Nadia Henni-Moulaï est l’auteur de “Un rêve deux rives”. TV5MONDE/Benjamin Beraud. 15 mar 2022 Mise à jour 17.03.2022 à 10:39 paPierre Desorgues Benjamin Beraud
Dans son livre, « Un rêve, deux rives », Nadia Henni-Moulaï revient sur la trajectoire de son père, engagé auprès du Front de libération nationale (FLN). C’est le récit d’une déconstruction de la figure paternelle. Dans une lettre Nadia Henni-Moulaï apprend que son père Ahmed faisait parti des “groupes de chocs”, l’organisation chargée d’éliminer physiquement les ennemis du FLN. Soixante ans après la fin de la guerre d’indépendance algérienne, Nadia Henni-Moulaï a enfin redécouvert son père. Récit.
TV5MONDE : Qui était votre père ?
Nadia Henni-Moulaï : J’ai écrit un livre sur mon père, Ahmed, “Un rêve deux rives”. L’ouvrage raconte une sorte d’épopée paternelle ou l’histoire avec un grand H et l’histoire familiale s’entremêlent pour expliquer un peu mieux ces relations franco-algériennes dont on parle tant. J’ai découvert pas mal de choses sur mon père. C’était un homme assez particulier. Au sein de ma fatrie on a très vite saisi la dimension et les ressorts romanesques de sa trajectoire entre l’Algérie et la France. Au fil des années s’est bâti une espèce de mystère autour de lui. Un rêve, deux rives. Des faubourgs de la Casbah à la banlieue parisienne, l’odyssée d’Ahmed présente une autre histoire de l’immigration algérienne.DR
Cet homme n’avait pas un caractère très facile. Il était souvent en colère, irascible. Il a pu être assez violent. Mais en même temps c’était quelqu’un d’assez moderne. Il fallait donc déconstruire ce mystère familial, ce mystère paternel pour mieux comprendre cet homme. Mon père est un homme qui est né en 1925 dans l’Algérie coloniale, en Kabylie plus précisément.
Venir en métropole pour ces hommes kabyles était quelque chose d’extrêmement palpitant, même si une autre forme de violence coloniale existait également en métropole.Nadia Henni-Moulaï, auteure d‘Un rêve, deux rives
Mon père Ahmed est né dans une famille de notables. Son père, mon grand père, était imam. C’était un homme érudit qui avait étudié à la fin du XIXᵉ siècle, à l’université de la Zitouna de Tunis. Ce dernier meurt en 1936, quand mon père a neuf ans. Mon père va commencer à vagabonder.
C‘est en fait un homme qui va très vite avoir besoin de sortir, de s’extraire de cette Kabylie coloniale. Il va s’en aller en 1948 en métropole contre l’avis de ses soeurs et de sa mère. En fait il a envie de vivre. Il ne faisait pas partie d’une immigration économique. C’est quelqu’un qui ne tenait pas en place. Ahmed ( à gauche), le père de Nadia Henni-Moulaï à Marseille à la fin des années 40.Collection particulière Nadia Henni-Moulaï.
Venir en métropole pour ces hommes kabyles était quelque chose d’extrêmement palpitant, même si une autre forme de violence coloniale existait également en métropole. Dans les albums de photos, mon père apparait comme un Italien de Paris avec du feutre ou de la gabardine. C’est le temps des cafés ouvriers. C’est une autre histoire de l’immigration dont on entend pas parler.
TV5MONDE : Que fait-il ensuite ?
Nadia Henni-Moulaï : Il arrive dans le sud de la France, à Marseille. Il y travaille. Il monte à Paris. Le Paris des années 50 est un Paris, que l’on imagine extrêmement cloisonné. Les musulmans, comme on disait à l’époque, restent entre eux. Il n’y a pas vraiment de mélange. Donc c’est l’ambiance des cafés algériens. C’est une vie solidaire entre hommes qui permet de combler une souffrance indicible qui est liée à l’exil et à leur terre. Il se met en couple toutefois avec une “Européenne” avec qui il va avoir deux garçons.
TV5MONDE : La guerre d’Algérie débute le premier novembre 1954. Quelle était son activité durant cette guerre d’indépendance ?
