Ce roman graphique publié en avril 2020 par Futuropolis pour l’édition française permet de rappeler, voir de révéler pour beaucoup, l’une des faces sombres de la démocratie américaine, à savoir l’internement au lendemain de l’attaque japonaise contre la marine américaine à Pearl Harbor le 7 décembre 1941, des nippo-américains dans des camps dispersés sur le territoire. Georges Takei a 4 ans quand un matin des hommes en armes frappent à la porte de la maison de ses parents à Los Angeles en Californie où ils tiennent une blanchisserie. Les militaires leur donnent 10 mn pour faire leurs bagages. Le couple Takei et leurs trois enfants Georges, Henry et Nancy Reiko sont déportés avec des centaines d’autres Nippo-américains incarcères dans l’un des centres d’internements, celui de Rohwer dans l’Arkansas, un hippodrome où ils sont logés dans …des écuries nauséabondes. Plus de 130.000 personnes, hommes, femmes, enfants, vieillards nés au Japon ou aux Etats-Unis vont subir le même sort.
L’histoire contée aujourd’hui par Georges Takei, 80 ans après les faits, est emblématique et d’autant plus agissante qu’elle est le fait d’une personnalité hors du commun. Georges Takei n’est autre que l’acteur qui joue le rôle de Hikaru Sulu, le capitaine de l’Enterprise, le vaisseau spatial de la série télévisée Star Trek. Une star populaire, militant LGTBQ, supporter de Bernie Sanders qui met à profit sa notoriété pour médiatiser ce point faible de la mémoire collective américaine.
L’attaque de Pearl Harbor
L’histoire commence dans la nuit du 6 au 7 décembre 1941 avec l’attaque surprise par les forces aéronavales japonaises d’ une des bases navales américaines à Haïti ; la fameuse attaque de Pearl Harbor sur l’île d’Oahu où est stationnée la flotte du Pacifique de l’United States Navy. Ce fut principalement une réponse aux sanctions économiques prises par Washington en juillet 1941, contre la politique impérialiste du Japon, après l’invasion de la Chine et de l’Indochine française. Si les pertes humaines sont importantes côté américain avec 2400 morts et prés de 1200 blessés, le bilan matériel n’est pas décisif, aucun porte avion n’est là, les navires coulés sont vieux et seront remis rapidement en état de marche, le passif concerne surtout 188 avions qui finissent irrémédiablement en tas de ferraille. Quoiqu’il en soit, dés le lendemain, le 8 décembre, les États-Unis déclarent la guerre au Japon, bientôt suivis par le Royaume-Uni, les Pays-Bas et l’Australie. En retour, le 11 décembre 1941, l’Allemagne nazie, et l’Italie fasciste déclarent la guerre aux États-Unis, sanctionnant l’entrée dans un conflit à caractère mondial. C’est parallèlement le début de ce qu’on qualifia de guerre du Pacifique qui prendra fin en août 1945, quand les États-Unis larguent deux bombes atomiques sur les villes japonaises d’Hiroshima et de Nagasaki.
Décret présidentiel n°90066
Mais pour les Nippo-américains, les malheurs commencent ce 7 décembre 1941. Le sentiment anti japonais grandit dans la population américaine à la mesure de l’humiliation subie et se concentre sur les dizaines de milliers d’américain-e-s d’origine japonaise, le plus souvent né-e-s sur le territoire américain et suspecte-e-s de trahison, d’espionnage, voire de sabotage, certains généraux allant jusqu’à évoquer l’existence d’une cinquième colonne, pas moins ! Le président Franklin D. Roosevelt signe le décret présidentiel n° 90066, qui permet aux autorités militaires locales de désigner des « zones militaires » en tant que « zones d’exclusion », desquelles « toutes les personnes pouvaient être exclues » en l’occurrence l’ensemble de la côte Ouest, notamment la Californie dans sa totalité, ainsi qu’une grande partie occidentale des territoires de l’Oregon et de l’État de Washington, mais aussi le Sud de l’Arizona et donne par conséquent aux autorités civiles le pouvoir d’arrêter systématiquement tous les Japonais, y compris les naturalisés américains, et de les enfermer dans des camps de détention. L’application de cette directive ne sera pas systématique, au final, ce sont 130.000 Nippo-américains qui en seront victimes dont les 2/3 sont des Nisei, des japonais américains de seconde génération donc de citoyenneté américaine ; autant dire que leurs liens avec l’Empire sont lâches et leur incompréhension et leur colère justifiées.
