Depuis 1994, Alger bloque toute circulation vers son voisin marocain. La situation ne s’est pas arrangée depuis la rupture diplomatique entre les deux pays.
« On est si près mais si loin », soupire la Marocaine Fatima Chaaoufi en regardant au loin le village algérien où vivent des proches, qu’elle n’a plus revus depuis des années.
Tout comme elle, des familles marocaines et algériennes sont déchirées, voire précarisées, par la frontière fermée depuis 1994 entre les deux frères ennemis du Maghreb.
Au village d’Oulad Bouarfa, à l’est d’Oujda, à un jet de pierre de l’Algérie, Mme Chaaoufi pleure son frère cadet enterré il y a un mois dans le village algérien limitrophe sans qu’elle ait pu lui dire au revoir. Postée devant la basse-cour de l’humble ferme familiale, le visage encadré par un foulard et tablier à la taille, la septuagénaire ressasse ce « jour maudit ».
« Quand j’ai appris sa mort, je n’ai pas pu me contrôler. J’ai couru jusqu’aux barbelés [de la frontière]. On a essayé de me retenir, mais c’était plus fort que moi », raconte-t-elle les yeux embués de larmes. « J’ai regardé de loin le cortège funèbre, impuissante et en pleurs, alors que j’aurais pu y être si la frontière n’était pas fermée », enchaîne-t-elle en fixant le cheval de frise délimitant les deux territoires.
« Actions hostiles »
La frontière a été fermée en 1994 par l’Algérie après que le Maroc, accusant son voisin d’être impliqué dans un attentat contre un hôtel à Marrakech, a instauré un visa obligatoire aux ressortissants algériens pour entrer sur son territoire. Et les récentes tensions entre les deux pays ont éloigné tout espoir d’une éventuelle réouverture.
En août, après des mois de frictions, Alger a en effet rompu ses relations diplomatiques avec le Maroc, l’accusant « d’actions hostiles ». Rabat a regretté une décision « complètement injustifiée ». La tension est encore montée d’un cran ces derniers jours après que l’Algérie a fait état d’un bombardement ayant causé la mort de trois camionneurs algériens au Sahara occidental − territoire disputé entre le Maroc et les indépendantistes du Front Polisario − et qu’Alger a attribué à Rabat.
« Quel dommage de voir deux peuples frères séparés par des décisions politiques », déplore Bachir Chaouch, né en 1951 à Al-Amria, en Algérie, mais rentré à Oujda avant l’indépendance de l’Algérie en 1962. Aujourd’hui, il a perdu tout contact avec ses oncles, ses tantes et ses cousins restés en Algérie : « Pourtant, avant [1994], c’était différent, on allait voir nos familles, les affaires se portaient bien, jamais on aurait pensé qu’on en arriverait là. »
Si la frontière est fermée depuis bientôt trente ans, elle est restée poreuse dans cette région où prospérait le trafic de carburants et de marchandises jusqu’en 2013.
Mais cette année-là, déterminées à « faire la guerre au trafic de drogue », les autorités algériennes renforcent les patrouilles frontalières et creusent des tranchées. Rabat réplique en installant des clôtures.
« Avenir sombre »
Les rares âmes d’Oulad Bouarfa, qui vivaient principalement de la contrebande, se souviennent avec amertume du temps d’avant. « C’était la belle époque. On travaillait des deux côtés de la frontière en ramenant du carburant d’Algérie et en vendant là-bas des vêtements », raconte Mohamed Haddouri, qui lui aussi a de la famille en Algérie, « comme presque tout le monde dans la région ».
« Aujourd’hui, on vivote en élevant du bétail, mais ce n’est pas assez pour faire vivre mes enfants », confesse l’ex-contrebandier. « Notre avenir s’annonce sombre », se désole le quinquagénaire.
« C’est un coup dur pour nous. Mes quatre enfants sont au chômage », lâche Meriem Hamouyi, une villageoise aux grands yeux clairs et aux mains couvertes de henné.
Si aucune embellie entre les deux voisins ne se profile, « la cause humanitaire n’a pas besoin de calculs politiques », regrette Oualid Kébir, un Algérien basé à Oujda depuis plus de dix ans.
« Il n’y a pas un Oujdi qui n’a pas de familles en Algérie. Pareil côté algérien. C’est une erreur grave d’entretenir ces divisions », estime M. Kébir, qui « fait du business dans les télécoms pour gagner sa vie ». Ce Youtubeur et militant politique, habillé d’une veste de chasseur, dit vivre « un supplice psychologique » du fait de la séparation avec sa famille, mais affirme croire « à une relation apaisée entre les deux pays ».
Le Monde avec AFP