Texte par : Sara Saidi
Avec « Le diable n’existe pas », le cinéaste iranien Mohammad Rasoulof signe un film percutant sur la peine de mort en Iran. Récompensé par l’Ours d’Or à Berlin l’année dernière, et sorti en salle le 1er décembre en France, le film est composé de quatre petites histoires – tournées clandestinement en Iran – et plongent les spectateurs dans la conscience de « celui qui retire la chaise » : le bourreau. À travers ce film, Mohammad Rasoulof, sous la pression du régime et interdit de sortie de territoire, pose la question de la responsabilité individuelle et interroge ainsi la société iranienne. Entretien.
RFI : Pourquoi le film s’appelle-t-il ainsi Le diable n’existe pas ?
Mohammad Rasoulof : Le titre initial s’appelait Le mal n’existe pas et fait référence au livre Banalité du mal, de Hannah Arendt. L’enjeu, c’est de dire que ce « mal », « ce diable » sur qui on rejette notre responsabilité n’existe pas, mais qu’il est le résultat des décisions qu’on prend nous-même. Cela revient à mettre l’accent sur la responsabilité individuelle.
Quel était l’objectif de votre film, offrir un miroir à la société ?
Oui, c’est exactement cela. À travers ces quatre histoires, j’ai voulu dire qu’à un moment donné chacun de nos choix peut avoir une répercussion importante et qu’il est de notre devoir de réfléchir à ces choix et assumer notre responsabilité. Mais l’acte de tuer et la pendaison ne sont en fait pour moi que des exemples pour dire que quand on ne réfléchit pas à ce qu’on nous demande, qu’on se voit simplement comme un exécuteur et qu’on abandonne la responsabilité de toute décision au pouvoir en place, on fait alors partie d’un système qui peut être à ce point violent et destructeur.
Justement, on dirait qu’à travers les actions de certains de vos personnages vous dites que les gens sont complices des crimes du régime ?
Je ne crois pas que l’expression « complices des crimes » soit adéquate. Cependant, le système veut que vous agissiez sans réfléchir et cette association entre l’indifférence de la population et le pouvoir autoritaire crée une collaboration entre le régime et la population. Si vous n’assumez pas votre responsabilité, alors la collaboration à lieu à travers le silence et l’indifférence. En fait, je pense que la question à se poser c’est dans quelle mesure une loi qui porte atteinte à l’humanité des individus d’une société doit-elle être effectivement exécutée ?
Le contraste entre la joie et la tristesse, la routine et la violence est très présent dans chacune de ces quatre histoires, qu’avez-vous voulu montrer ?
Je pense que face à une décision qui va contre l’éthique, si tu dis oui, tu peux en apparence avoir une vie normale, avoir une voiture, une maison, aider ta famille. Mais au final, tu es dans une prison, dans un tourment constant qui découle de cette complicité. Tu fais partie du système, mais tu n’as aucune identité. Alors qu’à l’inverse, si tu dis non, tu seras sûrement poussé vers la marge, tu devras partir de la ville, on te retirera ton salaire et tes privilèges dans la société, mais tu vivras dans une forme de liberté, dans une sérénité qui n’est pas comparable à ce que tu vivais avant. En disant non, ta conscience est libre.
Vous, Monsieur Rasoulof, vous dites toujours « non », vous prenez toujours plus de risque, n’avez-vous pas peur ?
Bien sûr que j’ai peur. La pression est forte. Parfois je suis fatigué, je me sens à bout. Mais je ressens une forme de sérénité et de plaisir à ne pas être obligé de porter différents masques tout le temps et faire ce que je n’aime pas faire. Cette difficulté, ces risques, cette pression, c’est dur, et ça fait peur, mais le plaisir d’être ce que vous devez être est une forme de liberté qui vous suffit, C’est du moins mon point de vue.
Mais le prix à payer est parfois cher….
Oui, vous pouvez penser comme ça, ou alors vous pouvez penser que cette pression est tout aussi belle que forte. Le plaisir de s’opposer à quelque chose qui ne vous paraît pas correct est satisfaisant. (…) Ne vous méprenez pas, je vis dans ce pays et dans ce système, tout n’est pas comme je veux et je ne peux pas toujours m’opposer, parfois, je ne peux pas résister. Mais au moins dans mon domaine, dans l’exercice de mon métier, je peux raconter des histoires qui donnent une vision plus vraie de nos vies. C’est un combat pour qu’on produise moins de mensonges ici. Car le régime lui, veut que les artistes produisent les mensonges qu’il souhaite entendre.
