Dans L’Ukrainienne, Josef Winkler donne la parole à une femme qui, après avoir souffert sous le stalinisme, a été déplacée en 1943 en Autriche, à l’âge de 14 ans.
Reclus, passant de longues heures à son bureau, seul face à son manuscrit : cette représentation de l’écrivain relève du cliché mais n’est pas tout à fait fausse. Nous sommes en 1981. Josef Winkler cherche le silence, ne supporte plus la ville dans laquelle il vit : Vienne. Jeune écrivain, il travaille à son troisième livre, Langue maternelle (1), et décide de trouver refuge dans la montagne, au cœur de sa région natale, la Carinthie.
Là, après quelques difficultés (les touristes trustant toutes les chambres), il est enfin hébergé par une femme dans sa ferme, où vivent également son mari et son fils. Une paysanne d’une cinquantaine d’années répondant au nom de Nietotchka Vassilievna Iliachenko. Née en Ukraine en 1928, elle a été envoyée en Autriche par les Allemands en 1943 avec sa sœur Lidia, dans le cadre du travail forcé.
Rapidement, Josef Winkler, tout en avançant sur son manuscrit, est captivé par le récit que lui conte cette femme, au point qu’il va prendre des notes et prolonger de beaucoup son séjour – un an – afin de l’enregistrer. Un an pendant lequel il se mêle aux travaux de la ferme, s’extrayant cette fois volontiers de sa chambre et de sa machine à écrire : « C’est bon pour ce que tu écris, disait Nietotchka Vassilievna Iliachenko, que tu travailles à l’étable, que tu participes à la vie, et sur quoi écriras-tu donc si tu n’écris pas sur la vie ? »
Après une première partie d’une quarantaine de pages où Winkler expose les circonstances qui l’ont mené vers Nietotchka Vassilievna Iliachenko et la manière dont il a vécu son séjour, il lui donne la parole. Cette femme sans grande instruction, dont les études se sont arrêtées brutalement – et pour cause ! – quand elle avait 14 ans, pose un regard acéré sur ce qu’elle a traversé. Elle n’est pas en manque de capacité d’analyse lorsqu’elle décrit par exemple la situation de ses ascendants, grands-parents et parents. La perte d’une jambe à la Première Guerre mondiale n’a pas empêché son père d’apprendre le métier de savetier pendant que sa mère s’occupait de la ferme. Et c’est précisément parce qu’ils s’en sortaient bien que, s’appuyant sur les nouvelles directives staliniennes, les haines et les jalousies se sont déchaînées contre eux.
L’oralité est transcrite avec le moins de filtre possible.
Si son récit s’articule autour de son exil forcé en Autriche, parce que sa vie alors a basculé, Nietotchka Vassilievna Iliachenko décrit en détail les drames vécus par sa famille dans les années 1930 – ils habitent un village, Doubynka, qui sera ensuite recouvert par un immense réservoir artificiel (« Mon village natal […] est englouti dans la mer de Kremen-tchouk. Mon enfance avec »). Dépossédés par les responsables politiques locaux, jalousés, persécutés parce que son père n’a pas adhéré au Parti communiste, ses parents ont subi, comme tous les Ukrainiens, la grande famine organisée « pour que les gens aillent travailler au kolkhoze s’ils ne voulaient pas mourir de faim, parce que la cantine leur donnait de la soupe et du pain pour leur journée de travail, rien de plus ».
Sa mère, Agafiya Davidovna Iliachenko, se retrouve seule à devoir élever ses deux filles, car son père, devenu presque inutile dans ces conditions en raison de son handicap, et toujours menacé de se voir tué ou envoyé en Sibérie, s’est réfugié près de Moscou. Elle n’aura plus jamais de ses -nouvelles. Ces années sont des temps de survie miraculeuse, durant lesquels elles doivent braver la faim et la maladie (les pages consacrées à la dysenterie dont souffre Nietotchka Vassilievna Iliachenko sont particulièrement crues). Au point que la femme et ses deux filles ont d’abord accueilli la Wehrmacht avec soulagement : « C’est que nous étions contentes que les Allemands arrivent. Les Allemands étaient nos libérateurs. Les Allemands nous libéraient des chefs du kolkhoze de Doubynka qui nous avaient tyrannisées sans interruption. »
Elles déchantent rapidement, d’autant que les Allemands reprennent en l’état la structure des kolkhozes, attirant à eux leurs ex-responsables stalino-ukrainiens et des policiers. Les collabos ne connaissant pas les frontières… Puis, un sale matin de 1943, Nietotchka Vassilievna Iliachenko et sa sœur Lidia sont arrachées à leur mère, femme extraordinaire de courage et de générosité qu’elles ne reverront plus jusqu’à sa mort en 1974. Au bout de quatre semaines de voyage dans un wagon à bestiaux, épuisées, amoindries, elles sont débarquées en Autriche.
Là, c’est une longue histoire d’adaptation qui commence, avec quelques points de consolation dans le flot de son chagrin – Nietotchka Vassilievna Iliachenko trouve dans la ferme où elle est servante une protectrice en la personne de la mère de famille – et des aspects plus sombres : elle restera longtemps aux yeux de bon nombre des Autrichiens de son entourage « la Russe », désignation stigmatisante.
Publié en 1983 chez Suhrkamp, grande maison d’édition allemande, L’Ukrainienne tranche dans l’œuvre de Josef Winkler, à la langue extrêmement stylisée. L’auteur a ici cherché à transcrire l’oralité de son sujet avec le moins de filtre possible, reproduisant le rythme de sa voix, avec ses longues incises et ses répétitions.
Il faut saluer le travail de son traducteur, Bernard Banoun, qui clôt le volume par un texte replaçant le livre dans son contexte, et plus généralement l’édition de ce volume, qui comprend une préface inédite de Josef Winkler rédigée pour l’occasion, ainsi qu’une série de lettres bouleversantes d’Agafiya Davidovna Iliachenko à ses filles Nietotchka et Lidia. La publication de ce livre, programmée depuis longtemps mais survenant dans les circonstances que l’on sait, résonne avec force.
(1) Langue maternelle, traduit de l’allemand par Bernard Banoun, Verdier, 2008.
L’Ukrainienne, Josef Winkler, traduit de l’allemand (Autriche) par Bernard Banoun, Verdier, 272 pages, 22 euros.