7 octobre 2021 Par Justine Brabant
Un ouvrage collectif retrace quatre-vingts ans d’histoire des relations franco-africaines et démontre que la « Françafrique » est un système de domination bien vivant. Un rappel salutaire au moment où est organisé le sommet Afrique-France à Montpellier.
· Combien de pages faut-il pour convaincre un pays de se regarder en face ? Avec la parution ce jeudi 7 octobre de L’empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique (Seuil), on tient une réponse : 1 008.
C’est beaucoup. Ce n’est pas trop. Il faut bien 1 008 pages pour documenter pour la première fois de manière aussi complète le système de domination et de prédation qu’on appelle « Françafrique », sa genèse, l’étendue de ses crimes, ses instruments, ses cerveaux et ses petites mains, ses dissimulations et ses formes contemporaines. Il faut bien s’y mettre à vingt-six (le nombre de contributeurs de l’ouvrage) pour tirer les conséquences déplaisantes de cet examen historique : la France n’a pas cessé d’être un empire.
Le hasard est parfois facétieux : L’empire qui ne veut pas mourir sort la veille du « Nouveau Sommet Afrique-France » organisé par la présidence française pour « réinventer la relation » entre la France et le continent. Une contre-programmation audacieuse mais involontaire. La date du sommet, initialement prévu du 8 au 10 juillet, est venue se caler fortuitement sur celle de la publication du livre après un report pour cause de situation sanitaire.
Le pavé sera-t-il en vente sur les stands de l’événement ? Sa lecture devrait en tout cas suffire à pulvériser l’exercice de communication présidentielle – on ne solde pas quatre-vingts ans d’ingérences, de crimes et de prédation par un « dialogue » longuement préparé avec dix « jeunes » que l’on a soi-même choisis, si méritants soient-ils.
Un mort bien vivant
Les coordonnateurs du livre, Amzat Boukari-Yabara, Thomas Borrel, Benoît Collombat et Thomas Deltombe (respectivement historien, porte-parole de l’association Survie, journaliste et éditeur), en conviennent en introduction : le mot « Françafrique » est un peu défraîchi, assimilé avec méfiance au monde militant qui l’a popularisé, pointé pour ses supposées outrances.
Pour beaucoup, il évoque un homme – Jacques Foccart, « monsieur Afrique » des présidents de Gaulle et Pompidou –, des méthodes et une époque révolus. Et pour cause : Foccart est mort en 1997 et pas un président français depuis n’a cessé de clamer la « fin » de la Françafrique. N’a-t-on d’ailleurs pas renommé depuis 2005 les sommets « France-Afrique » en sommets « Afrique-France » ?
Pourtant, « il ne suffit pas de décréter la “fin” de la Françafrique pour que s’évapore cet encombrant héritage », relèvent les auteurs. Si Foccart est bien mort, le système qui l’a produit (et qu’il a perfectionné en retour) lui a survécu.
Mais de quel système parle-t-on exactement ? Constatant que le mot « Françafrique » est souvent brandi mais rarement défini, les quatre coordonnateurs du livre en proposent une définition. La Françafrique, postulent-ils, est « un système de domination fondé sur une alliance stratégique et asymétrique entre une partie des élites françaises et une partie de leurs homologues africaines », qui permet « à ces élites franco-africaines de s’approprier et de se partager des ressources, économiques, mais aussi politiques, culturelles et symboliques, au détriment des peuples africains ».
Nous avons grand avantage à passer le témoin à des responsables locaux, avant qu’on nous arrache la main pour nous le prendre.
Charles de Gaulle
La définition est large mais prend sens dès lors qu’on entre dans la partie historique du livre (qui débute en 1940). La Françafrique, réussissent à démontrer les auteurs, est en réalité le nom que l’on peut donner à un tour de force (et de passe-passe) : elle désigne la manière dont les classes dirigeantes françaises ont réussi à garder la main sur les ressources du continent africain malgré les indépendances.
Deux copieuses parties historiques reviennent sur ces « indépendances piégées », soit la manière dont les représentants de l’État français se sont peu à peu résolus à l’idée d’octroyer une indépendance « formelle » à leurs anciennes colonies pour mieux perpétuer un « impérialisme informel ». Une stratégie résumée en 1959 par de Gaulle : « Nous avons grand avantage à passer le témoin à des responsables locaux, avant qu’on nous arrache la main pour nous le prendre. »
Des responsables locaux dûment choisis pour leur loyauté vis-à-vis de la France. Au Cameroun, les nationalistes de l’Union des populations du Cameroun sont combattus par la surveillance, l’infiltration, le harcèlement judiciaire, avant d’être internés dans des camps, torturés et assassinés – jetés du haut des chutes d’eau du pays bamiléké ou fusillés. En Guinée, la France émet de la fausse monnaie pour ruiner le pays et ainsi sanctionner le régime de Sékou Touré, qui a osé prendre son indépendance dès 1958.
