur leader de l’extrême droite fascisante et xénophobe. Un entretien avec Jacques Lebleu contenu dans notre hors série AlgérieS en 2020 et toujours en librairie, les fameuses bonnes librairies et par correspondance depuis notre site ancrage.org. (JFM) Ci dessous notre entretien et l’article du Monde à propos de la polémique.
Témoignage : Jacques Lebleu infirmier pendant la guerre d’Algérie chargé de réanimer les victimes des tortures d’un certain Jean-Marie Lepen.
« J’étais le plus grand, on m’a mis en tête de section mais comme je ne faisais rien de ce qu’ils attendaient, on m’a recasé dans le service infirmier ». Toujours grand, Jacques Lebleu né en 1930 à Roubaix, vieil homme émacié, le regard encore vif derrière ses lunettes, finit ses jours dans une maison de retraite à Castres en Gironde au côté de …qu’il a épousé il y a 60 ans. Sans doute pour la protéger, il ne lui a d’abord rien dit, supportant seul ses souvenirs, fardeau trop lourd, avec un sentiment de culpabilité. Sursitaire après des études d’architecture, réfractaire à l’EOR (école des officiers de réserves) comme au peloton, Jacques Lebleu fut donc deuxième classe dans la Compagnies des Services, en l’occurrence infirmier. Il fit ses années de service obligatoire en Algérie d’octobre 1955 à décembre 1957 au 19e génie basé à Hussein-Dey près d’Alger. Pour son malheur c’est là aussi que sévit le lieutenant Jean-Marie Lepen. Député élu à la proportionnelle sur une liste CNIP, il avait obtenu de l’assemblée nationale l’autorisation de s’engager comme volontaire en Algérie pendant 6 mois.
« J’ai du mal à l’exprimer…Il y a des choses extrêmement tristes qui vous poursuivent toute une vie. Il m’a semblé que c’est peut-être un moment important d’en parler car on a des inquiétudes comme on a toujours eues par rapport au FN. Le FN pour moi c’est le lieutenant Jean-Marie Lepen sacrifiant… participant sinon dirigeant des supplices dans la banlieue d’Alger à Hussein-Dey précisément, c’est un monsieur qui se pointait la nuit de préférence -c’est mieux qu’on ne le voit pas-dans une Citroën noire ; j’ai tous les détails en tète tellement ça a été dur. Quant à moi en face de lui, ça s’est passé de façon assez horrible, ça m’a poursuivi toute ma vie j’en ai parlé tout le temps, au maximum de gens car ce M Lepen, lieutenant Lepen -à chaque fois j’en suis ému -c’est un monsieur qui ne se privait pas d’employer tous les moyens pour faire parler.
En face de lui moi qui était antimilitariste…comment j’étais arrivé à être infirmier : parce que j’étais sursitaire. Je me suis trouvé dans le cadre de ces interrogatoires chargé de réveiller les gens qui étaient sur le point de trépasser. Je vais vous lire le principal, un document écrit en 2016 avant d’être malade : (1) « Nous sommes à Alger en 1955, caserne du génie à Hussein-Dey. Le soir, la nuit tombée, une traction Citroën arrive. Je suis de garde, chargé de « pourvoir aux soins éventuels » en tant qu’infirmier. Le lieutenant Jean-Marie Lepen arrive, entouré de ses sbires : il procède aux interrogatoires. Il ne faut pas que ses modes de torture laissent de traces : c’est la gégène qui domine, quand ce n’est pas le secteur…J’attends derrière un rideau : je suis chargé de réveiller le supplicié. On me l’apporte dès qu’il revient à lui, je le pousse à fermer les yeux pour retarder le retour au supplice, ce souvenir me tiraillera jusqu’à la fin de ma vie » (fin du témoignage écrit)
Et moi je faisais le maximum pour retarder le réveil. Je voyais ce qui se passait, la planche inclinée avec des clous, on faisait basculer la tête en bas, dans l’eau, quand il n’était plus présentable on le larguait en mer. Cela se passait sous la scène du foyer de la caserne. Puis on mettait les interrogés dans des trous de sable avec des barbelés dessus au soleil. Tout se passait ainsi de sorte que quand on voit Lepen et son parti changer de nom c’est que son passé n’était pas beau
Au début, je ne pouvais pas en parler sans chialer,
Un oncle qui était inspecteur dans l’enseignement dans le nord m’a dit au retour : ne parle pas de ça ; si un jour tu veux travailler dans l’administration, tu ne trouveras pas de place. »
Jacques Lebleu n’était alors pas militant mais au retour d’Algérie poussé par ce qu’il a vu et vécu, il s’est engagé au pc.
« L’homme peut être dégueulasse, capable du pire et du meilleur mais souvent du pire, l’homme est moche » conclut avec amertume le vieil homme au soir de son existence.
(1) Une lettre/témoignage de Jacques Lebleu a été publiée dans un hors-série spécial Algérie de l’Humanité en 2000.
La manière dont sont présentés les actes de M. Le Pen en Algérie, évoqués dans l’épisode 2, pose problème à des historiens et spécialistes.