Jurer allégeance
Dix camps d’internement éparpillés dans tous l’Ouest américain sont ouverts par une agence fédérale crée pour l’occasion, la War Relocation Authority, (autorité de relogement par temps de guerre) « accueillant » de 8500 pour le plus petit, le centre de Jerome dans l’Arkansas à 19.000 personnes pour celui de Tule Lake en Californie. Tule Lake, un camp de haute sécurité où sont internés les plus réfractaires, ce qui fut le cas des parents de Georges Takei qui furent des « no nos. » Explication : au début 1943, les nombreuses victimes américaines sur les différents fronts poussèrent les autorités à élargir le recrutement y compris aux « jap, » ces traitres putatifs mais pour ces derniers avec des conditions dont l’affirmation d’une loyauté. Chaque interné-e adulte doit répondre à un questionnaire obligatoire « sur leur famille au Japon, leur casier judiciaire, leur appartenance à des organisations, leurs investissements à l’étranger et même les magazines qu’ils lisaient…mais deux questions en particulier devinrent tristement célèbres. N°27 Etes-vous prêt à vous engager dans l’armée des Etats-Unis pour aller combattre là où il vous en sera donné l’ordre. N° 28 Jurez-vous allégeance sans réserve aux Etats-Unis d’Amérique et de défendre fidèlement les Etats-Unis contre toute attaque d’une armée étrangère ou nationale, et renoncez-vous à toute forme d’allégeance ou d’obéissance à l’empereur japonais, ainsi qu’à tout gouvernement puissance ou organisation étrangère. » Non et non, ont répondu les parents de Georges aux deux questions, devenant derechef des « no nos » justifiant ainsi , dans la voix de leur fils leur refus. « La question 27 nous demandait de donner notre vie pour un pays qui avait bouleversé nos familles et qui nous avait enfermés derrière des barbelés. La question 28 reposait sur une prémisse fausse : qu’en raison de notre race, notre loyauté allait à l’Empereur du Japon. Répondre oui aurait signifié admettre que nous devions tous renier cette loyauté . Oui ou non, l’autre réponse aurait été utilisée pour justifier notre emprisonnement injustifié comme s’ils avaient raison de nous qualifier d’ennemis et de nous enfermer » Un sociologue, Marvin Opler qui a travaillé dans le camp de Tule Lake de 43 à 46 remarque que « les Nippo-américains, lors de leur internement, renforcent leur identité d’origine en réaction à l’identité nationale dégradée qui désormais les opprime. »
Préjugé racial, hystérie de guerre
Les 110.000 déportés seront finalement libérés à la fin du conflit sur ordre du président Harry S. Truman, ils reçoivent un ticket de bus et une allocation de 25 dollars pour solde de tout compte, pas plus que ce que reçoivent des criminels dûment condamnés à leur libération.
Il faudra ensuite attendre 1988 que le congrès présente des excuses aux survivants et leur accorde une somme de 20.000 dollars. Précédemment sous la présidence de Jimmy Carter il fut officiellement dit que la décision de déplacer les individus d’origine japonaise dans des camps de prisonniers s’explique par « le préjugé racial, l’hystérie de guerre et les ratés du leadership politique », et non par des nécessités de défense.
Pour la famille Takei , le retour à la liberté fut complexe. Considérés comme ennemis étrangers depuis qu’ils avaient refusé l’allégeance aux United-States, ils devaient être déportés au Japon. Avec un millier d’autres détenus de Tule Lake, ils ont déposé des recours et gagné in extremis…48 heures avant le départ du bateau ! Ce n’est que le 6 mars 46, après plus de 4 ans derrière des barreaux qu’il purent quitter le camp. Et reprendre de zéro le cours de leur vie. Et ce sera de nouveau dans une blanchisserie à Los Angeles. Le jeune Georges deviendra cet acteur célèbre, il jouera même partiellement son rôle dans une comédie musicale des années 2000, à Broadway, intitulée Alligeance, (allégeance) une version très approximative de la réalité.
Déjà couvert de prix aux States, ce roman graphique écrit par Georges Tokai a été mis en image par Harmony Becker. Du noir et blanc avec des allers retour à la vitesse de son vaisseau spatial, entre les souvenirs de l’enfant de 4 à 8 ans dans les camps et le vénérable vieillard qui n’a cessé de combattre l’injustice et la sottise.
Jean François Meekel