Tout au long de l’histoire, des Algériennes ont combattu l’injustice au travail, à la maison et sur les champs de bataille. Pourtant, leurs contributions sont relativement peu honorées
Zohra Drif fait partie des milliers de femmes qui ont été actives pendant la guerre d’Algérie. Nombre d’entre elles ont été emprisonnées et torturées par les Français (AFP)
Par Ouissal Harize
Tout au long de la colonisation française en Algérie, les femmes ont joué un rôle essentiel dans la quête d’autodétermination, ainsi que dans la protection et le développement de la culture et des traditions du pays.
Cela s’est particulièrement manifesté pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), lors de laquelle les Algériens se sont battus pour libérer le pays nord-africain de 132 ans de domination française, en livrant une bataille appelée à devenir un exemple type de résistance révolutionnaire acharnée.
Poussées par la volonté de libérer l’Algérie à tout prix, les femmes ont pris part au combat en assumant une multitude de rôles, notamment en tant que combattantes paramilitaires, transporteuses, collectrices de fonds, infirmières, cuisinières et communicatrices.
L’une des nombreuses tactiques souvent employées par les femmes pendant la guerre consistait à servir de communicatrices entre les soldats algériens et l’ensemble de la population, afin de collecter des fonds et de propager les nouvelles de la révolution.
Ironiquement, en prenant part à de telles opérations à haut risque, les Algériennes ont stratégiquement contribué à subvertir le stéréotype colonial de la femme indigène nonchalante et soumise dont les affublait une armée française peu méfiante.
Le 5 juillet 1962, la révolution a abouti à la libération de l’Algérie. Mais sitôt cette bataille terminée, d’autres se sont présentées pour les femmes du pays.
Les Algériennes ont continué de s’engager activement dans la politique nationale au cours des années qui ont suivi l’indépendance en luttant contre le patriarcat, la misogynie et l’aliénation politique face à d’anciens compagnons de combat qui ne voulaient pas d’elles à la table des dirigeants du nouvel État.
Malgré les nombreux obstacles auxquels elles ont été confrontées, les Algériennes sont restées actives sur le plan social et politique, comme en témoigne le retour des femmes sur le devant de la scène politique lors du lancement du hirak, un mouvement populaire également connu sous le nom de « révolution du sourire ».
Les manifestations ont été déclenchées par l’annonce de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika, qui a fait part le 10 février 2019 de son intention de briguer un cinquième mandat. Si le hirak est parvenu à évincer Bouteflika, la lutte visant à faire tomber la structure de l’ensemble du système se poursuit.
Malgré leurs énormes contributions historiques, les femmes emblématiques que l’Algérie a connues restent relativement peu honorées en dehors du Grand Maghreb et du monde arabe.
Voici huit révolutionnaires algériennes entrées dans l’histoire par leur défiance envers les normes sociales et les inégalités de genre.
Lalla Fatma N’Soumer (1830-1863)
Née au sein d’une famille de marabouts religieux en 1830 (année du début de la conquête de l’Algérie par la France) dans le village d’Ouerdja, en Kabylie, Lalla Fatma N’Soumer est une icône reconnue du militantisme armé féminin et une autorité religieuse islamique de son temps.
Connue pour son intelligence et sa combattivité, elle a mené la première vague de résistance (1850-1857) contre les Français après la mort de Cherif Boubaghla au cours d’une bataille le 26 décembre 1854.
Si ses ennemis la surnommaient « la Jeanne d’Arc du Djurdjura » en raison de ses campagnes militaires, elle était aussi appelée Lalla (dame) en signe d’honneur et de sacralité.
Dans son article consacré à Lalla Fatma N’Soumer, l’auteure Samia Touati raconte que le jour où elle a été capturée par l’armée française, le maréchal Jacques-Louis-César-Alexandre Randon (1795- 1871) lui a demandé pourquoi ses hommes résistaient violemment aux troupes françaises.
Voici ce qu’elle a répondu : « C’est Dieu qui l’a voulu. Ce n’est ni votre faute, ni la mienne. Vos soldats sont sortis de leurs rangs pour pénétrer dans mon village. Les miens se sont défendus. Je suis désormais votre captive. Je n’ai rien à vous reprocher. Vous ne devriez rien avoir à me reprocher. C’est ainsi que c’est écrit ! »
Zoulikha Oudai (1911-1957)
Née Yamina Echaïb en 1911 au sein d’une famille instruite de Hadjout, Zoulikha Oudai s’est tout d’abord engagée dans le combat pour la liberté en tant que médiatrice entre le Front de libération nationale (FLN) et la population algérienne.
Parti nationaliste créé en 1954 qui a gouverné l’Algérie après l’indépendance, le FLN a initialement résisté au colonialisme français par une guérilla paramilitaire.
