Alors qu’ils représentaient un tiers des travailleurs français en 1946, les paysans sont aujourd’hui une espèce en voie de disparition. De la modernisation des « Trente glorieuses » aux réformes de la politique agricole commune des années 1990, leur effacement, spectaculaire, n’a rien d’un accident historique. C’est l’histoire d’une dépossession, voulue par l’État et une puissante élite agricole, au profit d’une agriculture industrielle concentrant les terres et les machines.
À l’image du facteur du film Jour de fête (1949) de Jacques Tati, lancé à toute vitesse sur les routes de campagne dans une tournée postale « à l’américaine ! », les dirigeants de la France d’après-guerre – de gauche comme de droite – veulent voir l’agriculture française, jugée archaïque, prendre le train du progrès. Peu de fermes dépassent alors 20 hectares et, en 1949, deux millions de chevaux de trait fournissent encore l’essentiel de la force motrice utilisée dans les champs. Figure de ce consensus modernisateur, l’ingénieur agronome René Dumont – qui sera en 1974 le premier candidat écologiste à la présidentielle – est à l’époque un ardent productiviste. Conseiller agricole du Commissariat général au Plan de 1945 à 1953, il appelle de ses vœux dans Le Problème agricole français (1946), « une agriculture instruite, équipée, modernisée, productive ».
Cet article est issu de notre hors-série « Ces terres qui se défendent », en librairie et sur notre boutique.
L’agriculture est ainsi classée parmi les secteurs stratégiques qui bénéficient à partir de 1948 des crédits américains du plan Marshall, pour l’achat massif de tracteurs… made in USA. Leur nombre monte en flèche, de 137 000 en 1950 à 1,1 million en 1967. Parallèlement, des ingénieurs d’État s’emploient à partir des années 1960 à faire place nette dans les campagnes pour les engins motorisés. Sous le nom de « remembrement », un système d’échange est mis en place pour rassembler les terres, souvent à la faveur des agriculteurs les mieux dotés, et des travaux bouleversent la mosaïque des parcelles, jusque-là cernées de talus et de chemins creux. L’essayiste Fabrice Nicolino rappelle l’ampleur de cette « révolution des paysages » : 17 millions d’hectares sur les 29,5 millions de surface agricole utile ont été remembrés. Rien qu’en Bretagne, 280 000 kilomètres de haies et de talus (l’équivalent de… sept fois le tour de la Terre) ont été arasés entre 1950 et 1985 pour permettre la fusion des parcelles, détruisant au passage tous les vivants abrités par ces écosystèmes.
Une élite agricole acquise au productivisme
« Les événements m’ont donné raison : en une génération, la France a vu disparaître une civilisation millénaire, constitutive d’elle-même », écrit le sociologue Henri Mendras en 1984, à l’occasion de la réédition de son livre visionnaire, La Fin des paysans, paru en 1967.L’ouvrage avait fait grand bruit à sa sortie, car il prédisait le déclin des savoir-faire et l’exode des paysans induit par la mutation capitaliste de l’agriculture française. Alors qu’ils formaient plus d’un tiers de la population active en 1946 (7,4 millions d’actifs), les travailleurs de la terre ont vu leur nombre s’effondrer au cours des « Trente glorieuses » : en 1982, ils n’étaient plus que 1,6 million (7 % de l’emploi total). « Pourtant, aujourd’hui encore, beaucoup se refusent à l’évidence, poursuit Henri Mendras. Notamment parmi ceux qui ont été les artisans de cette disparition, hauts fonctionnaires, hommes politiques et dirigeants agricoles. Comme s’il était inconvenant de dire à la famille qu’elle est au chevet d’un cadavre. » La quasi-extinction du monde paysan ne doit en effet rien au hasard : elle a été voulue et organisée main dans la main par l’État et une puissante élite agricole, acquise au productivisme. À tel point que l’historienne états-unienne Venus Bibar constate que le basculement vers un « système agricole industrialisé […] n’a nulle part été opéré aussi rapidement et aussi intensément qu’en France ». Selon elle, une mutation sociale et économique aussi brutale« n’a généralement été possible que sous des régimes autoritaires ».
« L’agriculture est le pétrole vert de la France. »
— Valéry Giscard d’Estaing, 1977.
