L’historien, emprisonné pendant près de trois mois, dénonce la « régression » du régime en matière de liberté d’expression, ainsi que les campagnes de « diffamation » dont sont victimes les opposants.
Propos recueillis par Frédéric Bobin
Publié le 16 avril 2021 à 19h00, mis à jour à 08h47
L’historien marocain Maati Monjib, 61 ans, a été remis en liberté provisoire le 23 mars, après près de trois mois de détention à la prison d’El Arjat, près de Rabat. Militant de la liberté d’expression, il avait été condamné en janvier à un an de prison pour « atteinte à la sécurité de l’État » et « escroquerie ». La mobilisation nationale et internationale autour de la grève de la faim qu’il a menée a probablement pesé sur la décision des autorités de le libérer. A son tour, il s’inquiète du sort des journalistes ou intellectuels toujours en détention, en particulier Omar Radi et Soulaiman Raissouni, qui ont entamé une grève de la faim il y a une semaine. Dans un entretien au Monde Afrique, M. Monjib dénonce la « régression » du régime marocain.
Comment se sont déroulés vos trois mois de détention ?
Les deux premières semaines, il y avait des restrictions, notamment pour les contacts avec l’extérieur. Je n’ai pas pu parler à ma famille. Mais au bout de quinze jours, mes conditions se sont nettement améliorées. J’ai été normalement traité. J’ai surtout souffert de l’isolement. J’avais un quartier à moi tout seul. Pendant un mois, le bloc voisin a même été vidé de ses détenus, alors qu’il y avait un problème de surpeuplement dans cette prison. Cet isolement a été très douloureux. Sinon, je n’ai pas eu vraiment à me plaindre. J’avais de bons rapports avec le gardien. J’avais aussi une petite cour à ma disposition pour faire deux heures de marche quotidienne. Elle n’était utilisée par aucun autre prisonnier. Les autorités avaient peur que je fasse sortir des informations concernant mon cas, pour me défendre devant la justice à travers les médias.
Pourquoi ont-ils décidé de vous faire bénéficier de cette remise en liberté provisoire ?
Parce que mon affaire a été médiatisée. Il y a deux courants au sein du régime : un courant sécuritaire, lancé dans une fuite en avant répressive, et un courant politique, plus sensible aux pressions de la société civile, des organisations des droits humains et aux pressions diplomatiques. Je pense que ce courant politique a voulu mettre fin à mon affaire, réalisant que mon dossier était vide. Il a pris conscience du mal que cela causait à l’image du Maroc.
Comment s’inscrit cette dualité de courants dans la longue durée ?
Depuis l’indépendance, le régime marocain a fonctionné en accordéon, avec une alternance de périodes d’ouverture et de périodes de fermeture. C’est très clair. Dans les années 1990 – disons sur la séquence 1991-2002 –, il y a eu une libéralisation authentique du régime marocain, même s’il ne s’agissait pas de démocratisation. Quand le régime se sent en danger, il libéralise. C’est cela qui est curieux. Mais les protestations augmentent, l’opposition aussi. Et là, ils se sentent obligés de fermer. Le sécuritaire prend alors le dessus sur le politique. Ainsi, à partir de 2002, il y a eu une régression, le paroxysme de la régression, jusqu’à 2008-2010.
Jusqu’aux printemps arabes ?
Oui, jusqu’au mouvement du 20 février 2011, survenu dans le sillage des printemps arabes. S’ouvre ensuite la séquence 2011-2013, la plus grande ouverture jamais connue au Maroc. On était dans un épisode libéral, avec une réforme constitutionnelle, des prérogatives accordées au gouvernement et au Parlement face au palais, mais toujours sans démocratisation authentique. A l’époque, j’ai été trompé par les apparences. Je croyais que c’était le début d’une véritable démocratisation. Mais dès l’été 2013, avec les guerres civiles dans le monde arabe, le coup d’Etat en Egypte, etc., il y a eu un début de régression, qui est allée crescendo. Et aujourd’hui, le Maroc vit sa période la plus autoritaire depuis trente ans. On est revenu quasiment à la situation des années 1980.
