Les actes du Hamas et les terribles images partagées sur les réseaux sociaux ont suscité en Occident une solidarité médiatique avec Israël que l’on n’avait pas vue depuis des années, analyse Jérôme Bourdon, historien et sociologue des médias.
propos recueillis par Vincent Bresson
Publié le 13 octobre 2023
Historien et sociologue des médias, Jérôme Bourdon est enseignant à l’université de Tel-Aviv. Auteur du livre Le récit impossible. Le conflit israélo-palestinien et les médias (INA/De Boeck, 2009), il s’intéresse à la couverture du conflit israélo-palestinien dans les médias occidentaux.
Lors de leur attaque du 7 octobre contre Israël, de nombreux combattants du Hamas ont filmé leurs actions violentes pour les diffuser. Cette médiatisation par le groupe armé est-elle nouvelle ?
Jérôme Bourdon : L’usage du couple smartphone-réseaux sociaux commence à la fin des années 2000 et n’a cessé de s’intensifier depuis. L’armée israélienne avait d’ailleurs, en 2014, instauré des règles strictes d’usages des smartphones, notamment pour restreindre le partage, par les soldats, d’informations relatives à leurs missions, notamment sur WhatsApp.
Ce qui est inédit ici, c’est l’intensité du flot qui a créé très vite un engorgement d’images assez incroyables sur les réseaux sociaux depuis le 7 octobre, qui fait que tous les médias « classiques » se sont retrouvés très en retard. Cela a pu créer un sentiment de panique et d’incompréhension, y compris par la présence possible de fakes. Retrouver un discours complet, qui donne à comprendre, a pris du temps, d’autant que les autorités israéliennes, sur ce plan au moins, ont été une source partiellement fiable.
« Ces termes et ce niveau de haine sont effrayants »
Le Hamas lui-même a diffusé des images de victoire sur les réseaux, montrant sa stratégie. Des attaquants se sont filmés ou « selfiés » à côté de tanks. Mais les images d’horreur ont très vite dominé, notamment celles montrant des otages vivants puis morts, diffusées sur Telegram, et qu’on a pu retrouver sur le site du Washington Post, par exemple. Il ne faut sans doute pas y voir une stratégie du Hamas, qui ne contrôle pas les smartphones de ses troupes.
Le résultat est très ambivalent. Pour certains Palestiniens, et dans une partie du monde arabo-musulman, elles sont perçues comme des images de victoire. De l’autre côté, les déchirants appels à l’aide et les reportages les lieux des massacres révèlent les atrocités perpétrées par le Hamas.
Dans l’ensemble, relevez-vous des différences notables dans la médiatisation de cette violence ?
Aux États-Unis, CNN a diffusé des images épouvantables d’un soldat israélien se faisant lyncher. L’hypocrisie de certains journalistes a été de signaler avant de montrer ces vidéos : « Nous préférons vous prévenir, ces images sont horribles. » C’est un trigger warning [avertissement] qui, quelque part, veut dire « allez-y, regardez ». Il y a une pornographie de l’horreur.
Cette image-là, sous bénéfice d’inventaire, je ne l’ai pas vue en France. Sur BFMTV, je n’ai pas senti un tel goût pour la violence. J’ai l’impression qu’il y a plus de pudeur sur ce point en France. Mais on peut malgré tout y être facilement exposé. Certains amis en Israël me disent qu’ils essaient de protéger leurs enfants de ces images qui pullulent sur les réseaux sociaux, mais qu’ils n’y arrivent pas.
Comment les médias internationaux traitent-ils de l’attaque ?
Il s’est passé quelque chose d’étrange. De longue date, les médias américains sont pro-israéliens, alors que les médias européens sont relativement plus critiques envers Israël. Mais les actes du Hamas et les images partagées sur les réseaux sociaux ont suscité un tel sursaut d’horreur qu’on a perçu une solidarité médiatique et officielle avec Israël que l’on n’avait pas vue depuis des années. Lors des précédents conflits, le drapeau israélien n’était pas projeté sur la tour Eiffel, ou sur l’opéra de Sydney. D’où une sorte de confusion quant à l’image d’Israël, et de son gouvernement : on sort d’une longue période où les médias occidentaux ont vivement critiqué le gouvernement israélien, tout en célébrant les grandes manifestations pour la démocratie israélienne.
Comment expliquez-vous ce retournement ?
Une des raisons de ce retournement, pour moi, c’est l’écho avec la Shoah. Le jeu des comparaisons est toujours compliqué, bien sûr. Mais cette fois, ce sont des civils qu’on massacre, pas des militaires. Cela a forcément touché davantage et tiré la couverture vers Israël. La comparaison est traditionnellement manipulée par les autorités israéliennes, mais là, elle est venue d’ailleurs. Des médias ont été critiqués pour ne pas avoir assez pointé du doigt la politique d’Israël, alors que cette émotion n’est pas une allégeance.
