par Alain Mabanckou, Pascal Blanchard et Abdourahman Waberi
Le 18 octobre 2023, les éditions Fayard publiaient Notre France Noire, de A à Z, dictionnaire satirique coécrit par Alain Mabanckou, écrivain franco-congolais multirécompensé, notamment du prix Renaudot pour Mémoires de porc-épic, et professeur à l’UCLA, Pascal Blanchard, historien, chercheur associé au CRHIM de l’UNIL et co-directeur du groupe de recherche ACHAC, et Abdourahman Waberi, poète, romancier et essayiste franco-djiboutien dont l’œuvre a été plusieurs fois primée à l’instar de La Divine Chanson (Prix Louis Guilloux 2015) et professeur à l’Université de Washington. Dans la continuité du Dictionnaire enjoué des cultures africaines (Fayard, 2019) dans lequel Alain Mabanckou et Abdourahman Waberi proposaient une mythographie du continent africain, ce nouvel ouvrage réunit plus de 200 notices sur des termes et des figures incontournables de l’histoire de la France noire des quatre derniers siècles, depuis Joséphine Baker ou Yannick Noah en passant par la publicité Banania ou encore le CRAN. Sur un ton décontracté et plein d’humour, cet abécédaire écrit à six mains ne manque pas de profondeur historique, politique ou culturelle, et constitue une promenade stimulante à travers un paysage français riche de ses cultures. Nous livrons en tribune son avant-propos.
Qui était le premier « maire » noir de Paris ?
Quel est le nom de la première Miss France noire ?
Habib Benglia est-il le plus grand acteur noir français du xxe siècle ?
Quel rapport entre Mati Diop, Ababacar Diop et Omar Victor Diop ?
Quand la France a-t-elle interdit les mariages mixtes entre Blancs et Noirs ?
Qui a inventé la « Police des Noirs » ?
Qui a chanté « Le temps des colonies » ?
Sur quelle période l’émission Pulsations a-t-elle été diffusée à la télévision française ?
Où se trouve à Paris le Jardin colonial ?
Qui a écrit l’ouvrage à succès L’Invasion noire ?
Combien d’années séparent le Congrès international de la race noire à Paris et le Congrès international des écrivains et artistes noirs à Paris ?
Que vous ayez ou non toutes les réponses, que vous possédiez ou non déjà votre « brevet » de France noire, plongez avec nous dans quatre siècles d’histoire.
Notre France…
Nous refusons de percevoir notre France comme une nation déprimée, repliée sur elle-même, exsangue et frappée d’un déclin inexorable comme les éditorialistes à la petite semaine le ressassent à longueur de débats depuis des décennies. La France est plus grande qu’elle-même lorsqu’elle offre non pas un modèle, mais un chemin pour l’humanité, comme en 1789, en 1793, en 1848 avec la seconde abolition de l’esclavage, ou encore en 1998 avec la première victoire en Coupe du monde de football.
Prêter une attention soutenue aux pages sombres d’hier et d’aujourd’hui ne doit pas nous tétaniser. D’où notre projet commun de rapporter les faits, en revenant sur les parcours et les itinéraires de celles et ceux qui ont fait et qui continuent à faire notre histoire. Et celle-ci a des ramifications avec les Amériques, l’Afrique, l’océan Indien. Le danger serait, par conséquent, de penser ou vouloir nous enfermer dans un pays imaginaire comme le font ceux qui ont peur du changement. Ce qui n’est pas notre style. Au contraire, les hauts et les bas, l’ombre et la lumière nous donnent le sel si particulier de la vie individuelle et collective.
Nous ne sommes ni ultra-nationalistes, ni apôtres de l’identité, ni utopistes, ni des cosmopolites aveugles. Nous sommes conscients que la France n’est pas seulement le finistère de l’Europe occidentale : elle s’étend sur les cinq continents, possède le deuxième territoire maritime au monde, de la Nouvelle-Calédonie à Mayotte. Sa plus grande frontière terrestre se trouve en Guyane, face au Brésil, et forme un vaste entremêlement d’eau et de végétation ayant servi de refuge aux populations autochtones comme aux communautés de Noirs marrons appelés Bushinengué. Marseille est la première ville comorienne au monde. Montreuil est la deuxième ville malienne au monde.
Entre l’Hexagone et les outre-mer vivent six à sept millions de personnes noires et métis, sans compter celles des générations précédentes dont le souvenir est désormais associé à nos champs de bataille, à nos cimetières ou aux noms de nos rues…
Si ces éléments géographiques et démographiques piquent votre curiosité ou encore vous donnent le tournis, restez ici, avec nous. Vous serez en bonne compagnie.
… C’est « notre » France noire !
Notre envie d’écrire un livre à six mains s’est imposée comme une évidence. Nous, Abdourahman et Alain, avions ouvert la voie avec notre Dictionnaire enjoué des cultures africaines (Fayard, 2019). Pascal a défriché ces enjeux de mémoire avec Le Paris noir (Hazan, 2001) et La France noire (La Découverte, 2011), qu’Alain a préfacé, il y a quelques années déjà. Des films ont été réalisés, Noirs en France (France 2, 2022) et Noirs de France (France 5, 2012), par une partie du trio. Des expositions, des dizaines de livres, romans et beaux livres sont à notre actif.
Cette histoire est la nôtre.
