L’historienne Annette Wieviorka revient dans un petit livre sur la construction de l’Affiche rouge par la propagande nazie. Et regrette que les autres résistants de nombreuses nationalités qui ont péri au Mont-Valérien ne soient pas honorés.
Olivier Doubre • 14 février 2024abonné·es
Article paru
dans l’hebdo N° 1797
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Vous avez été parmi les signataires d’une lettre ouverte au président Macron, publiée dans Le Monde le 24 novembre 2023, qui demandait que soient pris en considération les 22 autres membres des FTP-MOI (Francs-tireurs et partisans – main-d’œuvre immigrée) arrêtés avec Missak Manouchian, dont certains apparaissent à ses côtés sur l’Affiche rouge, conçue et apposée dans les rues de Paris par les nazis.
Anatomie de l’Affiche rouge, Annette Wieviorka, Seuil, « Libelle », 60 pages, 4,90 euros.
Annette Wieviorka : L’important était que figurent parmi les signataires de notre lettre cinq membres des familles des résistants arrêtés dans la répression contre les FTP-MOI même si, parmi ces derniers, tous n’apparaissent pas sur l’affiche. Il s’agit de la petite-fille de Celestino Alfonso (désigné sur l’affiche comme « Espagnol rouge »), des neveux de Rino Della Negra, footballeur français et descendant d’Italiens antifascistes (qui n’est pas sur l’affiche), des cousines de Marcel Rajman (qui est sur l’affiche), des neveux de Thomas Elek (lui aussi sur l’affiche). Quand nous avons rédigé cette lettre ouverte, ces personnes n’avaient même pas été prévenues de la panthéonisation de Mélinée et Missak Manouchian, c’est par la presse qu’elles l’ont apprise. On ne sait toujours pas si elles seront invitées à cette cérémonie, prévue le 21 février, et si elles le sont, ce sera l’un des modestes effets de notre lettre.
Vous montrez dans votre livre que le groupe Manouchian n’a jamais existé en tant que tel et
a été une création de la propagande nazie, voire une « création d’après-guerre »…
Ce qui a existé, ce sont les détachements des FTP-MOI et un commandement militaire qui a échu à Missak Manouchian, après que Boris Holban, qui en avait été le commandant, a été écarté en raison de divergences sur la tactique. Ce sont des militants communistes et surtout internationalistes. Et après la chute des 67 (car ils ne furent pas que 23 arrêtés fin 1943, supposés constituer ce « groupe »), Boris Holban va retrouver son commandement. Il ne s’agit donc pas d’un groupe constitué par Manouchian : ce sont des militants FTP-MOI, entrés dans la Résistance à des dates diverses et pour des motifs différents.
Il n’y eut donc pas de « groupe Manouchian ». Il y avait des groupes de militants des FTP-MOI qui agissaient selon les nécessités.
Il y a parmi eux des révolutionnaires professionnels, comme Boczov ou Manouchian – le PCF a jusqu’au début des années 1950 parlé du « procès Boczov-Manouchian », associant ce résistant juif hongrois à la figure de Missak Manouchian. Boczov a été un militant révolutionnaire, combattant durant la guerre d’Espagne, ce qui était aussi le cas du vrai chef militaire de ces détachements, Joseph Epstein. Il n’y eut donc pas de « groupe Manouchian » ; il y avait des groupes de militants des FTP-MOI qui agissaient selon les nécessités, selon les actions à entreprendre. Le « groupe » a donc été constitué en quelque sorte par les nazis ! Et se pose donc la question : pourquoi a-t-on mis ces dix-là sur l’affiche, dont sept juifs ? La réponse est simple : l’antisémitisme est au cœur du nazisme, la xénophobie lui est ici rattachée.
Que cherchaient donc à montrer les nazis et leurs sbires collaborationnistes ?
Il s’agissait pour eux, comme le montre d’ailleurs clairement le tract diffusé à côté de l’affiche, de dire aux Français que ce sont des étrangers qui seraient les résistants, et que ce sont des juifs qui les inspirent. C’est l’antisémitisme qui est moteur en premier. Et c’est pourquoi il est vraiment étrange que l’on ne fasse pas entrer les 23 – ou les 10 de l’affiche –, ou je ne sais combien, au Panthéon. Et que Manouchian, dont les mérites sont très grands et qui est une très belle figure, y soit le seul, alors que les Arméniens étaient minoritaires au sein des groupes de la MOI, composés d’une majorité de juifs, comme on le voit chez les combattants et les fusillés. En effet, environ 20 % des fusillés au Mont-Valérien l’ont été en tant que juifs. Et l’autre grand groupe parmi les 23, puisqu’ils sont cinq, sont les Italiens, qui ont toujours été très nombreux dans la MOI.
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Panthéoniser le couple Mélinée-Missak, aussi admirable qu’il fût, n’est-ce pas une façon de gommer l’internationalisme du collectif ?
