Mardi matin a été évacué un camp habité par des mineurs isolés exilés dans le nord de Paris. Plus de cent jeunes exilés survivant à la rue depuis plus de deux mois, des agressions et des violences policières. Sans les signalements des associations, il n’y aurait pas eu d’opération de mise à l’abri. Au final, un tiers d’entre eux a été interdit d’hébergement. Retour sur cette journée de la honte.
Emile Rabreau Abonné·e de Mediapart
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Cela faisait depuis maintenant deux mois que des mineurs exilés isolés s’étaient installés sous un pont du périphérique intérieur entre Paris et Saint-Ouen, non loin de l’arrêt de tramway Angélique Compoint et de la Porte de Clignancourt.
Pour qu’un-e mineur-e isolé-e soit pris en charge par l’Etat, il/elle doit passer par les services d’évaluation de la minorité de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). Pendant cette période d’évaluation, les jeune-e-s exilé-e-s sont hébergé-e-s par le département dans l’attente de leur résultat. Lorsqu’ils/elles se voient refuser leur minorité, ils sont remis à la rue. Les autres, reconnu-e-s mineur-e-s, pourront être scolarisé-e-s et hébergé-e-s.
Sur le camp, les jeunes ont tous été refusés. Ils ont tous été contraints d’entamer un recours en justice contre cette décision et espèrent qu’à la fin de cette procédure juridique, leur récit de vie soit reconnu et qu’ils puissent se reconstruire. En attendant, aucune aide étatique ne leur est apportée : la rue est inévitable. Pour certains, c’est la première fois qu’ils se retrouvent à dormir dehors.
De jours en jours, les tentes s’accumulent sous le monstre de béton et les quelques faisceaux de lumière qui parviennent à se créer un chemin au bord du pont. Le camp qui grossit devient de plus en plus visible depuis la rue. Depuis le trottoir, les habitats précaires se cachent désormais difficilement derrière les colonnes de béton. Les jeunes se réunissent souvent autour d’un feu de camp, assis sur des chaises ou des bidons en plastiques vides trouvés ici et là, pour se réchauffer du froid hivernal encore bien présent durant cette période de l’année.
Alors que les associations alertent depuis des semaines sur l’urgence de la situation, les pouvoirs publics refusent de mettre à l’abri – donc de protéger – ces jeunes en situation de vulnérabilité.
A l’inverse, chaque nuit, la réponse est celle de la répression : aux alentours de 5h du matin, des équipes de police viennent les réveiller pour les décourager et nourrir leur désespoir. Les mineurs commencent à connaître la chanson. A coup de lampe torche dans les rangées des habitats en toile, les agents en bleu vont leur sommer de s’en aller : « Ramassez-vos affaires ! », « Tout le monde se lève ! », « A 6h vous devez partir, c’est le contrat ». Pendant ce temps-là, des policiers vont faire le tour des tentes, les secouer et les ouvrir. Ils pourront parfois surprendre un jeune en train de se changer à l’intérieur ou encore casser du matériel.
La rue, le camp, « C’est pas facile, hein ». Arrivés mi-avril après leur notification de refus, Mohamed et Alassane1 répètent cette phrase à plusieurs reprises, assis autour du feu.
Chaque jour, des jeunes dont la minorité a été refusée sont orientés vers le camp par l’association de soutien aux personnes exilées Utopia 56 Paris. Elle leur fournit aussi des tentes, des couvertures et des habits. Comme près de 70% des personnes qui demandent une prise en charge de minorité se la voient refusée2, le nombre de tentes comble rapidement tout l’espace. De 21 tentes début mars, elles seront 50 à la fin du mois puis presque plus du double fin avril. Quasiment quotidiennement, il faut resserrer les rangées de tentes pour que les « anciens » accueillent les « nouveaux », dont le statut de minorité a été refusée le jour-même.
La seule trace des pouvoirs publics sur le camp repose sur une toilette publique en PVC à quelques mètres de ce celui-ci, déjà présente avant l’installation des tentes en mars dernier. Devant répondre aux besoins de plus de 80 personnes, elle fut naturellement très vite hors-service. Mi-avril, la mairie de Paris décide de condamner son entrée. Les personnes habitant sur le camp n’auront plus de toilette, désormais.
Aliou1, jeune en recours habitant sur le camp depuis les premiers jours, explique la situation sur le camp : « Même-moi des fois ça m’arrive de perdre l’espoir total […]. Ça continue comme ça, ça continue comme ça, ça continue et ça empire, ça empire les choses. » Le froid, les désillusions, le regard jugeant des passant-e-s, le sentiment d’abandon, l’attente perpétuelle, les violences d’Etat, etc : les associations en contact avec les jeunes exilés constatent la dégradation de l’état de santé psychique et physique des mineurs à mesure que le temps passe.
