3 novembre 2021 Par La rédaction de Mediapart
L’universitaire David Shulman est un des fondateurs de Ta‛ayush, mouvement pour la paix qui réunit Israéliens et Palestiniens. Un si sombre espoir, qui paraît au Seuil dans « La Librairie du XXIe siècle », raconte cet engagement. Mediapart publie la préface de son éditeur, Maurice Olender.
Professeur émérite d’études indiennes et de religion comparée à l’Université hébraïque de Jérusalem, historien, poète et écrivain, David Shulman est un spécialiste mondialement reconnu des littératures et des mythes du sud de l’Inde. Au tournant du millénaire, peu après la deuxième intifada, il créa, avec des amis palestiniens et israéliens, un mouvement de protestation civile pour la paix inspiré de la tradition de non-violence de Gandhi et Martin Luther King. Délibérément, ils choisirent de nommer leur mouvement d’un mot arabe, Ta‛ayush, qui signifie « coextistence » et vient de ta’ayasha, soit « vivre ensemble ». Au Seuil, en librairie le 4 novembre, 22 euros. En 2006, la collection « La Librairie du XXIe siècle » des éditions du Seuil, fondée et dirigée par l’historien Maurice Olender, faisait connaître au public français le combat de Ta‛ayush en publiant un premier récit de David Shulman, Journal d’un combat pour la paix. Israël-Palestine 2002-2005. Quinze ans après, avec Un si sombre espoir. Sur les collines du sud d’Hébron, paraît aux mêmes éditions la suite de ce récit, rendant compte de la décennie 2007-2017. En contribuant à sa traduction, Mediapart a volontiers soutenu cette entreprise. Car, à l’enseigne du désespoir, David Shulman y délivre paradoxalement un formidable message d’espoir. Voici un livre qui fait du bien, donnant envie de résister et, ainsi, de déjouer l’inéluctable.
C’est ce que souligne Maurice Olender dans sa préface que nous publions en avant-première (le livre est en librairie à partir du 4 novembre).
*
« Un jour, ce conflit trouvera sa résolution, mais aujourd’hui il y a beaucoup à faire. La réalité quotidienne est pratiquement insupportable. Je ne pouvais plus la tolérer en restant assis à mon bureau. Je me sens responsable des atrocités commises, en mon nom, par la moitié israélienne de l’histoire. Laissons les Palestiniens prendre leurs responsabilités face à celles que l’on commet en leur nom. De notre côté, il y a l’entreprise, toujours en cours, des colonies, installées sur une terre annexée dans l’intention manifeste de rendre malaisé tout compromis. Et cette forme de violence, qui a fait des ravages dans tous les Territoires – et nous oblige à faire face à une sorte d’État dément et rapace de colons et de soldats de l’autre côté de la Ligne verte –, s’accompagne d’une violence aussi inacceptable du cœur et de l’esprit : l’égoïsme borne et autosatisfait du nationalisme moderne. » (1) [Toutes les notes sont sous l’onglet Prolonger de cet article.]
L’auteur de ces lignes est historien, poète et écrivain, professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem, membre de l’Académie des sciences. Reconnu internationalement comme l’un des meilleurs spécialistes des langues et littératures du sud de l’Inde, il a reçu les plus hautes distinctions que l’État d’Israël puisse accorder à une œuvre intellectuelle.
Au tournant du millénaire, peu après la deuxième intifada, David Shulman devient, avec ses amis palestiniens et israéliens, l’un des fondateurs d’un mouvement menant des actions de solidarité, au jour le jour – mouvement de protestation civile pour la paix qui s’inspire de la tradition de non-violence de Gandhi et Martin Luther King. Son nom : Ta‛ayush – en arabe, « coexistence », de ta-ayasha, « vivre ensemble ». Il n’est pas indifférent que ce mouvement ait choisi de se donner un nom arabe – plutôt qu’hébreu ou anglais.
