L’historien propose, dans « Les Larmes de l’histoire » (Gallimard), une histoire érudite et passionnante de l’antisémitisme aux Etats-Unis. Dans un entretien au « Monde », il dit craindre que la montée en puissance de la droite suprémaciste n’aggrave ce phénomène.
Longtemps, les juifs américains ont cru échapper aux tragédies de l’histoire juive. La montée en puissance d’une droite suprémaciste et la fréquence croissante des actes antisémites mettent à mal ces certitudes, comme l’explique l’historien Pierre Birnbaum dans son livre Les Larmes de l’histoire. De Kichinev à Pittsburgh (Gallimard, 208 pages, 18,50 euros).
Le rêve américain des juifs est-il ébranlé?
Le choc de l’attentat dans une synagogue de Pittsburgh, le 27 octobre 2018, a été immense. Le tueur Robert Gregory Bowers, hurlant des « Heil Hitler », a tué onze fidèles et en a blessé de nombreux autres. L’émotion a gagné tout le pays, et au-delà. Depuis, les synagogues et institutions juives se barricadent, élèvent des murs protecteurs, louent les services de gardes, du jamais-vu dans l’histoire paisible des petites communautés juives, perdues dans les banlieues, au plus profond des États-Unis. La mémoire des pogroms subis par les grands-parents ou les arrière-grands-parents transmise sans cesse ressurgit intacte. Dans cet imaginaire, les cosaques du pogrom de Kichinev, en Russie [1903], ont traversé l’Atlantique. La peur s’installe à tel point que, pour la première fois depuis un demi-siècle, près de 5 000 juifs américains sont partis en 2021 en Israël.
Les sombres prédictions de Philip Roth [1933-2018], qui imaginait dans son ouvrage Le Complot contre l’Amérique [2004] l’instauration du fascisme aux États-Unis, semblent devenir réalité. Juste avant de mourir, il dénonçait le quasi-fascisme de Donald Trump, dont la violence verbale mène tout droit au massacre de Pittsburgh, et la montée en puissance des droites radicales antisémites, qui s’inspirent directement du nazisme.
Le judaïsme américain s’était-il cru préservé des tragédies de l’histoire juive ?
Salo Baron, le premier professeur juif nommé à l’université Columbia en 1930, affirmait que l’histoire juive n’est pas nécessairement synonyme de larmes, de massacres, de pogroms. Après la Shoah, il en vient pourtant à reconnaître qu’elle est bel et bien, depuis deux mille ans, une vallée de larmes. Il devint alors le chantre de l’exceptionnalisme américain, une société décentralisée où le shtetl [village juif d’Europe de l’Est] peut revivre dans un environnement démocratique et pluraliste.
Les Pères fondateurs se sont vécus comme les nouveaux Hébreux ayant échappé à l’emprise du « pharaon » anglais en franchissant l’Atlantique pour atteindre la Terre sainte et instaurer, grâce à la Constitution de 1787, une entière liberté de conscience et de religion, une séparation de l’État et des religions propice à l’épanouissement de ces dernières.
Est-ce là le fondement de l’exceptionnalisme américain sur la question juive ?
Oui. « Que les enfants de la lignée d’Abraham qui demeurent dans ce pays continuent à bénéficier de la bonne volonté des autres habitants tandis que chacun d’entre eux s’assoira en toute sécurité sous son arbre de vin et de figues et que personne ne pourra l’inquiéter », affirme George Washington en 1790, citant mot pour mot l’Ancien Testament. Dans ce sens, le rêve américain, du moins dans cette version « en rose », repose sur le pluralisme, un pluralisme qui ne s’étend malheureusement pas aux millions d’Indiens et de Noirs, massacrés ou tenus en esclavage. Un rêve américain qui ne tient pas non plus toutes ses promesses, puisque nombre d’États vont longtemps refuser cette séparation de l’État et des religions qui permet aux juifs d’accéder, comme en France depuis 1791, aux emplois publics.
Les préjugés sociaux antijuifs restaient-ils très vifs ?
Les juifs restèrent en effet longtemps exclus de nombreux hôtels, de clubs, des cercles mondains et même des universités de l’Ivy League [les huit plus anciennes et prestigieuses universités du nord-est des États-Unis] où des quotas ont été en vigueur jusqu’à la moitié du XXe siècle, alors que les grandes écoles françaises sont ouvertes depuis 1789 à tous les citoyens sur une base méritocratique. L’antisémitisme social et les préjugés survivent, qui excluent les juifs ou d’autres minorités tels les Italiens ou les Irlandais de l’Amérique WASP [White Anglo-Saxon Protestant]. Mais le Nouveau Continent n’a pas connu les affrontements qui ont déchiré les sociétés européennes. La guerre de Sécession [1861-1865] reste l’unique guerre des deux Amérique, alors que les guerres des deux France, durant lesquelles les juifs se trouvent souvent pris en otage, ponctuent l’histoire de l’Hexagone.
Le lynchage à Atlanta, en 1915, de Leo Frank, un chef d’entreprise juif, a été un profond traumatisme, comparable à celui de l’affaire Dreyfus. Pourquoi ?
Leo Frank, un notable juif d’Atlanta bien intégré à la société, responsable d’une usine, se trouve accusé d’avoir violenté et tué une jeune ouvrière, Mary Phagan, en 1913. L’affaire prend une dimension nationale, des procès se succèdent, jusqu’aux recours devant la Cour suprême. Alors qu’aucune preuve ne figure dans le dossier, Frank est condamné à la peine de mort. Un Edouard Drumont local attise les rumeurs, dénonce le complot juif qui s’attaque aux femmes chrétiennes. La foule s’agite, comme à l’époque en Europe. En 1915, alors que le gouverneur de Géorgie décide de commuer sa peine en prison à perpétuité par manque de preuves, Frank est brutalement extrait de la prison où il est détenu et pendu par une foule en colère qui mutile son corps. L’émotion submerge le pays.