Êtes-vous sous pression ?
Les difficultés sont nombreuses et il y a plusieurs dossiers en cours contre moi. Parfois quand je pense à ces dossiers, je me dis que je ferais mieux d’abandonner et de faire autre chose, devenir menuisier par exemple. Mais j’aime le cinéma et je fais des films pour être plus proche d’une forme de liberté. (…) Je crois qu’il faut que j’utilise ce contexte pour créer plus d’histoires, car malgré toutes les difficultés, je préfère ne pas me taire. Je me dis que même en prison, je pourrais encore continuer à écrire.
Justement, comment réussissez-vous à réunir une équipe et faire votre travail avec autant de contrainte de la part du système ?
Vous trouvez toujours des gens qui acceptent de collaborer avec vous parce que le scénario ou son objectif leur plaît. Mais c’est dur d’arriver à ces personnes, surtout lorsqu’il faut travailler en cachette. Fort heureusement, de nos jours, les outils numériques ont beaucoup transformé le travail de production. Avant pour faire du cinéma, il fallait absolument une caméra 35 mm, un laboratoire… aujourd’hui l’accès au matériel de tournage est plus simple et le processus est plus court. Vous pouvez filmer avec une caméra et monter chez vous sur votre ordinateur. Et c’est une chance pour une personne comme moi. Je peux même tourner avec un portable, si c’est nécessaire, ou travailler avec une très très petite équipe. Selon moi, un système autoritaire ne peut pas fermer toutes les voies. Et en ce qui me concerne, je préfère me concentrer sur les manières de trouver des solutions plutôt que sur les obstacles à venir. Par exemple, dans « le diable n’existe pas », je savais qu’il était peu probable que je puisse filmer dans une prison. Mais en écrivant le scénario, je me suis dit que je trouverais certainement un lieu qui y ressemblerait. C’est comme ça que, grâce à une série de décors simples, j’ai pu transformer une école abandonnée en pénitencier. Il y a toujours des solutions, il faut beaucoup de créativité, mais il faut aussi garder espoir.
Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans le cinéma ?
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La volonté de refléter ce que je vois. Je dis souvent que je fais des films avec les choses que je ne sais pas et non pas avec les choses que je sais. Dans le processus de création, j’évolue moi-même, j’apprends en même temps que le film. L’important pour moi, c’est que le film que je crée soit le résultat de quelque chose qui sort de mes tripes. Et cette chose enfermée dans mon esprit vient forcément de l’extérieur. C’est quelque chose qui est dans ma vie, c’est la réflexion profonde de ce que je vois autour de moi. C’est peut-être pour ça que mes films sont différents les uns des autres.
Du coup, qu’est-ce que ce dernier film vous a appris.
Beaucoup de choses. Mais déjà, au niveau technique, jamais je n’aurais pensé que je réaliserai un jour un film à épisodes. Certes, cette décision était aussi due au contexte – je savais que je ne pouvais pas filmer pendant longtemps – , mais finalement cette construction m’a permis d’exprimer ce que je voulais dire : ainsi, l’un de mes personnages dit « oui, » l’autre dit « non ». Et celui qui dit non, que peut-il lui arriver ?
Finalement, peut-on dire que ce film parle de courage ?
Assumer sa responsabilité, c’est dans un sens du courage. Il y a forcément une forte pression quand tu dis non dans une société comme l’Iran et sous un régime comme la République Islamique, car eux (les autorités NDLR) veulent que tu sois soit indifférent, soit comme eux. Si tu essaies d’être différent d’eux et que tu refuses de mettre un masque, le système te dit « Tu veux penser contre moi, d’accord, mais ne fais rien, reste chez toi, et tais-toi ». Et le simple fait de refuser ça, c’est de la politique. Car tu es en train de t’opposer. Donc, je pense que dans ce contexte, tout acte honnête et non hypocrite est une forme de résistance.