Nadia Henni-Moulaï : La guerre d’Algérie arrive. Que fait-il durant cette période ? Je vais aller voir dans les sources officielles. À t-il été bien adhérent de la fédération française du FLN (Front de Libération nationale) ? Je vais trouver des choses très intéressantes. Je tombe sur une affaire dans les archives de la préfecture de police. Il a été condamné pour atteinte à la sureté de l’État. Il est considéré comme un terroriste. Le FLN est en effet perçu par l’État français comme une organisation terroriste. Et je vais mettre plus d’un an pour accéder à ces documents. Le père de Nadia Henni-Moulaï, dans les années 1950.Collection particulière Nadia Henni-Moulaï.
Qu’est ce que j’apprends sur mon père ? En fait je ne sais pas exactement pourquoi il a été condamné. J’ai entendu parler des “choquistes”, des troupes de choc du FLN. Celles-ci sont une organisation clandestine dans une organisation clandestine. Elles sont chargées d’abattre les cibles qui font obstacle aux objectifs posés par le FLN. À cette époque, à partir de 1958, il va y avoir vraiment une rivalité sanglante entre les messalistes du MNA ( le Mouvement National Algérien, de Messali Hadj, un des pères fondateurs du nationalisme algérien) , plus favorable à la négociation et le FLN, mouvement qui a déclenché la guerre.
Donc il y a une rivalité qui va se jouer dans les rues de Paris. Les autorités française ne savent pas qu’il y a une guerre dans la guerre. Et donc visiblement, mon père était chargé, en tant que “choquiste”, de faire ce “travail” , d’éliminer des éléments considérés comme des ennemis du FLN.
La Fédération de France du FLN et ses groupes de choc.
La Fédération de France du FLN, appelée parfois “septième Wilaya” était une organisation du Front de libération nationale sur le sol français durant la guerre d’Algérie. Elle était dotée d’un appareil militarisé. Son objectif était de mobiliser la communauté algérienne de la France métropolitaine dans la lutte pour l’indépendance. Sa principale mission au départ en 1954 était de soustraire la communauté algérienne de France de l’influence du MNA, le Mouvement national algérien incarné par le leader nationaliste Messali Hadj. Le bras armée du FLN en France est constitué par les groupes de chocs. Ces hommes étaient chargés de tuer les ennemis du FLN en France. La guerre fratricide que vont se livrer les groupes de choc du FLN et ceux de son rival du MNA va faire plusieurs milliers de morts.
TV5MONDE : Comment l’apprenez-vous ?
Nadia Henni-Moulaï : Dans les archives, je ne trouve rien sur les troupes de choc. Rien n’est mentionné. En fait, il a été condamné pour son appartenance au FLN. Mais ce qui est intéressant, c’est que ce père qui n’écrit pas le français mais qui le prononce sans accent a gardé un réflexe, celui de tout conserver. Il garde tout. Il y a énormément d’archives, donc il y a ainsi les albums de photos qui sont soit des archives et qu’il ne nous a pas interdit d’accès.
Mon père demande à l’ambassadeur algérien en France ce que l’Algérie compte faire pour sa jeunesse qui s’est mouillée dans ce combat. C’est ainsi que j’ai compris que mon père était chargé d’éliminer les ennemis du FLN.Nadia Henni-Moulaï, auteure d‘Un rêve, deux rives
Il n’a pas raconté de vives voix cette époque, mais en revanche, il a laissé des photos en libre accès pour ses enfants. C’est une façon de raconter. Et puis il y a énormément de courriers, des coupures de presse, des lettres qu’il a faites écrire pour demander des choses, pour raconter des moments de sa vie, évoquer des questions politiques.
Et je me souviens, pendant que j’écrivais mon livre, d’avoir relu une lettre que j’avais déjà certainement lue quand j’étais gamine, mais qui n’avait pas du tout pris sa dimension. Il demande clairement à l’ambassadeur algérien en France après la guerre ce que l’Algérie compte faire pour sa jeunesse qui s’est mouillée dans ce combat et qui a laissé des plumes et qui a pris des risques en France. Je n’ai pas de preuve à 100 % de participation aux troupes de choc, mais cela concorde. Ahmed, le père de Nadia Henni-Moulaï dans un parc à Paris à la fin des années 1950. Il est alors un membre de la Féderation du FLN France.Collection particulière Nadia Henni-Moulaï.