Cette France noire est une partie de nous-mêmes, et il était temps – plus que temps – de la rendre lisible et audible pour d’autres. Pour tous.
Voilà pour le trio. Dans le rock, on évoquerait la formation archétypale « guitare, basse, batterie », et pour nous, c’est tout comme. Certes, nous n’avons pas pour habitude de répéter toutes les semaines dans un garage frais et encombré, mais nous ferons chorus pour faire connaître notre ouvrage avec énergie, enthousiasme et complicité. Nous nous connaissons depuis des années, partageons les mêmes centres d’intérêt et avons collaboré à diverses occasions. Pour nous, sur une feuille de papier, les plus de 200 notices qui composent cette excursion s’écrivent comme une évidence. Car c’est là notre histoire. Elle est inscrite en nous.
À quelques années d’écart, nous avons le même âge. Nous sommes de la même génération, celle qui est née après les indépendances africaines. Nous avons vu le jour à Pointe-Noire, au Congo, sur une des rives du fleuve ; à Paris, de parents bretons et solognots ; à Djibouti, face à la mer Rouge. Et pourtant, nous sommes tous trois de l’Hexagone. Étudiants, nous avons écouté les mêmes musiques et lu les mêmes ouvrages ; nous avons pleuré la mort tragique de l’étudiant Malik Oussekine en 1986, défilé derrière Jean-Paul Goude et La Marseillaise en 1989 pour le bicentenaire de la Révolution française, manifesté le 23 mai 1998 en mémoire des victimes de l’esclavage, célébré la première victoire des Bleus la même année après avoir pleuré lors de la défaite face à l’Allemagne avec Marius Trésor en 1982. Nous avons connu la même frayeur lorsque Jean-Marie Le Pen s’est qualifié au second tour de l’élection présidentielle en 2002.
On pourrait continuer la liste indéfiniment.
C’est dire combien nous sommes à la fois semblables et différents ; combien nous habitons et portons le même pays, la France, mais aussi la même histoire, celle de cette France noire.
Au cœur de l’histoire…
Le terme de « France noire » pourrait surprendre certains et nous le comprendrions. Il est arrivé récemment de la sphère universitaire, états-unienne ou canadienne, et a rendu des services inestimables dans les études culturelles, historiques, muséographiques…
Nous avons pour pratique de produire des œuvres littéraires, artistiques et scientifiques. Nous voulons suivre cet élan en proposant un chemin pédagogique et ludique pour le grand public. Ironiquement, nous n’avons rien inventé : le livre La France noire… ses peuples, son histoire, ses richesses de Léon Abensour et René Thévenin a été publié en 1931. Nous apportons aujourd’hui une autre perspective – nous dirions des perspectives croisées – sur cette histoire. Nous ne sommes plus dans les années 1930. Car nos sociétés ont connu des mutations majeures depuis un siècle. Ceux qui sont nés ici ne repartiront plus jamais au bled, dans les îles, au pays, au village, là-bas, car ici est désormais leur pays. Certes, les enjeux identitaires sont toujours des enjeux électoraux, mais ce pays a désormais digéré sa part diversitaire, multiple et afro-antillaise. C’est ainsi.
Loin donc des polémiques oiseuses ou des jugements anachroniques, nous avons eu pour cap, dans notre voyage, de célébrer une figure oubliée, de remettre au goût du jour une date ou un morceau de musique qui recèle une saveur particulière. C’est sous une lumière éclatante, enthousiaste et partageuse que nous souhaitons placer cet ouvrage. Nous vous invitons à une revigorante randonnée à travers les cultures, les arts et les mémoires des populations noires de la France d’hier, d’aujourd’hui, voire de demain si l’on veut rêver du futur commun à construire et consolider ensemble. Au cours de notre chemin buissonnier, nous ferons des haltes au petit bonheur, chaque lettre de l’alphabet nous guidant comme l’étoile du Berger vers une sommité, une chanson, un monument, un lieu, une vedette des arts, des Miss, une référence des lettres ou du cinéma, un spot publicitaire, une personnalité politique ou une recette culinaire.
Bien sûr, notre projet est marqué par une dimension d’affiliation très affirmée, et au fil des discussions et des brouillons, des ratures et des souvenirs, les contours de « notre » France noire sont apparus comme s’il s’agissait d’une photographie argentique sortant de son bain révélateur, couchée dans la chambre noire par un trio d’acteurs complices et facilement rieurs…
Nul inventaire ou pièce à apporter au tribunal de l’Histoire, notre abécédaire est, comme Carmen l’aurait chanté, un enfant de Bohême rétif au classement et à la hiérarchisation, le fruit de nos subjectivités. Nulle prétention à l’exhaustivité, nous avons rassemblé ce que nous estimons être notre panthéon aux couleurs de la France. Nous avons donné à notre entreprise une forte identité visuelle et tenté de tenir éloignés les images d’Épinal et autres clichés sur la France de papa, baguette fine et béret basque…
Nous souhaitons ici entonner un chant d’amour aux cultures de notre patrie, à ses habitants, à ses ressources exceptionnelles et à son indéniable empreinte laissée sur le reste du monde.
A.Mabanckou, P.Blanchard et A. Waberi
N.B. Les mots ou les noms suivis d’un astérisque ont une entrée dans ce dictionnaire.