Un tel bouleversement des structures paysannes n’aurait pu se faire sans l’assentiment d’une fraction moderniste de l’élite agricole, d’inspiration sociale-chrétienne, qu’incarne alors le syndicaliste Michel Debatisse. À la tête du Centre national des jeunes agriculteurs, puis de la puissante Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), ce fils de petits paysans du Puy-de-Dôme devient dans les années 1960 un visiteur du soir du ministre de l’Agriculture du général de Gaulle, Edgard Pisani. Il soutient ainsi les lois d’orientation agricole de 1960 et 1962 qui accélèrent la restructuration de l’agriculture au profit d’exploitations de taille moyenne, mécanisées et spécialisées. Désormais, une superficie minimum d’installation conditionne par exemple l’accès aux prêts du Crédit Agricole. À partir de 1963, une indemnité viagère encourage les vieux paysans au départ. En 1968, Debatisse déclare : « Les deux tiers des entreprises agricoles n’ont pas, en termes économiques, de raison d’être. Nous sommes d’accord pour réduire le nombre d’agriculteurs. »
Une « prise de terres » par le capitalisme industriel
Dans leur ouvrage L’Expropriation de l’agriculture française(Éditions du Croquant, 2021), les sociologues Andy Smith et Matthieu Ansaloni expliquent que le secteur agricole est entré après la Seconde Guerre mondiale dans un régime d’accumulation fordiste, combinant une production et une consommation de masse, dans une économie fortement régulée par l’État. Dans ce cadre, la concentration des moyens de production, donc des terres, mise en place à partir des années 1950, correspond bien selon eux à un « processus sous-jacent d’expropriation de la plupart des agriculteurs ». Pour l’historien de l’environnement Christophe Bonneuil, on peut ainsi lire la modernisation agricole de l’après-guerre comme une« prise de terres » : une spoliation d’espaces jusque-là non capitalistes, au profit exclusif d’acteurs s’inscrivant dans la logique du capitalisme industriel. Se réclamant de l’« éco-marxisme », ce spécialiste de l’Anthropocène ajoute que l’agriculture passe à la même période d’un « métabolisme organique » à un « métabolisme fossile », fortement dépendant du pétrole, des engrais minéraux et des pesticides.
Alors que des milliers de petites fermes s’évaporent, tout comme les insectes et les oiseaux des champs, l’abondance est, elle, au rendez-vous. Comme promis, l’« agriculture du fordisme » produit en masse : les quantités de blé, de lait, de viande de bœuf et de porc doublent en vingt-cinq ans. Pour les Français, qui ont connu les « cartes de pain » et le rationnement du sucre jusqu’en 1949, les pénuries ne sont plus qu’un mauvais souvenir. Les supermarchés se multiplient et la consommation de viande croît de 20 kilos annuels par tête en vingt ans. La productivité décuplée du travail agricole libère des bras pour l’industrie. Et l’accès à une alimentation à bas coût dégage du pouvoir d’achat pour de nouveaux biens de consommation : meubles en formica, voiture, télévision… La course au productivisme répond enfin à l’ambition des dirigeants gaullistes d’affirmer la puissance agro-exportatrice de la France et d’équilibrer la balance commerciale. Pari gagné : en 1974, la France monte sur la deuxième marche du podium mondial, derrière les États-Unis. « L’agriculture est le pétrole vert de la France », peut claironner Valéry Giscard d’Estaing en 1977.
Mais ces records de production n’empêchent pas la colère de gronder dans les années 1970. Parmi les agriculteurs qui ont cru au « progrès », beaucoup ne voient pas leur condition s’améliorer. Car avec le tracteur 25 CV, une autre nouveauté est arrivée dans les fermes : l’endettement. L’éleveur Bernard Lambert, figure syndicale de Loire-Atlantique, adhérent au PSU et actif au sein de la « Commune de Nantes » en mai 1968, raconte dans Les Paysans dans la lutte des classes (Seuil, 1970), la prolétarisation des éleveurs : « Concrètement, on a vu apparaître de grandes firmes qui, dans le domaine des productions animales […] se mettaient à organiser la production des plus petits d’entre nous. » En travaillant pour ces entreprises de l’agro-industrie, les paysans ont perdu selon lui la propriété réelle de leurs moyens de production même s’ils en conservent la propriété apparente. Plutôt que des chefs d’entreprise, ils sont devenus des travailleurs salariés à domicile, qu’il compare « aux canuts lyonnais », rémunérés à la tâche, mais supportant seuls les risques de la production.
L’année de la parution de son livre, Bernard Lambert est exclu de la FNSEA pour « gauchisme ». Le mythe de l’unité paysanne vacille et les critiques fusent contre la mainmise des riches céréaliers et betteraviers du Bassin parisien sur le syndicat agricole majoritaire. L’analyse de classe de Bernard Lambert trouve un écho lors de la grande « grève du lait » organisée en Bretagne en mai 1972 contre la baisse des prix imposée par les laiteries. Des centaines de camions de collecte du lait sont bloqués, parfois vidés. Des manifestations ont lieu devant les entreprises de transformation, privées ou coopératives, accusées d’exploiter le travail des paysans. Mais la revalorisation, obtenue après des semaines de grève, est vite remise en cause. Et la mouvance des « paysans-travailleurs », présente dans de nombreuses luttes des années 1970, comme celle du plateau du Larzac, reste minoritaire au sein du monde agricole.