Outre les difficultés quotidiennes de la rue, les derniers jours sur le camp avant l’évacuation ont été particulièrement difficiles pour les jeunes exilés. Depuis que le camp existe, il est arrivé à plusieurs reprises que des passants menacent de mort les mineurs en expliquant vouloir « tirer dans le tas » ou bien mettre le feu au camp. Certains jeunes ont fini par se faire tabasser non loin de là : vendredi dernier, l’un d’entre eux a été agressé et aurait par la suite décidé de fuir vers l’Allemagne. Ce dimanche matin, deux mineurs ont dû être hospitalisés après avoir été tabassés par quatre passants. Suite à cela, tous les jeunes exilés du camp étaient sous tension et extrêmement inquiets quant à l’avenir de leur situation, ici, sous le pont. Ils ont organisé une veille la nuit suivante, avec des bénévoles, afin de se prémunir de potentielles violences.
Le lendemain, la police montée est venue faire une ronde sur place, sûrement suite aux événements de la veille. A la surprise du plus grand nombre, ils ne sont pas venus protéger les habitants du camp.
Alors que des mineurs faisaient réchauffer leur nourriture au feu, les policier-e-s à cheval ont sorti leur gazeuses, les ont aspergés de lacrymogène et ont embarqué trois des jeunes exilés au commissariat. Quelques minutes plus tard, le crottin de cheval laissé sur le camp était la seule trace témoignant de l’intervention violente et abjecte de la police, si ce n’est de son mépris envers ce public pourtant extrêmement vulnérable. Les associations n’ont plus de nouvelles de ces trois jeunes exilés depuis ce lundi et craignent qu’ils aient été emmenés en centre de rétention administrative. Ils avaient pourtant promis aux policiers qu’ils éteindraient leur feu juste après avoir fini de manger.
Après ces agressions, les associations ont exercé une très forte pression auprès des services de la mairie de Paris et de la Préfecture Région d’Île-de-France (PRIF) afin que des solutions d’hébergement soient expressément données aux mineurs. Les premiers articles médiatiques au sujet de la situation ultra critique sous le pont ont commencé à circuler le jour-même.
Mardi matin s’est donc tenue en urgence l’évacuation du campement.
Entourés par la police, tous montent dans des cars affrétés pour l’occasion et sont envoyés dans différents centres d’hébergement en région francilienne. Un soulagement pour les jeunes exilés, qui pour certains survivaient dans la rue depuis plus de trois mois.
Mais, la surprise et l’incompréhension sont énormes pour une trentaine d’entre eux lorsqu’ils arrivent dans un des centres, à Clichy : ils sont tous remis à la rue car ils refusent d’effectuer une demande d’asile. Or, cette procédure est propre aux personnes majeures : c’est une manière de les contraindre à abandonner leur recours pour prouver leur minorité. Pendant huit heures, le ventre vide depuis la veille, les 28 jeunes exilés resteront donc devant le centre pour contester cette décision, en espérant que la PRIF et la Préfecture des Hauts-de-Seine capitulent. Malheureusement pour eux, les portes du centre resteront fermées.
Utopia 56 Paris, qui accompagne ces jeunes, s’en indigne : « Les jeunes vont encore une nouvelle fois dormir à la rue cette nuit, alors qu’une mise à l’abri leur était promise […]. Mettre à l’abri pour remettre à la rue dans l’heure qui suit, on a du mal à comprendre le projet. »3 C’est la première fois que l’association fait face à une telle situation après une évacuation de campement de mineurs.
Notification de fin de prise en charge de la part du préfet des Hauts-de-Seine auprès d’un des trente mineurs arrivés au centre d’Hébergement d’Urgence pour Demandeurs d’Asile de Clichy. La raison de la remise à la rue invoquée : « en recours devant le juge des enfants ». © Mamadou Balde (prénom/nom d’emprunt)
N’ayant d’autres choix que de revenir sur Paris, les mineurs s’en vont trouver des bénévoles de l’association sur le lieu de maraude habituel, dans le centre de la capitale. Là-bas, ils rencontrent des jeunes exilés qui viennent à peine d’être remis à la rue par le département et retrouvent aussi des camarades qui n’étaient pas présents sur le camp ce matin, qui ont raté l’évacuation. Au total, ce mardi soir, ils sont une soixantaine sans solution.
Où dormir ? Après une évacuation, les risques d’expulsion et de répression policière sont très élevés en cas de réinstallation d’un camp. Les jeunes exilés le savent. Cependant, fatigués, démoralisés et en colère, ils ne voient pas d’autres solution que de revenir sous le pont, lieu qu’ils connaissent bien, malgré tout. Ne serait-ce que pour en faire un acte de protestation et exiger une mise à l’abri, à nouveau.