J’apprends par ce biais finalement, qu’il a bien été membre des troupes de choc mais qu’il n’a jamais touché de pension d’ancien combattant. Parce que, comme c’était une organisation terroriste, “les choquistes” avaient ordre de se fondre dans la masse d’être invisibles, de raser les murs, de ne pas avoir d’existence, de ne pas se syndiquer. Il était un révolutionnaire et il devait vraiment passer entre les lignes. Le sort des filières du FLN en France reposait sur les troupes de choc.
TV5MONDE : quelle a été votre réaction lorsque vous avez appris qu’il était un “choquiste” ?
Je ne vous cache pas un sentiment de fierté. Non pas parce qu’il a certainement dû éliminer des personnes, mais parce qu’en fait, il a joué son rôle dans cette révolution. Il était pour moi du bon côté de l’Histoire avec un grand H.
J’ai eu un père qui a certainement eu des traumas liés à cette histoire coloniale. Il les a enfouis. Il les a répercutés à la fois sur ses épouses, ses enfants. Il a été violent avec certains de mes frères et soeurs.Nadia Henni-Moulaï, auteure d‘Un rêve, deux rives
La découverte du rôle de mon père durant le conflit m’a permis de déconstruire sa personnalité. J’ai pris conscience qu’il avait été un colonisé pendant 37 ans. Cet état n’est pas du tout anodin dans sa construction individuelle. J’ai eu un père qui a certainement eu des traumas liés à cette histoire coloniale. Il les a enfouis. Il les a répercutés à la fois sur ses épouses, ses enfants. Il a été violent avec certains de mes frères et soeurs.
On pourrait nous dire : “Vous n’avez pas connu la colonisation. Cessez de nous casser les pieds avec cette histoire.” Cette histoire est toujours présente. Elle a fait des dégâts dans notre famille.
Je ne crois pas au concept de réconciliation des mémoires.En France, on est toujours en train de mettre tout sur le même plan. Je fais partie de ces gens qui disent clairement qu’il y avait un colonisé et un colonisateur.Nadia Henni-Moulaï, auteure d‘Un rêve, deux rives
TV5MONDE : Le président de la république française Emmanuel Macron cherche à apaiser les mémoires entre la France et l’Algérie. Quel est votre sentiment sur cette démarche ?
Je ne crois pas au concept de réconciliation des mémoires.En France, on est toujours en train de mettre tout sur le même plan. Je fais partie de ces gens qui disent clairement qu’il y avait un colonisé et un colonisateur. Je ne transige pas là dessus. Cette histoire qui n’est pas réglée. Après, je pense que Macron va forcément en faire quelque chose. Ça va être un exercice d’équilibriste surtout qu’il est dans une posture de réconcilier les mémoires. La réconciliation des mémoires est une expression très politique qui ne veut pas dire grand chose. La France doit reconnaître ses responsabilités. Cela ne veut dire qu’on est contre la France.
La guerre d’Algérie a été présente dans mon enfance. Je me souviens très bien des photos accrochées au mur de Houari Boumédiène (président de l’Algérie de 1965 à 1978) ou de l’Émir Abdelkader (figure de la résistance algérienne de 1832 à 1847 contre la conquête du pays par les Français). Et moi je regardais. Je ne posais pas de question. Ma mère racontait des petites anecdotes de cette petite fille qu’elle était lors de la guerre d’Algérie. Elle répétait ces anecdotes de manière obsessionnelle. Mon père avait un peu une vision romantique de ce conflit. Il s’était approprié cette guerre d’Algérie, cette révolution. La décolonisation algérienne, c’est une très grande séquence. Pour la France ce n’est pas un bon souvenir.
Et pour l’Algérie, c’est un acte fondateur. Cette révolution algérienne était une présence comme ça par petites bribes Mes parents n’avaient peut-être pas cette conscience d’avoir été dans la grande Histoire. Et je me suis souvent senti en flottement dans la société française ces quinze dernières années, du fait des polémiques à répétition, notamment avec la déchéance de nationalité en 2015. La redécouverte du rôle de mon père m’a permis de me ré ancrer. Je suis Française, Algérienne et Européenne.