Le « temps de la reconquête », enfin, s’ouvre en 2010 : reconquête des cœurs et des esprits, reconquête militaire mais aussi reconquête de parts de marché.
Suivent trois autres parties historiques, sur la « folie des grandeurs » des présidences Pompidou et Giscard d’Estaing – où le système françafricain s’épanouit dans ses aspects les plus grossiers, des parties de chasse de VGE aux sinistres aventures des mercenaires français –, la « fausse alternance » des années Mitterrand et le retour à une « Françafrique décomplexée » sous les mandats de Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy.
Le « temps de la reconquête », enfin, s’ouvre en 2010 : reconquête des cœurs et des esprits dans un contexte de défiance renouvelée des opinions africaines face à la politique française et de concurrences (chinoise, turque, russe…), reconquête militaire avec les opérations extérieures en Centrafrique et au Sahel, mais aussi reconquête de parts de marché, avec la « diplomatie économique » impulsée par Laurent Fabius et mise au service des champions de la « Françafrique entrepreneuriale » – Vincent Bolloré a l’honneur d’un chapitre à son nom.
Tout au long de cette progression, les auteurs s’attellent à raconter aussi bien les « mécanismes occultes, souvent illégaux, parfois criminels » du système françafricain – corruption, financements illégaux, fraudes électorales, coups d’État, assassinats – que ses mécanismes officiels, visibles et assumés par les États, dont on a tendance à oublier de s’indigner, de l’encadrement monétaire par le franc CFA à la présence continue de bases militaires.
Crapuleries d’antan et d’aujourd’hui
On l’a dit : ces 1 008 pages ne sont pas de trop. L’empire qui ne veut pas mourir est un pavé bien tassé, mais la somme est justifiée. D’abord, tout simplement, parce qu’elle fait œuvre de recension : mettant bout à bout des travaux produits à des époques et par des milieux divers (universitaire, journalistique, militant), digérant et donnant sens à des milliers de sources, et balisant ainsi ce qui devrait être un champ d’études en soi – étudié, discuté, documenté, débattu, enrichi.
La somme est justifiée, ensuite, parce qu’elle évite le risque majeur qui guettait ses auteurs et autrices : devenir un catalogue. Pourquoi et comment une partie des élites africaines a-t-elle contribué à détruire les espoirs des indépendances ? D’où écrit-on l’histoire ? Qu’est-ce qui définit la « puissance » d’un État ? Comment les échanges avec le continent africain transforment-ils, en retour, les classes dirigeantes françaises ? Les questions qui traversent l’ouvrage lui donnent un sens et une épaisseur qui en font bien plus qu’un simple « dictionnaire de la Françafrique ».
Parcourir d’une traite quatre-vingts années de relations franco-africaines a une autre vertu. En mettant côte à côte pratiques des années 1950, 60 ou 70 et pratiques des années 2010, en racontant avec le même ton (accessible sans être simpliste) et la même rigueur Omar Bongo et Ziad Takieddine, Pierre Messmer et Vincent Bolloré, Hubert Védrine et Patrick Balkany, renversement de Bokassa en 1979 et sauvetage de Déby en 2019, affaires d’hier (Elf, « biens mal acquis »…) et d’aujourd’hui (Sarkozy-Kadhafi), intrigues du SDECE et de la DGSE, le livre édité par le Seuil permet de se rendre compte que rien, foncièrement, ne distingue crapuleries d’hier et d’aujourd’hui, si ce n’est notre absence de recul et une forme de naïveté voulant que les sales coups appartiennent forcément au passé.
Un tel inventaire réfute l’idée que crimes, corruptions et répressions ne seraient que des « dérives » : leur constance fait système.
Décentrages historiques
Si les chapitres qui retiendront le plus l’attention sont certainement ceux portant sur la période contemporaine – « nouveauté » oblige –, les parties historiques sont tout aussi riches. Certes, ces grandes lignes sont connues de qui s’intéresse au continent africain et à cette période. Mais un méticuleux travail d’archives leur donne une lumière nouvelle.