Aux alentours de 22h30, alors que le groupe a commencé à monter les tentes sur les lieux de l’évacuation du matin, 6 camions de CRS débarquent. Une trentaine de policiers sortent des véhiculent, équipés, prêt-e-s à intervenir. L’un d’eux explique à des bénévoles présentes sur place : « Les gens peuvent pas s’installer dans la rue comme ça, on est d’accord ? Les implantations sauvages c’est pas possible dans Paris. J’y suis pour rien, les ordres viennent d’en haut – de la Préfecture de Police. Ecrivez à notre chère mairesse Madame Hidalgo. » Pendant ce temps-là, juste derrière le petit groupe, un autre policier invective les mineurs : « Allez, on prend les tentes et on se barre ! Tous ! »4
Bénévole depuis deux ans à Utopia 56 Paris et présente sur place, Fanny rapporte : « Honnêtement c’est chaud. Voir le jour même d’une évacuation avec une mise à l’abri une soixantaine de gars, dont 10 nouveaux, hyper déçus, dans l’incompréhension […]. Quand on les a vu commencer à sortir – les policiers, à s’équiper et à bloquer le pont, on a préféré dire aux gars de partir pour pas qu’ils soient en danger. Les flics nous ont demandé en gros de partir dans Saint-Ouen et en nous disant que dormir c’est pas un besoin humain. »
Ce mardi soir, il n’y a pas d’autre solution pour le groupe que de partir, afin d’éviter une répression policière qui risquerait d’être particulièrement musclée. Emma, co-responsable du pôle mineur-e-s d’Utopia 56 Paris, explique avoir entendu un policier lui dire qu’« il ne faudrait pas qu’au petit matin le quartier sache qu’il y a un campement. » Les jeunes exilés sont des indésirables.5
Contraint à l’errance, le groupe est en état de choc. Couvertures et tentes sur les épaules, la soixantaine de jeune et la petite dizaine de bénévoles qui les accompagnent se réfugient à Saint-Ouen à une ou deux rues de l’ancien lieu de campement. Après discussion et un peu de repos pour faire redescendre la pression, ils/elles prennent la décision collective de tenter de s’installer dans l’est parisien, dans un square ouvert, à l’écart de la police du 18e arrondissement qui semble déjà trop bien les connaître.
C’est aux alentours de 2h du matin que les mineurs et les bénévoles terminent de monter le camp dans le square, la peur au ventre qu’une section de police les expulse à nouveau. Il était en effet difficile d’arriver jusque-là : un petit groupe de 10 d’entre eux a été empêché pendant plus d’une heure de prendre le tramway 3b par les mêmes policiers du 18e arrondissement qui leur barraient son accès.
Cette nuit, dans le square, il n’y aura pas d’intervention policière. Un peu de répit.
Le lendemain matin, la fatigue pèse chez tous les jeunes exilés. Ils ont dû démonter entièrement le camp pour ne pas déranger les passant-e-s honnêtes. D’autres qui ont été hébergés dans les autres centres préviennent qu’ils sont mis à mal car là-bas on insiste aussi pour qu’ils effectuent une demande d’asile.
Hébergé depuis mardi matin dans un centre du nord de Paris, Aliou s’inquiète : « Le monsieur même il nous demande de faire la demande d’asile, les autres ils sont partis – de Clichy – parce qu’ils ont refusé. Moi j’ai peur, je m’attendais pas à ça. »
Révoltée et choquée par la situation, Emma signale : « Les garçons sont fatigués, humiliés et en colère. C’est vraiment l’ascenseur émotionnel pour eux et j’ai vraiment peur que les garçons qui sont au bout craquent vraiment psychologiquement. Je suis inquiète pour les prochains jours car maintenant ils sont conscients qu’ils repartent encore pour de longues semaines à la rue avant la prochaine ‘’tentative de mise à l’abri qu’on leur proposera peut-être’’. »
Il y a deux semaines, Aliou confiait : « Quand t’es en France, un truc que j’ai appris, c’est que quelle que soit la difficulté, il faut continuer à te battre. Même si c’est dur, même si ça dure. »
Emile Rabreau – 05/05/2022
1 : Les identités de personnes interrogées ont été remplacées par des prénoms d’emprunt pour garantir leur anonymat.
2 : Chiffre donné par les associations.
3 : Citation issue de publications sur réseaux sociaux de l’association Utopia 56 Paris.
4 : Citations issues d’une vidéo prise lors de l’expulsion du camp, mardi soir.
5 : Mathieu Rigouste, La domination policière, une violence industrielle, Paris, Editions La fabrique, 2012, 257 p.
Les autres citations sont issues d’entretiens que j’ai effectué avec les différent-e-s protagonistes.