Alors que 31 000 personnes ont déjà débarqué en Italie cette année, près de 500 sont mortes noyées avant d’avoir pu rejoindre l’Europe, selon l’Organisation internationale pour les migrations. Pour éviter ces naufrages et malgré les obstacles dressés par les États, l’Ocean Viking, affrété par SOS Méditerranée, patrouille à leur secours.
Céline Martelet • 3 mai 2023
Article paru
dans l’hebdo N° 1756 Consulter ce numéro
© Céline Martelet
Sur le pont de l’Ocean Viking, Paolo scrute l’horizon. Il est 8 heures du matin, ce dimanche 23 avril. La côte italienne se dessine sous ses yeux. Le début d’une autre vie. Originaire du Soudan du Sud, Paolo n’a pas fermé l’œil de la nuit. « J’avais peur que cela ressemble à la Libye. Mais non, ici rien n’est cassé, tout a l’air bien. Toute la nuit, je me suis demandé à quoi cela allait ressembler. Ça y est, mon rêve devient réalité », confie le jeune homme de 23 ans.
Juste à côté de lui, Fimo a du mal à parler. Lui aussi vient du Soudan du Sud. Les deux hommes portent sur le dos un petit sac en tissu bleu distribué par SOS Méditerranée. À l’intérieur, un kit d’hygiène. Ils n’ont rien d’autre. Rien de leur vie d’avant. Une heure plus tard, Paolo et Fimo s’apprêtent à poser pour la première fois le pied en Europe. Juste avant de débarquer de l’Ocean Viking, les deux rescapés s’arrêtent pour une dernière accolade avec Salvador, l’un des sauveteurs qui les ont secourus 48 heures plus tôt. Depuis le pont du bateau, Haya les regarde partir.
« C’est beaucoup d’émotion, je suis contente, explique la jeune Franco-Syrienne, membre de SOS Méditerranée. Mais on s’inquiète aussi pour eux : est-ce qu’ils vont avoir des problèmes ? On vit avec eux pendant quelques jours et après on leur dit au revoir. On ne sait pas ce qu’est la suite pour eux. » Sur le quai, les autorités italiennes, dont des policiers, les attendent pour les prendre en charge avec les 27 autres rescapés.
Ça y est, mon rêve devient réalité.
Ces 29 hommes sont bien plus que des rescapés : ils sont des miraculés. Ils ont été sortis de leur embarcation en détresse en pleine nuit dans une mer avec des creux de trois mètres. L’une de leurs opérations les plus difficiles, selon les six marins-sauveteurs engagés. Deux femmes et quatre hommes qui connaissent avec précision chacun des gestes à accomplir, même dans l’obscurité. Cette nuit-là, il leur faut quarante-cinq minutes pour localiser le petit bateau de pêche où étaient entassés les 29 exilés. Quarante-cinq minutes d’angoisse.
Une nuit dans l’enfer de la Méditerranée
Dans le ciel, un hélicoptère des autorités maltaises tourne. Et à quelques milles, un navire des garde-côtes italiens est également présent. Les deux n’interviennent pas. À notre arrivée, personne ne bouge dans l’embarcation. On devine à peine des silhouettes, serrées les unes contre les autres. « J’ai cru qu’ils étaient tous morts », confie Lucille, l’une des sauveteuses.
Et puis, finalement, un homme se tourne vers elle. C’est Paolo. Amine tente de le rassurer. Très vite, Sanad leur distribue des gilets de sauvetage.
Une minute plus tard, un jeune Bangladais tombe à l’eau dans la panique. Ce gilet de sauvetage orange qu’il vient d’enfiler lui sauve la vie. Sans lui, il aurait été avalé par les vagues en quelques secondes.
« À ce moment-là, je n’ai pensé à rien. Je me suis juste dit qu’il fallait aller le sortir très vite de l’eau. Il n’y a pas le temps pour l’émotion dans ces instants-là », se souvient Sanad.
En une dizaine de minutes, les 29 rescapés sont mis en sécurité à bord des deux semi-rigides, les canots de sauvetage de SOS Méditerranée. De leurs vêtements trempés s’échappe une forte odeur de fuel. « Vous êtes qui ? » demande dans un anglais approximatif un Bangladais. « Vous venez de quel pays ? » Lorsqu’il entend « France », il se prend la tête entre les mains et lance un « thank you ».
ZOOM : Amine, marin-sauveteur
Dix minutes plus tard, les 29 rescapés sont à bord de l’Ocean Viking. Aussitôt, l’équipe médicale les dirige vers les douches pour retirer le fuel qui s’est incrusté dans leur peau, dans leurs cheveux. « Ils sont épuisés, en hypothermie et déshydratés, détaille Caroline, 32 ans, responsable de l’équipe médicale. C’est dû au temps qu’ils ont passé en mer. »
Si mon corps est repêché avec ce téléphone, on peut nous identifier.
Petit à petit le récit de leur traversée prend forme : ces 29 Bangladais et Sud-Soudanais ont quitté Benghazi, en Libye, il y a cinq jours. Avant de les faire grimper dans ce bateau de pêche, le passeur leur a donné seulement des dattes et des bidons d’eau. Depuis deux jours, ils n’avaient plus rien à manger. « J’avais perdu tout espoir, raconte Salahdine, 26 ans, originaire du Bangladesh. Avec mes amis on a commencé à réciter des sourates du Coran. »
Des prières au milieu de vagues de plus en plus grosses. Dans sa main, Salahdine serre un téléphone. « Il est très important pour nous tous, explique le jeune homme. Il va me permettre de donner des nouvelles à ma famille, mais c’est comme un passeport pour moi. Si mon corps est repêché avec ce téléphone, on peut nous identifier. »
L’inaction des autorités italiennes et maltaises
Selon les 29 rescapés, lorsqu’ils ont quitté la Libye, il y avait un deuxième bateau de pêche avec à bord une trentaine d’exilés. Au bout de deux jours, ils se sont perdus lorsque les conditions météorologiques se sont dégradées. Qu’est devenue cette deuxième embarcation ? À l’heure où nous écrivons ces lignes, aucune information. « Nous espérons qu’ils ont pu rejoindre l’Italie », soupire Caroline.
Après ce sauvetage très compliqué, SOS Méditerranée s’interroge sur le rôle de l’Italie et de Malte. « Difficile de savoir quelle est la volonté de ces autorités maritimes mais les faits parlent d’eux-mêmes, explique Claire Juchat, coordinatrice de la communication pour l’ONG. Lorsque SOS Méditerranée a trouvé le bateau en détresse, il y avait un hélicoptère maltais au-dessus, il n’est pas entré en communication avec l’Ocean Viking, il ne nous a pas soutenus. » Même chose pour le patrouilleur italien.
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Depuis plusieurs semaines, l’ONG s’inquiète également des conséquences d’une loi votée par le Sénat italien. Un texte qui vient perturber leurs opérations. Il oblige les ONG qui patrouillent en Méditerranée à rejoindre dès leur premier sauvetage un port désigné par les autorités italiennes, les obligeant à sortir des zones de recherche.
On nous impose de quitter une zone où on sait qu’il y a des détresses.
« On nous impose de quitter une zone où on sait qu’il y a des détresses, on sait que des femmes et des hommes sont là, se désespère Jérôme, l’adjoint de la cheffe de mission, il suffirait d’aller les chercher, même si on a déjà fait un sauvetage. Il faut qu’on se bouche les oreilles. On est forcé d’obéir, c’est frustrant. » Cette nouvelle loi est très stricte. Si SOS Méditerranée ne s’y plie pas, l’ONG risque une lourde amende, et surtout une immobilisation du bateau.
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