Les forces de l’ordre de l’Etat hébreu sont accusées d’avoir utilisé le logiciel espion de la société NSO, sans mandat de la justice, contre une multitude de cibles : aussi bien des manifestants anti-Nétanyahou que des membres de son entourage, le fondateur d’une chaîne de supermarchés, des maires, des hauts fonctionnaires et même des militants pour les droits des handicapés.
La police israélienne a usé à une échelle étendue du logiciel de surveillance Pegasus, produit par la société NSO, révèle le journal économique Calcalist, lundi 7 février. Nombre de ces écoutes supposées, qui n’ont pas fait l’objet d’autorisations de la justice, paraissent liées à l’enquête qui a mené à l’inculpation de l’ancien premier ministre, Benyamin Nétanyahou, pour fraude, corruption et abus de confiance. Elles menacent de perturber son procès, en cours depuis le printemps 2021. Cependant, ces révélations dépassent le cas de M. Nétanyahou : elles attestent d’un usage sans régulation claire d’une technologie invasive par la police depuis 2015, dans le cadre d’enquêtes judiciaires comme du maintien de l’ordre face à des manifestations.
Par sa diversité, la liste des cibles avancée par Calcalist donne un sentiment de vertige. Y figure un numéro de téléphone enregistré au nom du fils de M. Nétanyahou, Avner, qui pouvait avoir été utilisé par sa mère, Sara Nétanyahou. Celui de l’épouse du magnat des médias Shaul Elovitch, Iris, également sur le banc des accusés au procès de l’ancien premier ministre. Deux conseillers presse de M. Nétanyahou, des responsables du site d’information Walla et la patronne de l’entreprise de télécommunications Bezeq, ainsi que son adjoint. Mais aussi un patron de syndicat, le fondateur de la chaîne de supermarchés Rami Levy, les maires de Netanya, Holon et Kiryat-Ata, ainsi que d’anciens directeurs généraux des ministères de la justice, des transports, du trésor et des communications.
« S’assurer qu’il n’y ait pas de surprises »
Dans cette dernière institution, deux ex-directeurs auraient été écoutés, dont Shlomo Filber, l’un des témoins-clés de l’accusation dans le procès de M. Nétanyahou. Son audition est censéecommencer la semaine prochaine. Ces révélations détaillées, à l’appui desquelles Calcalist ne cite aucune de ses sources, approfondissent un premier article publié en janvier, qui accusait la police israélienne d’avoir utilisé le logiciel espion contre des citoyens israéliens, sans mandat de la justice.
Depuis lors, la police a multiplié les dénégations, avant d’admettre la semaine passé avoir utilisé des technologies d’espionnage informatique « sans mandat ». Lundi, la ministre de l’intérieur, Ayelet Shaked, et le chef de la police ont demandé la formation d’une commission d’enquête. Le premier ministre, Naftali Bennett, a promis « une réponse ».
Selon Calcalist, une unité cyber de la police a systématiquement utilisé Pegasus pour espionner les meneurs de manifestations de tous ordres, « craignant que l’ordre public ne soit perturbé ». Elle n’a pas seulement visé les manifestants qui avaient protesté sous les fenêtres de la résidence de l’ex-premier ministre à Jérusalem durant plus d’un an, mais aussi des personnes handicapées exigeant une meilleure prise en compte dans le budget voté en 2021, et des juifs éthiopiens qui protestaient contre leur mauvais traitement par la police.
Des colons israéliens en Cisjordanie ont également été visés, alors que leurs implantations étaient menacées d’expulsion. Dans chacun de ces cas, il s’agissait au minimum de fournir aux commandants de la police nationale et de district, à leur demande, les lieux de manifestations, le nombre de personnes attendues, les routes qui pouvaient être bloquées, et de « s’assurer qu’il n’y ait pas de surprises ».
Des écoutes auraient également été menées dans le cadre d’enquêtes sur des soupçons de corruption ou de fuites à des journalistes. Les analystes de la police ont pu accéder, précise Calcalist, aux messages et aux e-mails, aux applications et aux conversations de leurs cibles. Puis ils ont transmis ces informations, sans en préciser la source, aux enquêteurs, charge à eux de les « blanchir » et de les recouper par d’autres moyens, pour les rendre utilisables par la justice.
Terrain miné
En novembre, des chercheurs en sécurité informatique avaient aussi décelé des traces d’infection par Pegasus dans les téléphones de défenseurs des droits humains palestiniens. Selon Calcalist, ces écoutes ont commencé à une échelle importante après l’acquisition du logiciel Pegasus par la police, à partir de 2015, sous la direction du chef de l’institution à l’époque, Roni Alsheikh. Ancien numéro deux du Shin Bet, le renseignement intérieur, sans expérience dans la police, M. Alsheikh avait paru à l’époque un choix hétérodoxe.
M. Nétanyahou avait nommé lui-même cet homme de droite, profondément religieux, qui a longtemps vécu dans une colonie en Cisjordanie. Pourtant, loin de se révéler un « fidèle » du premier ministre, M. Alsheikh avait lancé ses enquêteurs, dès le début 2016, à la recherche de témoins qui aujourd’hui déposent contre M. Nétanyahou.
Une commission d’enquête, si elle est créée, opérerait en terrain miné. NSO est une entreprise privée, mais elle travaille en étroite coopération avec l’Etat israélien. Le ministère de la défense autorise les ventes de Pegasus à des Etats, y compris à certains qui en ont fait un usage étendu contre des défenseurs des droits humains, des opposants et des journalistes (Emirats arabes unis, Inde, Hongrie…), ainsi que l’ont documenté Le Monde et les rédactions du « Projet Pegasus », coordonné par Forbidden Stories, à l’été 2021. Ces ventes ont systématiquement accompagné une politique d’influence menée par M. Nétanyahou auprès de ces régimes.
Si elle est créée, il est difficile d’imaginer que cette commission étende ses travaux à l’utilisation massive et ancienne de technologies de surveillance par le renseignement intérieur contre des Palestiniens, dans les territoires occupés. Limitée à l’usage de telles méthodes par la police en Israël, l’enquête de la commission serait suivie de près en Europe, où, selon les informations du Monde, de très nombreux services de police sont clients du logiciel de NSO Group.
Louis Imbert(Jérusalem, correspondant)