Dans l’épisode 2 du podcast « Jean-Marie Le Pen, l’obsession nationale » que Philippe Collin consacre à l’ancien leader du Front national, mis en ligne fin février, on peut entendre l’historien Benjamin Stora dire : « Jean-Marie Le Pen n’a sans doute pas pratiqué la torture en Algérie. » Lire aussi : « Jean-Marie Le Pen, l’obsession nationale », sur France Inter : une histoire française
Des propos qui ne passent pas pour les historiens André Loez et Fabrice Riceputi, qui s’en sont émus sur Twitter. Pour Florence Beaugé, qui a travaillé sur la question de la torture en Algérie pendant des années au Monde, c’est « un comble » : « Le Pen se retrouve blanchi de l’accusation à deux reprises. D’une part par Benjamin Stora, d’autre part par Philippe Collin, qui a avalé innocemment la couleuvre. Le Pen a bel et bien participé – et activement ! – à la bataille d’Alger. »
Rappelons que lorsque Florence Beaugé sort son enquête en 2002 dans Le Monde, Le Pen parle de « machination immonde », et engage une procédure en justice contre Le Monde. Procès qu’il perdra en appel : l’enquête du Monde sera qualifiée de « particulièrement sérieuse et approfondie » par la justice, et « la bonne foi » du journal reconnue.
« Pour être plus explicites »
Depuis jeudi 9 mars au matin, voici ce que l’on peut lire en cliquant sur la page de l’épisode 2 de la série que Philippe Collin consacre à Jean-Marie Le Pen sur France Inter : « Dans l’épisode 2 de notre série consacrée à Jean-Marie Le Pen, et en accord avec l’historien Benjamin Stora, nous avons décidé de préciser son propos quant à Jean-Marie Le Pen et la torture en Algérie. Nous avions initialement utilisé la formule “Jean-Marie Le Pen n’a sans doute pas pratiqué la torture en Algérie” mais nous avons finalement fait le choix d’utiliser les mots suivants pour être plus explicites : “On ne peut pas prouver que Jean-Marie Le Pen a torturé en Algérie mais c’est une possibilité.” »
Cette modification éclaire la démarche d’un historien dont le travail consiste à s’appuyer sur des archives (traces administratives, dossiers militaires, etc.) qui constituent des preuves. Et ce, sans remettre en cause les enquêtes de journalistes comme Florence Beaugé, qui, eux, s’appuient sur des témoignages algériens accusant Jean-Marie Le Pen d’avoir pratiqué la torture. Notons qu’en 2005, la justice a fini par débouter Jean-Marie Le Pen dans sa plainte pour diffamation contre madame Beaugé et le journal Le Monde. Par ailleurs, comme l’affirme Benjamin Stora, Michel Rocard a bien été condamné en 1992 pour diffamation après avoir accusé Jean-Marie Le Pen d’avoir pratiqué la torture en Algérie. Il faut ajouter qu’en 1997, la cour d’appel de Rouen a fini par débouter Jean-Marie Le Pen. »
« Ils ont fait le service minimum ! »
Pour la journaliste Florence Beaugé, ce nota bene sur le site de France Inter n’est pas du tout satisfaisant : « Ils ont fait le service minimum ! Philippe Collin se donne raison ainsi. Le podcast est toujours en ligne, blanchissant Le Pen. Ce n’est pas ce semblant de rectificatif qui réparera les dégâts. »
Pour Benjamin Stora, joint par téléphone, « l’important pour moi n’était pas de dire si Jean-Marie Le Pen avait torturé ou non. Ce qui m’intéressait, c’était la fabrication du récit de lui-même pendant la guerre d’Algérie, comment il se fabrique un personnage pour plaire à sa clientèle électorale d’extrême droite. J’ai peut-être fait une erreur, j’aurais dû dire que Le Pen a torturé, comme des témoins l’ont dit à Florence Beaugé. Je l’ai fait de bonne foi, comme un historien qui n’a pas vu d’archives écrites. » Jeudi 9 mars, il nous envoyait ce message : « J’ai eu longuement hier soir Florence [Beaugé] et lui ai dit que j’ai fait une erreur : Le Pen a torturé en Algérie, je ne connaissais pas la décision de justice. »
De son côté, Philippe Collin, qui affirme être soutenu par sa direction et ne se sent pas fautif, s’est entretenu par téléphone et avec Florence Beaugé et avec Benjamin Stora. Et a donc écrit ce nota beneet ajouté ce que, dans le jargon, on appelle une « rustine » à ce deuxième épisode. Philippe Collin dit désormais dans le podcast : « On ne peut pas prouver que Jean-Marie Le Pen a pratiqué la torture en Algérie mais c’est une possibilité. En tout cas, Jean-Marie Le Pen a justifié la torture. Il peut donc être considéré comme un tortionnaire aux yeux de la convention internationale contre la torture. » Il ajoute que les articles de Florence Beaugé publiés dans Le Monde ont été mis en lien sur le site. Une rustine que Florence Beaugé trouve largement insuffisante : « Il faudrait dire : “Jusqu’à preuve du contraire, il a torturé.” ».
Emilie Grangeray