Il s’agit du premier et unique lynchage d’un juif aux États-Unis, alors que plusieurs milliers de Noirs américains subissent ce sort effroyable. En France, l’État fort a protégé l’intégrité physique d’Alfred Dreyfus et la Cour de cassation a fini par l’innocenter. Aux États-Unis, l’État fédéral n’a pas pu intervenir, Leo Frank a été lynché par une foule de « voisins » déchaînés et son innocence se trouve encore parfois mise en doute de nos jours.
Est-ce un tournant ?
L’émotion ne va jamais disparaître. Le rêve américain serait-il un leurre ? L’affaire Léo Frank se limite-t-elle au Sud profond et réactionnaire ? Est-ce un « accident » sans lendemain ? Dans les années 1930 surgit un autre type d’antisémitisme, dans les grandes villes industrialisées cette fois, comme réaction au New Deal, mis en place par Roosevelt et appréhendé comme un « Jew Deal » par des ligues antisémites en contact direct avec les nazis en Allemagne. Du Sud profond à l’antijudaïsme latent, on passe à l’antisémitisme politique à la française avec la dénonciation de la « République juive » – l’État qui se renforce afin de construire un welfare state, un État-providence, est supposé être occupé par les juifs. Les États-Unis vivent à leur tour un autre moment antisémite de grande ampleur, mais celui-ci ne fait pas de mort. Cette fois, ce qui est mis en avant est le mythe de la « République juive », inventé dans la France de l’affaire Dreyfus et ressuscité dans la République de Weimar par les nazis, dont la propagande se déverse alors aussi aux États-Unis.
Cette haine antisémite continue-t-elle même après la guerre ?
Elle ne cessera jamais, influençant des groupuscules d’extrême droite qui brandissent Mein Kampf et, au nom de la suprématie de l’homme blanc, s’attaquent aux Noirs américains et aux juifs. Année après année, à partir de 1958, ce sont des synagogues et des institutions juives qui sont incendiées. C’est le cœur de l’Amérique, et non le Sud, qui se trouve touché. A Saint-Louis [1977], Denver [1984], Pittsburgh [1986], Los Angeles [1999], Pittsburgh à nouveau [2000] ou Seattle [2006], des juifs sont assassinés. Des projets comme celui des Turner Diaries [Les Carnets de Turner, ouvrage interdit en France], rédigés par William Pierce [1933-2002], un membre du Parti national-socialiste du peuple blanc, dessinent les frontières d’un État aryen. « Si notre organisation l’emporte, aucun juif ne survivra, nulle part », clame cette « bible » de l’alt-right, qui prévoit la mort de millions de juifs et de Noirs américains.
Depuis la présidence de Donald Trump (2017-2021), la situation n’a fait que s’aggraver. Comment ?
Barack Obama [président démocrate des États-Unis de 2009 à 2017] était déjà dénoncé comme l’agent des juifs destructeurs de la société chrétienne, mais le mouvement a pris de l’ampleur avec l’élection de Donald Trump. Celui-ci s’inspire de cette même vision et incite ses partisans antisémites membres du Tea Party, du Klan, du National Socialist Party [néonazi], des Proud Boys, des Confederate White Knights et tant d’autres, qui citent pêle-mêle les idées de Hitler ou celle du « grand remplacement », à passer à l’action. Depuis le drame de Pittsburgh, en octobre 2018, d’autres synagogues ont été attaquées, en Californie ou dans l’État de New York. C’est l’Amérique de la globalisation, que les droites radicales associent à la modernité et à la domination capitaliste juive, qui se trouve visée.
Ces groupes dénoncent le « Zionist Occupation Government » [« le gouvernement d’occupation sioniste »] installé à Washington et, lors de la prise du Capitole en janvier 2021, certains assaillants portaient des pulls sur lesquels on pouvait lire « 6MWE » pour « 6 millions wasn’t enough » [« 6 millions ne suffisaient pas », en référence au nombre de juifs tués par les nazis]. Ils sont résolus à passer à l’action contre le gouvernement démocrate de Joe Biden, qui s’est entouré, comme Roosevelt ou Obama avant lui, de quelques secrétaires d’État juifs, faisant ressurgir leur haine d’un État fédéral contre lequel se lève un antisémitisme brutal.
Dans votre livre, vous exprimez votre pessimisme. Sur quoi vous fondez-vous ?
Cette fois, contrairement aux espoirs de Salo Baron, la vallée des larmes semble bien devoir s’étendre jusqu’à la société américaine. A Pittsburgh, avec le massacre à la synagogue d’octobre 2018, comme à Toulouse, en France, lors de la tuerie à l’école juive Ozar-Hatorah commise par Mohammed Merah en mars 2012, le passage à l’acte mortel marque une étape décisive remettant quelque peu en question les deux exceptionnalismes. Des deux côtés de l’Atlantique, on tue des juifs. Une nouveauté inimaginable aux États-Unis mais aussi en France, où de tels meurtres ne se sont jamais produits à l’époque moderne, en dehors de Vichy.
Aux États-Unis comme en France, des mobilisations populistes radicales charriant leurs préjugés antisémites se lèvent, tandis qu’en France surtout, les retombées des conflits du Proche-Orient provoquent à leur tour nombre d’attentats antisémites mortels. Ce sont autant de drames qui font douter, ici ou là, de la protection de l’État et rendent soudain incertaine, davantage encore dans la France centralisée qu’aux États-Unis, l’intégration à la nation. L’avenir s’annonce donc périlleux pour chacune des « deux maisons » qui concentrent de nos jours la plus grande partie du judaïsme diasporique.
Marc Semo