Après le naufrage du 24 novembre, qui a coûté la vie à au moins 27 migrants, l’association Utopia 56 porte plainte contre la préfecture maritime et les gardes-côtes britanniques pour « homicide involontaire » et « omission de porter secours ».
20 décembre 2021 à 11h04
L’association entend qu’une enquête soit diligentée pour « déterminer les responsabilités des services de secours français et britanniques » dans le naufrage du 24 novembre au large de Calais, dans lequel au moins 27 personnes exilées ont perdu la vie (lire ici notre reportage). Utopia 56 porte plainte contre le directeur du Cross (Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage) de Gris-Nez, le préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord et la MCA (Maritime and Coastguard Agency ou Agence maritime et des gardes-côtes britanniques) pour « homicide volontaire » et « omission de porter secours ».
« Nous considérons qu’il y a eu de vrais manquements dans ce drame, explique Yann Manzi, fondateur de l’association Utopia 56, qui vient en aide aux exilés en région parisienne, dans le Calaisis ou à Rennes. À travers cette plainte, nous voulons les dénoncer et savoir, pour les familles de personnes disparues, la réalité de ce qu’il s’est passé avant le naufrage. » Selon les deux rescapés du naufrage, un Somalien et un Kurde irakien, les personnes à bord de l’embarcation avaient appelé les secours, d’abord français, puis britanniques, avant le naufrage. Ces derniers se seraient alors renvoyé la balle.
« Nous avons appelé la police française, qui nous a dit d’envoyer notre emplacement en direct. Nous le leur avons donc envoyé, mais ils ont dit : “Vous êtes en territoire britannique, nous ne pouvons rien faire.” Nous avons ensuite appelé les Britanniques, mais ils ont dit : “Non, appelez les Français !” », a assuré Mohammed Shekha, 21 ans, à la télévision kurde, quelques jours après le drame.
Au lendemain du naufrage, la Juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (Junalco) s’est saisie de l’enquête ouverte pour « homicides involontaires », « aide à l’entrée, à la circulation ou au séjour irrégulier d’un étranger en France en bande organisée » et « traite des êtres humains en bande organisée ». Selon une information du Monde, citant une source judiciaire, les fadettes auraient démontré que les exilés avaient bien appelé les secours la nuit du 24 novembre. Contacté par Mediapart, le parquet de Paris a refusé de confirmer cette information, évoquant le « secret de l’enquête ».
Mardi 14 décembre, la procureure de la République de Paris a annoncé que la majorité des victimes avaient été identifiées et que tous les permis d’inhumer avaient été délivrés – la dernière victime du naufrage, un Vietnamien âgé de 29 ans, a été identifiée deux jours plus tard. L’État français, qui s’était engagé à prendre en charge les frais liés aux inhumations, ne participera finalement pas aux démarches : selon nos informations, la plupart des corps seront rapatriés, grâce au soutien des associations et pays d’origine (lire notre article ici).
Des manquements pouvant être « récurrents »
Régulièrement, les bénévoles d’Utopia 56 reçoivent des appels d’exilés en difficulté sur le numéro d’urgence de l’association. Plus de 80 depuis le printemps, assure Yann Manzi. « Les bénévoles de l’association Utopia 56 reçoivent ainsi des appels de personnes en détresse qu’ils transmettent au Cross de Gris-Nez. C’est dans ces conditions qu’ils constatent régulièrement des négligences dans le traitement des appels de détresse de la part des services de secours en mer britanniques et français », peut-on lire dans la plainte déposée auprès de la procureure de la République de Paris vendredi 17 décembre, que Mediapart a pu consulter.
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Le 20 novembre dernier, soit quelques jours avant le naufrage meurtrier, aux environs de 7 heures du matin, un scénario similaire se serait produit dans la Manche : des exilés en détresse en mer ont joint les secours, qui auraient refusé d’intervenir, considérant que cela n’était pas de leur ressort. Dans un témoignage audio que Mediapart s’est procuré, l’un des migrants raconte, en anglais : « Nous avons appelé tous les numéros et ils ne répondent pas, je ne sais pas quel est le problème avec eux. Personne ne veut nous répondre. Ils se moquent de nous ! »
Les quelque 23 exilés avaient embarqué sur un small boat quatre heures plus tôt, avant se retrouver à court d’essence. « Nous avons décidé d’appeler le 999, ils nous ont dit que nous étions dans les eaux françaises sans nous demander notre localisation. Ils nous ont dit d’appeler le 196. Quand nous avons appelé, ils nous ont demandé de leur envoyer notre localisation en direct, puis nous ont dit que nous étions dans les eaux britanniques », peut-on lire dans le témoignage recueilli par les équipes d’Utopia 56. À lire aussi Mediapart a réuni les visages des exilés afghans et kurdes irakiens portés disparus depuis le naufrage du 24 novembre 2021. Husain, Shahwali, Maryam… : ces vies englouties au large de Calais 2 décembre 2021 Exilés morts dans la Manche : le naufrage de la France 24 novembre 2021
Rafael, le bénévole ayant été alerté par les migrants ce jour-là, « a immédiatement alerté le Cross », précise Me Emmanuel Daoud, avocat d’Utopia 56. « Son interlocuteur lui a alors précisé que les secours anglais paraissaient avoir laissé dériver l’embarcation jusque dans les eaux territoriales françaises, afin que les personnes présentes sur l’embarcation soient prises en charge par les services de secours français, puis reconduites en France. »
Son témoignage écrit, dans un document de type Cerfa, accompagne la plainte déposée ce jour. Ce dernier assure qu’au téléphone, le Cross aurait affirmé que les gardes-côtes britanniques « paraissaient avoir laissé dériver l’embarcation » pour que celle-ci revienne dans les eaux françaises.
« Tout cela nous laisse penser que ces manquements peuvent être récurrents, commente Nikolaï, salarié de l’association, qui espère interroger la responsabilité de l’État français. C’est pour cette raison que nous portons également plainte contre X. Les personnes visées par cette plainte sont celles que l’on pense responsables, mais ce sont avant tout des fautifs opérationnels. Nous voulons par ailleurs pointer du doigt la politique menée à cette frontière, qui mène à ce genre de drame. Ce sont les directives données sur la militarisation de la frontière, avec la perception que l’on donne des personnes exilées, qui peuvent amener à des déficiences dans l’action des gardes-côtes français et britanniques. »
À Londres, une procédure similaire est lancée par les familles de victimes, avec le soutien du cabinet d’avocats Duncan Lewis. « Tous les appels au Cross ou à la MCA sont enregistrés. Ces plaintes vont donc aider à fournir des éléments auxquels nous n’avons pas accès aujourd’hui », conclut Yann Manzi. Alors que le nombre de traversées a explosé en 2021, plus de 900 exilés ont réussi à rallier le Royaume-Uni à bord de small boats en deux jours, jeudi 16 et vendredi 17 décembre, selon le Bureau de l’Intérieur britannique.