Difficile de savoir combien de temps cette condamnation médiatique assez unanime du Hamas dans les pays occidentaux va durer, à quel point elle va entacher la cause palestinienne. Les images de la contre-attaque à Gaza viendront certainement changer la situation. Toujours est-il qu’en raison de l’horreur, certaines déclarations israéliennes sont passées relativement à la trappe. Yoav Gallant, le ministre de la Défense d’Israël, a déclaré vouloir mettre en place un blocus complet sur Gaza, eau et électricité comprises, en déclarant qu’Israël avait affaire à des « animaux ». Ces termes et ce niveau de haine sont effrayants. J’ai été étonné de constater qu’ils n’ont pas davantage fait la une.
Quelle est la position adoptée par les médias israéliens ?
Durant le mouvement de protestation contre le gouvernement Netanyahou, les agissements des colons ont suscité une modeste prise de conscience de la souffrance palestinienne ces derniers temps, mais là, elle passe derrière les massacres perpétrés. De façon générale, comme toute nation attaquée de façon extrêmement brutale, Israël connaît un sursaut national très important. Les colons les plus violents en profitent, ils savent que les actions qu’ils ont pu commettre ces derniers jours passent sous le radar.
X (ex-Twitter) est particulièrement montré du doigt pour son manque de modération depuis le début de la crise. Les réseaux sociaux changent-ils la nature de la médiatisation du conflit ?
Le rôle des réseaux sociaux, en y incluant les messageries comme Telegram, est si complexe et varié qu’on ne peut le résumer. Chaque plateforme a sa logique de source d’information, de propagande, d’affrontement et de mobilisation. En 2023, on voit le rôle de X et de Telegram. Sur X, les partisans de la haine s’en donnent à cœur joie. C’est à peu près la même chose qu’il s’est passé avec la guerre en Ukraine. Elon Musk est un libertarien, alors il laisse faire. On donne des responsabilités politiques massives à des gens dont ce n’est pas le travail, c’est un scandale absolu ! Durant la guerre israélo-palestinienne de 2021, il y a eu une concurrence numérique entre influenceurs pro-palestiniens et pro-israéliens. Je dirais d’ailleurs que ces derniers ont alors perdu, notamment « contre » les sœurs Hadid, des mannequins américano-palestiniennes qui ont un nombre considérable d’abonnés. Mais c’était aussi l’âge de Tik-Tok, avec un usage singulier, semi-ludique, de militants palestiniens, et des challenges qu’on connaît sur cette plateforme en utilisant les possibilités de montage : se filmer en prisonnier de guerre israélien ou répondre à des chansons en play-back postées par des soldats israéliens en retournant le texte de chansons en faveur des Palestiniens.
« Les réseaux sociaux encouragent une levée des tabous »
La polarisation ne se perçoit pas uniquement sur les réseaux sociaux. On ne peut pas, ou plus, simplement opposer des médias traditionnels et les réseaux sociaux. En théorie, les médias traditionnels, les grandes chaînes publiques ou commerciales, les grands journaux sont modérés, mais ils sont parfois en difficulté, surtout sur un sujet si passionnel, si polarisé. D’autant qu’il s’est créé une zone grise, entre les réseaux sociaux où l’engagement domine, et les médias. Je pense notamment aux chaînes d’info qui sont aussi des projets politiques, de façon avouée. Certaines correspondent à un projet « national », faire entendre la voix des Arabes (Al Jazeera), ou celle d’Israël (I-24 créé par Patrick Drahi), mais demeurent assez professionnelles, même si leur sympathie est évidente. Russia Today de l’État russe correspond plus à une chaîne de propagande. Puis, au sein des nations, il y a des chaînes de droite, voire d’extrême droite : c’est le modèle Fox News, auquel correspondent CNews en France, la chaîne 24 en Israël. Les éditorialistes se font plaisir sur ces chaînes. Et les inexactitudes, pour rester dans l’euphémisme, peuvent fleurir assez facilement. En tout cas, le ton partisan y est extrêmement clair.
Il y a donc en parallèle une bataille pour installer son propre récit médiatique ?
Comme dans toutes les guerres, il y a une concurrence des récits. C’est quelque chose de très ancien dans le cas du conflit israélo-palestinien. En 2009, j’ai publié Le récit impossible. Le conflit israélo-palestinien et les médias dans lequel je racontais déjà qu’il était quasiment impossible de tenir un récit modéré et raisonnable sur le sujet. Mais tout cela est radicalisé par les réseaux sociaux qui renforcent la polarisation et encouragent aussi une levée des tabous quant à ce qu’on a le droit de montrer. Il me semble qu’avoir de la pondération est encore plus difficile aujourd’hui que par le passé, mais c’est pour cette raison même qu’il faut plus que jamais s’obstiner dans cette ambition : voir tous les côtés, voir toutes les victimes et toutes les souffrances d’un conflit, notamment, avant de vouloir justifier les uns ou les autres.
Vincent Bresson
Journaliste