Dans sa préface au Journal d’un combat pour la paix (2), Charles Malamoud insistait sur le choix de la langue arabe pour désigner ce collectif : « Ta‛ayush se donne pour tâche de secourir les Palestiniens victimes de l’occupation et de l’implantation des colonies. Il veut comprendre les gens les plus simples et s’en faire comprendre. » Ce sont des Israéliens et des Palestiniens qui, dans le sud d’Hébron, s’adressent en arabe à des Palestiniens.
David Shulman est membre d’une coalition unique d’Israéliens et de Palestiniens qui lutte contre l’occupation par la non-violence, Ta‛ayush.
Modeste et efficace, l’engagement s’exerce au quotidien : un litige à propos d’un âne, d’un puits. Reconstruire à la main, avec leurs propriétaires palestiniens, des maisons détruites par l’armée. Un mode d’action presque silencieux, comme le serait un artisanat, qui fait le choix de gestes politiques précis, minutieux, sans que jamais l’auteur ne surestime ni ne sous-estime les réussites des actions entreprises :
« Quel que soit le nombre de succès que nous remportons à notre très modeste niveau (les champs rendus à leurs propriétaires, les villages sauvés, les maisons reconstruites, les innocents auxquels on a pu éviter d’être arrêtés et torturés), nous sommes incapables de changer la situation politique. Un jour, l’occupation prendra fin, mais ce ne sera pas à cause de nos minuscules victoires. Pourtant, selon moi, les petits épisodes sont les plus importants. » (3)
Ces types d’intervention, que Shulman qualifie de « minuscules », peuvent paraître microscopiques tout en se révélant macro-signifiantes. Comme le sont, dans un bâtiment, ces fissures, à peine visibles, traquées par l’architecte israélien Eyal Weizman pour déceler les dommages causés à l’archéologie musulmane par des fouilles illégales à Jérusalem (4). Ici encore, à l’aide de photographies de fissures, ce sont des micro-pratiques qui contribuent à renouveler le militantisme politique, proposant d’associer à la notion de « vérité » celle de « vérification ». Dirigeant une équipe interdisciplinaire (architectes, cinéastes, scientifiques, artistes, codeurs, journalistes, juristes, etc.), formant une équipe d’analyse forensique (5), Weizman souligne, à l’heure où rumeurs et négationnismes (6) reprennent du service, que « la vérification se rapporte à la vérité non pas comme un nom ou une essence, mais comme une pratique contingente, collective et “polyperspectiviste” » (7). Ce militantisme réflexif, qui se veut une réponse aux transformations des conflits contemporains, rapproche les démarches de l’historien-poète de celles de l’architecte. Tous deux ont en commun l’exigence d’une attention vigilante.
Le présent volume de David Shulman a eu un tout premier lecteur invité à en faire une analyse, avant sa première publication, à la demande des presses de l’université de Chicago. Président de l’Université arabe al-Qods de Jérusalem entre 1995 et 2014, ancien représentant de l’OLP à Jérusalem, Sari Nusseibeh présente le livre ainsi :
« David Shulman est membre d’une coalition unique d’Israéliens et de Palestiniens qui lutte contre l’occupation par la non-violence, Ta‛ayush (“coexistence”), dont l’objectif consiste à aider les victimes de spoliations et d’évictions dans ces territoires. Il ne s’agit pas pour ces activistes de se borner à défiler dans des manifestations (l’auteur estime qu’elles ne sont pas pour lui une réponse satisfaisante) mais d’agir malgré les interdictions de l’armée. Ces Israéliens qui embrassent la cause des Palestiniens font inévitablement l’objet d’arrestations, d’incarcérations, de violences physiques ou verbales, de jets de gaz lacrymogène. Ici, le succès d’un jour (reconstruire une cabane démolie, planter des graines dans un champ palestinien sur lequel les colons veulent mettre la main) est annihilé le lendemain par le retour des usurpateurs. Or l’auteur nous fait comprendre que persister est en soi une récompense. Abandonner n’est pas une option. Refuser une injustice, c’est se libérer au plus profond de soi. » (8)
La leçon de Nusseibeh : militer n’interdit pas la méditation « au plus profond de soi », ni à « un professeur israélien (qui a fait son service militaire pendant la guerre du Liban) d’être aussi patriote qu’humaniste dès lors qu’il s’agit de réagir contre la domination de son peuple sur un autre peuple » (9). Militant donc, oui, mais s’appliquant toujours à des démarches concrètes, domestiques. Si minimalistes soient-elles. Dans sa poésie, comme dans ses réflexions sur l’écriture de l’histoire en Inde (10), l’œuvre de David Shulman s’inscrit dans des contraintes intellectuelles où le théorique épaule le pratique et vice versa : dans ses livres comme sur le terrain.