Le caractère secret des opérations menées en vue de l’indépendance de l’Algérie justifiait la nécessité pour des médiatrices telles que Zoulikha Oudai de contacter individuellement et confidentiellement les familles algériennes afin de collecter des fonds pour le FLN.
En octobre 1957, l’armée française l’a arrêtée et torturée pendant dix jours.
À la suite de son refus de divulguer des informations secrètes, des soldats français l’ont poussée d’un hélicoptère. Cet acte lui a valu le titre de « mère des résistants ».
L’écrivaine algérienne Assia Djebar évoque la figure de Zoulikha Oudai dans son film La Nouba des femmes du Mont-Chenoua (1977) et dans son roman La Femme sans sépulture (2002).
Djamila Bouhired (1935)
Née en 1935 dans le quartier historique de la Casbah d’Alger, la militante Djamila Bouhired a montré des signes de leadership politique dès sa plus jeune enfance. Élève dans une école française, Djamila Bouhired s’est rebellée un jour en chantant « l’Algérie est notre mère » au lieu de « la France est notre mère ».
Enthousiaste, elle a rejoint le FLN à l’âge de 20 ans, puis les fedayin (militants armés), pour participer à la guérilla contre les colons français.
Après son arrestation en 1957, Djamila Bouhired a été victime de coups, de brûlures et d’électrocutions à la prison de Reims où elle était incarcérée.
Dans le monde entier, des activistes ont défilé pour réclamer sa libération. Le célèbre poète syrien Nizar Kabbani, le cinéaste égyptien Youssef Chahine, le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev et le président égyptien Gamal Abdel Nasser ont tous appelé à sa libération.
Elle a été honorée par des personnalités de premier plan de la région : Nasser l’a reçue en Égypte, Nizar Kabbani lui a consacré un poème, l’artiste libanaise Fairouz lui a dédié une chanson et Youssef Chahine a réalisé en 1958 le film Djamila l’Algérienne qui retrace sa vie. Djamila Bouhired est également apparue dans la production italo-algérienne La Bataille d’Alger (1966).
Pourtant, après l’indépendance, elle a été délibérément écartée de la scène politique par les hommes du FLN. Djamila Bouhired a décidé de mener une nouvelle bataille contre l’élection de Bouteflika en défilant en 2019 aux côtés des jeunes étudiants activistes.
Exaspérée par l’injustice du patriarcat, elle a affirmé le rôle des femmes dans la libération de l’Algérie lors des manifestations de 2019 : « Notre sang est le même que celui des hommes. Notre sang n’est pas de l’eau. Notre sang, c’est du sang », a-t-elle lancé.
Louisette Ighilahriz (1936-)
Née en 1936, la militante et auteure Louisette Ighilahriz a consacré sa jeunesse à la révolution algérienne en travaillant comme coursière pour transporter des documents et des armes du FLN.
Louisette Ighilahriz a rendu compte de son incarcération et des tourments infligés par l’armée française dans son autobiographie intitulée Algérienne. En plus de témoigner de l’engagement actif des femmes pendant la guerre d’Algérie, son récit met en lumière le recours généralisé à la torture auquel se livraient les Français, finalement reconnu en 2018.
Il a fallu plusieurs décennies à Louisette Ighilahriz pour pouvoir parler des horreurs auxquelles elle a été confrontée. Dans son livre, elle révèle un témoignage douloureux, affirmant notamment avoir été sujette à un traitement déshumanisant, mais aussi frappée et violée par le capitaine de l’armée française Jean Graziani, lorsqu’elle était en prison.
Au-delà des sévices physiques, Ighilahriz a été forcée de vivre dans ses propres excréments : « Mon urine s’infiltrait sous la bâche du lit de camp, mes excréments se mélangeaient à mes menstrues jusqu’à former une croûte puante. » Ce calvaire l’a poussée au bord de la folie.
Ce témoignage de torture rejoint d’autres récits évoquant les sévices subis par d’autres activistes, notamment la biographie Pour Djamila Bouhired (1957) de Georges Arnaud et Jacques Vergès, La Question (1958) d’Henri Alleg et Djamila Boupacha (1962) de Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi. Louisette Ighilahriz a cependant été la première femme algérienne à évoquer le sujet du viol dans une autobiographie.
Aujourd’hui âgée de 85 ans, elle est toujours active : dénonçant la trahison de la révolution commise par ses propres militants après l’indépendance, elle s’est jointe à la révolution de 2019.
Zohra Drif (1934)
Née au sein d’une famille bourgeoise en 1934, Zohra Drif, avocate et femme politique aujourd’hui retraitée, a développé au fil de son éducation des positions féministes et anticoloniales fermes, qui l’ont poussée à s’engager activement dans le FLN.