C’est totalement gommer leur internationalisme ! Si l’on prend les plus connus, on observe les parcours suivants : Artur London, l’un des grands responsables de la MOI, part à Prague après la fin de la guerre, où il a un haut poste dans la Tchécoslovaquie socialiste ; Adam Rayski part en Pologne, où il occupe lui aussi un haut poste ; Boris Holban repart en Roumanie ; et il y a un grand nombre de membres hongrois de la MOI qui retournent en Hongrie. Il y a aussi ce vers du poème d’Aragon, que l’on n’a pas assez entendu : « un jour en Erivan », notamment du fait de la prononciation française, qui fait que l’on ne comprend pas qu’il s’agit de la capitale de l’Arménie. Or que fait Mélinée à la Libération ? Elle rejoint l’Arménie, alors république soviétique.
Tous étaient des militants engagés pour la révolution internationale.
Tous ont combattu et pensent qu’ils doivent poursuivre la lutte pour la révolution mondiale. Il n’en reste pas moins qu’ils ont lutté pour la libération de la France, que certains ont perdu la vie dans le combat français, et méritent sans discussion possible l’appellation « Mort pour la France ». Toutefois, tous, surtout les plus âgés d’entre eux – comme Manouchian, Epstein ou Boczov –, étaient des militants engagés pour la révolution internationale, certains avaient d’ailleurs combattu en Espagne dans les Brigades internationales. Même si Manouchian avait demandé à être naturalisé français.
Comme cette initiative commémorative peut, d’une certaine façon, gommer leur internationalisme, peut-on dire qu’elle pourrait aussi gommer la part juive de la Résistance ? Voire reprendre un vieux fonds antisémite ?
C’est en tout cas minorer la part juive de la Résistance au sein de la MOI. Mais je n’irais en aucun cas dire qu’il y aurait, dans cette entrée au Panthéon de Mélinée et Missak Manouchian, une connotation antisémite. Manouchian est une très belle figure de la Résistance, ô combien courageuse, et il n’y a rien à contester sur ce point. Toutefois, cela occulte la raison, pour les plus jeunes de ces militants, de leur engagement dans la Résistance, c’est-à-dire la révolte contre l’étoile jaune et la rafle du Vel d’Hiv. Tous ces jeunes appartiennent à ce que j’ai appelé la « génération de la rafle » : ceux qui entrent en résistance après les arrestations de leurs familles. Rappeler le rôle des juifs – la réalité historique – me vaut de la part de certains une accusation de « communautarisme » et d’« assignation identitaire ». Ce qui est étrange, c’est que jamais il n’est question de « communautarisme arménien ».
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En outre, pour revenir à une actualité plus proche, la panthéonisation du couple Manouchian, symbole de la Résistance des étrangers, n’est-elle pas une sorte de contre-feu à la loi sur l’immigration, tout récemment adoptée ?
J’aurais pu vous répondre oui, bien sûr. Mais je vais vous répondre non, à cause de la chronologie. Quand la décision a été prise de faire entrer Missak et Mélinée au Panthéon, il n’était pas question de cette loi précise. Toutefois, il demeure cette espèce de dissonance, consistant à exalter la Résistance des étrangers au moment où l’on vient d’adopter l’une des lois les plus draconiennes sur l’immigration. Et même plus draconienne que toutes celles qui ont fait que Manouchian n’a pas été naturalisé alors qu’il en avait fait la demande.
La loi immigration est plus draconienne que toutes celles qui ont fait que Manouchian n’a pas été naturalisé.
J’ajouterai que l’un de ceux qui ont très bien perçu cette dissonance est Pierre Ouzoulias [archéologue et historien, sénateur PCF des Hauts-de-Seine et vice-président du Sénat, N.D.L.R.] : il s’est en effet demandé publiquement dans Télérama, au moment des événements du Haut-Karabakh, si cette panthéonisation n’était pas aussi une consolation offerte aux Arméniens par la France pour ne pas être intervenue là-bas (aujourd’hui, la position de la France a un peu évolué sur la question). Mais il a pointé le premier le grand écart entre la loi et la panthéonisation.
Des vies d’engagement
Au-delà du « Libelle » d’Annette Wieviorka, qui elle-même avait publié en 1986 chez Denoël une histoire de la MOI, Ils étaient juifs, résistants, communistes (rééd. Perrin, 2018), plusieurs ouvrages paraissent à l’occasion de la panthéonisation du couple Manouchian. Tout d’abord, un beau-livre avec beaucoup de documents reproduits : Manouchian. Missak et Mélinée, deux orphelins du génocide des Arméniens engagés dans la Résistance française, d’Astrig Atamian, Claire Mouradian et Denis Peschanski (Textuel, 192 pages, 39 euros). Ou celui de Gérard Streiff, Missak et Mélinée Manouchian. Un couple en Résistance (L’Archipel, 240 pages, 21 euros). Enfin, l’excellent Avec tous tes frères étrangers. De la MOE aux FTP-MOI, de Dimitri Manessis et Jean Vigreux (Libertalia, 272 pages, 10 euros), retrace l’engagement dès les années 1920 de ces militants communistes étrangers qui, après avoir souvent combattu dans les Brigades internationales en Espagne, furent parmi les rares à pratiquer la lutte armée dans la Résistance, à Paris, sous le joug nazi.
Olivier Doubre