Leurs auteurs ne font pas que retrouver l’origine exacte du mot « Françafrique » qui, contrairement à une idée répandue, n’a pas été inventé par Félix Houphouët-Boigny. Ils mettent également en avant le rôle central de François Mitterrand (et de sa relation avec Houphouët-Boigny, justement), proposent des découpages chronologiques contre-intuitifs mais éclairants (la partie sur les « indépendances piégées » débute non pas en 1960, année où dix-sept États africains accèdent à l’indépendance, mais en 1957) et rendent le tout particulièrement incarné grâce à des verbatim hauts en couleur.
On découvre un de Gaulle ordurier et méprisant pour ses pairs africains (« Foutez-moi la paix avec vos nègres », lance-t-il à Foccart), un Mitterrand poète raté (l’Afrique est un « fauve au pelage déchiré par la lèpre et la solitude ») et, globalement, un boy’s club raciste, testostéroné et satisfait de lui-même. Le portrait de groupe n’épargne d’ailleurs pas la profession de journaliste, dont un représentant (Pierre Biarnès, correspondant du Monde à Dakar dans les années 1960-1970) illustre jusqu’à l’absurde le pire du métier : informateur pour les renseignements français, ami des autocrates, se répandant en anecdotes salaces sur les femmes africaines et louant les proxénètes qui lui permettent de « trouve[r] encore des putes blanches ».
Derrière les fausses « ruptures »
On ressort de L’empire qui ne voulait pas mourir avec des questions mais aussi la force que donne la connaissance historique. Le temps long prémunit contre les fausses nouveautés et les ruptures cosmétiques.
Emmanuel Macron veut « réinventer la relation » franco-africaine et rompre avec les pratiques du passé ? Nicolas Sarkozy, François Hollande ou encore Manuel Valls l’ont eux aussi répété à l’envi en leur temps – sans changement majeur. Il encourage en 2017 « ceux qui en Afrique […] veulent faire souffler le vent de la liberté et de l’émancipation » ? Valéry Giscard d’Estaing vibrait en 1974 pour « la cause de la liberté et du droit des peuples, je dis bien des peuples, à disposer d’eux-mêmes ». François Mitterrand s’enflammait en 1981 pour la « non-ingérence » et la « libre détermination des peuples ». L’un terminera son mandat par la calamiteuse affaire dite « des diamants » de Bokassa, l’autre compromettra la France avec le régime génocidaire rwandais.
Les craintes de la « Chinafrique » succèdent à la crainte des « Anglo-Saxons » dans les années 1950, des « communistes » dans les années 1960-70, des États-Unis dans les années 1990.
Les milieux militaires et diplomatiques français alertent sur la « perte d’influence » française face aux avancées chinoises, russes ou turques sur le continent ? Les auteurs de L’empire qui ne veut pas mourir rappellent que dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, « les difficultés que la France rencontre dans ses colonies sont presque toujours imputées à des “influences extérieures” » : les craintes de la « Chinafrique » succèdent à la crainte des « Anglo-Saxons » dans les années 1950, des « communistes » dans les années 1960-70, des États-Unis dans les années 1990.
On se satisfait de l’ambitieuse politique française « d’aide au développement » en direction du continent ? La promesse de « développement » était déjà au cœur de la conférence de Brazzaville, en 1944 – et les milliards envoyés vers les colonies y étaient (déjà) largement captés par des entreprises métropolitaines.
La France répète qu’au Sahel les opérations militaires doivent « s’africaniser » (reposer davantage sur les armées africaines) ? Le gouvernement Jospin faisait de l’« africanisation » l’une des clés de sa « nouvelle doctrine » concernant les opérations extérieures… en 1997.
Le nouveau « Nouveau Sommet » Afrique-France viendra-t-il démentir les pronostics, en étant autre chose qu’une énième promesse de rupture cachant mal la persistance d’un impérialisme français, certes modernisé ? L’intellectuel camerounais Achille Mbembe, qui a participé à son organisation, a mis de côté ses critiques du « militarisme et du mercantilisme » français pour organiser le « dialogue » entre le président français et les jeunesses africaines, et contribuer à une « politique des petits pas ».
Les auteurs de L’empire qui ne voulait pas mourir lui opposent l’histoire : « Comment croire pourtant que “dialogue” et “petits pas” permettront de mettre fin à la Françafrique ? Ce système évolutif n’a-t-il pas fait la preuve, depuis des décennies, de sa capacité à s’adapter aux évolutions du monde et à digérer les critiques pour mieux se réinventer ? »
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Amzat Boukari Yabara, Thomas Borrel, Benoît Collombat, Thomas Deltombe (dir.), L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique,éditions du Seuil, 2021, 25 €, 1008 pages.