Persister est en soi une récompense. Abandonner n’est pas une option. Refuser une injustice, c’est se libérer au plus profond de soi.
Reprenons les propos de Charles Malamoud en ouverture du Journal d’un combat pour la paix sur un point capital. Il y précise la spécificité politique du mouvement que Shulman anime avec ses amis. La liberté, socle commun, est ici un principe qui s’entend au pluriel :
« Ta‛ayush n’est pas un parti politique. Ses membres ont sans doute des opinions diverses sur ce que doit être la politique intérieure et extérieure de l’État d’Israël. […] Mais ce qui est commun, je crois, à tous les militants de Ta‛ayush et à un nombre croissant de citoyens israéliens est l’idée qu’il faut protéger les habitants des Territoires contre les exactions des colons aidés par l’armée et la police. […] Si la perspective politique est la création d’un État palestinien à côté de l’État israélien, donc une séparation, il faut aussi que ces deux États coexistent. Les actions de solidarité immédiate et pratique, les dialogues qui se nouent ou se renouent alors préservent la possibilité de cette coexistence et en quelque sorte la préfigurent. » (11) Le premier tome paru en 2006. Dans ce nouveau livre, David Shulman privilégie une réflexion sur l’articulation entre liberté et désespoir qui n’esquive ni l’introspection ni l’autobiographie. Au centre de sa démarche, le droit imprescriptible de liberté : « Pour nous, activistes israéliens, […] nous sommes allés dans le sud d’Hébron pour le défendre. » Il ajoute aussitôt, non pour tempérer son propos mais plutôt pour en aiguiser la lucidité d’une vision sans concession :
« En réalité, notre rapport à la liberté, quel qu’il soit, est généralement obscur, mais s’impliquer dans une cause juste peut le clarifier de manière inattendue. Dans les pages suivantes, je vais raconter surtout mes propres expériences et celles de mes camarades ; elles font écho au vécu de nombreux amis palestiniens, mais je ne parlerai pas à leur place. C’est à eux de le faire. » (12)
Cette face obscure de « notre rapport à la liberté », que Shulman incite à élucider, Orwell l’évoque à sa manière : « Parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre. » (13) Plus encore peut-être, dans le présent contexte, nous sommes confrontés à un aspect de l’exercice de « la liberté », trop souvent gommé, si présent chez Shulman : celui qui consiste à se dire, d’abord à soi-même et a ceux qui nous sont proches, ce que dans nos combats militants nous avons de la peine à voir au point de refuser de l’entendre.
Nous nous heurtons à un système sans visage qui pourtant s’incarne dans le visage des soldats, des bureaucrates et des colons que nous rencontrons sur les collines.
Traduit de l’anglais par Michèle Hechter, ce volume est publié avec le soutien du journal d’information en ligne dirigé par Edwy Plenel, Mediapart, partenaire à l’occasion de Haaretz. Ce grand quotidien israélien avait souligné, le 17 août 2020, après The New York Review of Books (14 février 2019), le caractère inédit de la démarche de ce livre. Ni manifeste ni pamphlet, Un si sombre espoir ne confond pas le « jugement moralisateur » et l’« action morale » (14). Shulman fait le récit d’un mode de vie, d’une manière d’être qui résulte de choix rigoureux. L’écrivain abrite le militant, initie par des opérations de terrain, dans un engagement commun, israélo-palestinien, qui ne délaisse jamais une esthétique ancrée dans le quotidien – cette approche qui restitue à toute chose sa dimension sensible. L’expérience citoyenne de Ta‛ayush, telle que la retrace Shulman, évoque cette zone de l’intime ou le poétique et le politique peuvent coïncider. La vie fragmentaire se retrouve dans les territoires de l’infra-ordinaire– cet espace où Georges Perec incite chacune et chacun à voir ce qui a fini par devenir invisible sous nos yeux (15).