L’entrée dans la guerre des prix
Alors que l’effervescence des seventies retombe, la surproduction chronique de denrées alimentaires devient un problème public dans les années 1980. En avril 1984, l’Office national du lait peine à trouver de la place pour conserver les surplus de beurre, s’inquiète le journal Paysan breton. « Utilisées actuellement à 95 %, les chambres froides françaises, qui contiennent déjà 100 000 tonnes de poulet, voient entrer massivement, ces jours-ci, viande bovine et primeurs. » À l’époque, la politique agricole commune (PAC), créée dans les années 1960 pour inciter à la production, garantit en effet un prix minimum aux agriculteurs. Lorsque le marché descend en deçà, les autorités achètent et stockent les excédents.
Critiquée pour son coût, cette politique interventionniste de régulation des prix va être complètement abandonnée lors du tournant libre-échangiste des années 1990. Alors que triomphe la doxa libérale, les règles de la PAC sont modifiées à trois reprises (1992, 1999, 2003) pour faire entrer l’agriculture européenne dans une ère de concurrence nouvelle. Les mécanismes qui protégeaient le marché commun des importations (tarifs douaniers, prix minimum d’entrée) sont démantelés. Et rapidement les prix s’alignent à la baisse sur les cours agricoles mondiaux.
Dès lors, les agriculteurs ne voient plus qu’un moyen pour maintenir leur revenu : s’agrandir pour augmenter leurs volumes de production. D’autant que le nouveau système d’aides de la PAC, calculées sur la surface des fermes, incite à accumuler des terres. « Le “bon” agriculteur de la PAC contemporaine n’est pas celui qui se distingue par ses pratiques agricoles, mais par ses pratiques de prédation des terres que cultivaient jadis ses voisins », écrivent Matthieu Ansaloni et Andy Smith dans L’Expropriation de l’agriculture française. Selon les deux sociologues, ces politiques publiques, favorables aux acteurs les plus puissants du secteur, trouvent leur origine dans la « grande porosité » de l’État aux intérêts de l’élite agricole, incarnée par les patrons céréaliers, liés à l’agro-industrie, qui dirigent la FNSEA. Ainsi, notent-ils, il arrive régulièrement que des technocrates du ministère de l’Agriculture terminent leur carrière à la tête du lobby exportateur Céréalier de France…
« Il n’est pas interdit d’imaginer une France de 2050 qui compterait un, ou deux, ou trois millions de paysans. »
— Fabrice Nicolino
La pression à l’agrandissement fait en tout cas son œuvre : sur le million de fermes que comptait la France en 1988, il n’en reste aujourd’hui plus que 400 000. Les exploitants agricoles ne représentent plus que 1,5 % de la population active. Et la concentration du capital agricole ne semble pas près de s’arrêter. Alors que « les exploitations de taille moyenne, jadis dominantes, connaissent des fragilités sans précédent », les sociologues François Purseigle et Bernard Hervieu constatent dans Une agriculture sans agriculteurs (Presses de Science Po, 2022) l’essor des grandes exploitations, d’une surface moyenne de 136 hectares, qui représentent aujourd’hui une ferme sur cinq et couvrent 40 % du territoire cultivé. Dans le même temps, les entreprises de travaux agricoles, auxquelles les cultures sont de plus en plus souvent sous-traitées, connaissent un fort développement. « Cette réalité, souvent niée, illustre l’émergence d’agriculture sans agriculteurs, ou dirigée par des chefs d’entreprise éloignés de la figure traditionnelle du chef d’exploitation familiale », écrivent-ils. Si elle reste selon eux « indicible » au sein du monde agricole, l’évolution vers une « agriculture de firme », multilocalisée, recourant à des capitaux externes et au salariat, pourrait bien être l’ultime étape de l’absorption de l’agriculture par le capitalisme.
Peut-on inverser la tendance ? L’idée de « devenir agriculteur » est un rêve qui travaille en tout cas puissamment l’imaginaire collectif de nos sociétés « sorties de la ruralité », soulignent François Purseigle et Bernard Hervieu. Dans le manifeste Reprendre la terre aux machines (Seuil, 2021), les militants de l’Atelier paysan proposent ainsi un horizon ambitieux : l’installation d’un million de paysans dans les dix années à venir. Une vision partagée au sein de la Confédération paysanne, dont les adhérents ont envahi en mai 2021 le siège de Pôle emploi à Paris pour réclamer une « PAC pour l’emploi » favorable aux petites fermes. « Il n’est pas interdit d’imaginer une France de 2050 qui compterait un, ou deux, ou trois millions de paysans », affirme pour sa part l’essayiste Fabrice Nicolino. « La destruction des paysans a été un moment absurde de l’histoire que personne n’a évalué, que personne n’a seulement interrogé. […] Une autre histoire était possible. »
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