Vous avez été l’objet d’une campagne de harcèlement policier et médiatique intensive, comme d’autres plumes libres au Maroc. Est-ce toujours le cas depuis votre libération ?
A partir de 2014, j’ai beaucoup souffert des filatures policières, des insultes dans la rue ou par téléphone, des « mouches électroniques », ces robots manipulés par des agents de la sécurité qui démultiplient les articles diffamatoires sur les réseaux sociaux, des caricatures me dessinant avec des dollars dans la poche, me présentant comme un traître, un vendu à Israël, un infidèle vendu à l’Occident, un crypto-islamiste… Ça a influencé ma vie quotidiennement. Ça a semé le doute dans mon village natal. Depuis ma libération, les filatures ont cessé, apparemment, ou alors elles sont très discrètes. Par contre, deux membres de mon comité de soutien continuent de faire l’objet de filatures.
Vous évoquiez des articles diffamatoires. Il semble que la technique soit assez répandue au Maroc…
En ce qui me concerne, ça s’est un peu calmé. Le site Chouf TV, spécialisé dans les campagnes salissant la réputation des opposants, continue de m’attaquer, mais ses informations à mon sujet sont moins relayées par les robots électroniques qu’avant. La menace reste toutefois permanente pour les autres. C’est très intelligemment conçu. Ils choisissent des gens à la fois connus et emblématiques pour les offrir en exemple. Et ils les diffament sur des histoires d’argent ou de sexe. Ils font ainsi peur aux politiques et aux militants pour tuer dans l’œuf toute tentative de s’opposer au régime. Car la diffamation peut tuer toute crédibilité. Au Maroc, on dit que la réputation c’est du verre. Quand ça se casse, ça ne se recolle pas. La police le sait. Les gens ont davantage peur de la diffamation que de la prison. Cette diffamation est le premier moyen de pression et de contrôle sur la classe politique et la presse. Je connais des ministres, des parlementaires, qui ont été attaqués et qui ont changé d’opinion ou qui se sont totalement tus, voire ont quitté la politique, uniquement par peur de cette diffamation.
Cet acharnement n’est-il pas paradoxalement un aveu de faiblesse ?
Oui, cela montre aussi la faiblesse du régime face à la demande sociale de justice et de liberté. Disons qu’il y a deux sociétés marocaines parallèles. Il y a la société rurale, pieuse et légitimiste, sensible à la propagande sur les succès du pouvoir, par exemple au Sahara ou dans la lutte anti-Covid. Et il y a la classe moyenne inférieure et la petite bourgeoisie intellectuelle, souvent très critiques du régime, qui aspirent à un changement démocratique et à une amélioration socio-économique. Ces couches éclairées représentent environ un tiers de la population et le régime en a peur. Les partis politiques inspirés par le palais ciblent surtout ces couches socialement et politiquement stratégiques pour le maintien du régime.
Vous avez la double nationalité marocaine et française. Les services consulaires français sont-ils intervenus en votre faveur ?
A ma connaissance, non. Je n’ai reçu aucune visite de leur part en prison. A part quelques députés, le gouvernement français n’a rien fait. Je pense qu’ils ont été échaudés par la crise diplomatique de 2014 et 2015 autour de l’affaire Abdellatif Hammouchi [du nom du patron du contre-espionnage marocain, qui avait reçu lors d’un passage à Paris, le 20 février 2014, une convocation de la justice française à la suite de plaintes le visant pour « tortures »]. Et puis vous savez, dans le monde devenu multipolaire, les rapports de forces ne sont plus comparables à ceux des années 1980. Cela vaut pour les relations entre le Maroc et la France comme pour les autres relations bilatérales. Le Maroc a renforcé sa souveraineté vis-à-vis des pays européens depuis le début des années 2000, avec toute cette propagande sur la réorientation de la diplomatie vers la Russie, la Chine. Le seul pays que le Maroc peut éventuellement craindre, ce sont les Etats-Unis.