Shulman nous introduit alors dans l’univers précaire de ces paysages du sud d’Hébron où le sublime peut voisiner avec la terreur :
« On est avec les gens, souvent dehors, dans des paysages magiques dont la beauté a été entamée par la laideur et la cruauté des hommes ; il faut affronter un adversaire, parfois même, avec un peu de chance, le vaincre. Le simple effort physique, bouger, marcher, grimper sur une colline, courir à l’aide de quelqu’un, sentir son cœur battre, respirer à pleins poumons, c’est une récompense en soi. Nous n’avons pas été conçus pour rester assis devant un écran. J’aime sentir le vent sur ma peau dans les collines du sud d’Hébron, le goût poussiéreux de l’air, la sensation d’agir, l’intense satisfaction morale de prendre parti. » (16)
Les contours du « sombre espoir » sont aussi dessinés par ces paysages. Car il y a ici tout ce qu’il faut pour faire place au désespoir : « La méchanceté est trop présente, trop active, ni nos corps ni nos mots ne peuvent contenir son déferlement, nous nous heurtons à un système sans visage qui pourtant s’incarne dans le visage des soldats, des bureaucrates et des colons que nous rencontrons sur les collines. »
Le militant n’abandonne rien. Il poursuit. De ce « sombre espoir » naît une lucidité qui prend la forme d’un pessimisme tonique. Shulman recommande alors « le désespoir comme point de départ. Il est dans la nature même de l’action, de l’action juste, de le faire reculer pour le remplacer par autre chose : l’impossible espoir, par exemple. Ceux qui travaillent dans cette voie savent que l’espoir n’est pas fortuit. Parfois, plus ça va mal, plus on espère, car espérer est un acte venu du plus profond de soi-même ou de la part la plus libre de l’être, ce que certains appellent un acte spirituel, quoique ce mot n’appartienne pas à mon vocabulaire. En ce sens, l’espoir n’a aucun lien avec cette modalité superficielle de l’esprit nommée “optimisme” ».
Rien de grandiloquent chez Shulman, qui n’est jamais manichéen. Sous sa plume, pas de petites phrases ni de propos clivants. Il y est question de justice et d’injustice, de méchanceté, de ce qui est inique. Et avant tout de liberté, toujours dans des contextes historiques et géopolitiques précis.
Sans doute faut-il admettre que les militants de Ta‛ayush ne sont pas « aux normes ». Shulman nous avertit : « Peut-être la situation israélienne est-elle inhabituelle. Ici, les militants pour la paix ne sont pas à tout prix pacifistes » (17). Plus encore, ces militants, israéliens et palestiniens, qui s’exercent à une démarche nuancée plutôt que de s’accorder à des doctrines catégoriques, ne font pas le choix d’un jeu à pile ou face. Ils savent trop que dans le présent contexte recto et verso sont inextricablement associés : « Le conflit qui fait rage dans ce pays torturé n’est pas un jeu à somme nulle où il ne peut y avoir qu’un seul gagnant. La vérité est limpide : soit les parties gagnent ensemble, soit elles perdent toutes les deux. »
La démarche de l’indianiste Shulman évoque une figure de géométrie spinoziste. Militant de la paix, sans être pacifiste, face à la violence des colons, il dit ses « convictions bien ancrées sur ce que veut dire être humain. Cela, et une sorte de sombre espoir » (18). Tels sont dans le tome I, en 2006, les deux derniers mots du Journal d’un combat pour la paix qui ont donné naissance au titre de ce nouveau livre : Un si sombre espoir (19).