Dans ses mémoires intitulées Mémoires d’une combattante de l’ALN – Zone autonome d’Alger, elle décrit la joie qu’elle a éprouvée en ayant accès à des informations sur la résistance alors qu’elle était à l’université :
« Nous avions enfin accès aux publications des nombreux partis et associations qui composaient notre mouvement national : La République algérienne de l’UDMA, L’Algérie libre du PPA-MTLD et El-Bassair, publié par les oulémas. La presse nous apportait des informations, des articles d’opinion et des analyses sous divers angles, tandis que les conférences données par ceux-là même qui étaient engagés dans les premiers combats nous permettaient de séparer le bon grain de l’ivraie. »
Après l’indépendance, Zohra Drif a poursuivi son engagement politique en tant qu’avocate et membre du Conseil de la Nation. Ses mémoires sont un témoignage de sa lutte au cours de la révolution algérienne. Elle a poursuivi son activisme féministe après l’indépendance en dénonçant certaines politiques du gouvernement.
Lorsqu’un nouveau code de la famille islamique a été proposé en 1981, limitant les droits des femmes au sein du foyer, Zohra Drif a rejoint ses camarades féministes qui ont envahi les rues d’Alger pour dénoncer le « code de l’infamie ».
Elle a également accompagné les foules qui ont manifesté en 2019 contre la candidature de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat en Algérie, dans le cadre du mouvement de protestation qui a réclamé la démission du président et s’est opposé à un État militaire.
Salima Ghezali (1958-)
Membre fondatrice du Femmes d’Europe et du Maghreb et présidente de l’Association pour l’émancipation des femmes à Alger, Salima Ghezali est connue pour son rôle actif dans la lutte contre le fondamentalisme pendant la guerre civile algérienne, dans les années 1990.
Sur la scène politique, la montée du patriarcat islamiste en Algérie a été matérialisée par la proposition d’un nouveau code de la famille en 1981 qui attribuait au patriarche masculin le rôle de chef de famille et lui conférait ainsi une autorité sur les femmes.
En tant que rédactrice en chef de l’hebdomadaire francophone algérien La Nation, sa vie a été menacée en raison de son opposition politique inflexible au gouvernement de l’ex-président Chadli Bendjedid et au Front islamique du salut (FIS). Sa dissidence face à la censure irritait aussi bien les islamistes que les responsables gouvernementaux.
Le courage de Salima Ghezali en tant que journaliste et féministe a été reconnu dans le monde entier ; ses actes lui ont notamment valu les éloges de World Press Review et du Parlement européen.
Nour el Houda Dahmani et Nour el Houda Oggadi
La révolution récente s’est construite sur les luttes du passé. Les jeunes étudiantes Nour el Houda Dahmani et Nour el Houda Oggadi ont toutes deux rejoint les marches contre la corruption de 2019 pour réclamer des réformes démocratiques tant attendues et un système politique représentatif de la jeune population du pays. https://www.youtube.com/embed/IC5XGEZzI4Y?feature=oembed&enablejsapi=1&origin=https%3A%2F%2Fwww.middleeasteye.net
Étudiante en droit et activiste, Nour el Houda Dahmani a été arrêtée en septembre 2019 alors qu’elle participait aux manifestations étudiantes du hirak contre les élections présidentielles imposées par l’armée.
Nour el Houda Dahmani, qui tenait au moment de son arrestation une pancarte sur laquelle on pouvait lire « Tous les corrompus devront rendre des comptes », est rapidement devenue l’un des nombreux visages emblématiques de la révolution du sourire. « Notre révolution, c’est maintenant ou jamais ! » Lire
Bien qu’elle ait affirmé ne pas avoir subi de mauvais traitements en prison, son incarcération a été pour elle une expérience traumatisante. Elle a reçu d’innombrables marques de soutien, comme elle l’a expliqué dans une interview accordée à Berbère Télévision : « Quand j’ai lu les articles écrits sur moi et quand j’ai entendu que les manifestants du hirak réclamaient ma libération, même mon incarcération ne m’a plus semblé horrible. »
À sa libération, Nour el Houda Dahmani n’avait qu’un seul objectif : retourner à l’université, même si elle avait manqué un trimestre entier.
Comme elle, Nour el Houda Oggadi est une étudiante et activiste militante qui a été arrêtée quelques mois plus tard, le 19 décembre 2019. Inculpée pour « outrage à l’armée » en raison de ses publications sur les réseaux sociaux et des pancartes qu’elle brandissait lors des manifestations pour réclamer un État civil et non militaire, Nour el Houda Oggadi a passé 45 jours en prison.
La prison ne l’a pas découragée. Après sa libération, elle s’est déclarée fière de son rôle dans le hirak, saluant « la naissance d’une nouvelle génération ».
Devenues de puissants symboles de la résistance des femmes en Algérie, ces deux étudiantes ont intégré la longue lignée de femmes engagées dans la lutte contre la tyrannie et l’injustice.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.