Favorables ou hostiles à Poutine, les ressortissants russes de la région redoutent de témoigner sur la guerre en Ukraine. Exemple en Lot-et- Garonne
A Estillac, (Lot-et-Garonne) La Maison de la Russie ne répond plus. Porte close. Téléphone muet. Silence du président. Aucune suite aux messages laissés sur répondeur. Situation d’autant plus surprenante que la Maison de la Russie n’est pas tombée par hasard sur les rives de Garonne. Depuis les premiers exils provoqués par la chute du régime tsariste, les Russes sont chez eux en Lot-et-Garonne, et la petite ambassade de Russie, tel qu’on désigne la Maison de la Russie n’est pas un artifice folklorique.
Les quarante citoyens russes du département y ont voté lors des dernières élections présidentielles portant Vladimir Poutine à la présidence de la fédération russe. Elle est forte de près de 150 adhérents domiciliés en Aquitaine et Occitanie. (Lire Ancrage 66). Certes il y eut comme dans toutes structures collectives quelques frictions internes entre ses membres mais pas au point de remettre en cause l’enracinement bien charpenté de la grande famille slave dans ce département. Et sans rapport en tout cas avec la guerre. Que ce soit dans la domaine économique, culturel, sportif, on ne compte plus les exemples illustrant l’apport bienfaiteur des Russes dans ce petit coin d’Aquitaine. Qui ne se souvient d’Alexandre Djerebzoff le plus lot-et-garonnais des Moscovites, ce puits de science et d’humanité, archéologue derenom, archiviste au département ; des envolées poétiques d’un Nikitine, des exploits sportifs des Tolstoukine, Mironov, Thikonov, enflammant les publics des salles de basket et terrains de rugby et ces centaines d’ouvriers slaves fortifiant le métissage industriel du bassin fumélois. Parmi tant d’autres, aujourd’hui en activité dans les entreprises et les institutions qui ont essaimé et qui enrichissent encore l’identité de ce département.
Et voilà que par la magie maléfiqued’un conflit au cœur de l’Europe, ces greffes bénéfiques pour le département devraient être oubliées. Dans ce Lot-et-Garonne tout acquis à la cause du peuple ukrainien, les Russes d’ordinaire ouverts au dialogue se font silencieux. Ils rechignent à s’exprimer sur la guerre.
Tour d’horizon très limité de la situation. Entre colère et silence évocateur :
« Ce n’est pas parce que j’ai un nom à consonance russe que j’ai quelque chose à dire. Je n’ai pas de commentaires à faire à ce sujet ». Réaction sans appel d’une cadre d’entreprise, engagée dans la mouvance associative franco-Russe.
« Je suis désolée. J’en ai parlé autour de moi, mais je préfère m’abstenir ». On perçoit amertume et colère dans la voix de cette importatrice de produits russes dont on imagine les difficultés économiques liées à la situation géopolitique.
Un observateur aquitain français impliqué dans la mouvance associative franco-russe se montre plus prolixe. « Mes discussions avec mes amis russes sont de nature culturelle. On ne fait pas de politique et Poutine est un personnage très clivant. Ou on est pro. Ou on est anti. Les Russes sont nostalgiques. Cela peut paraître contradictoire mais ils restent fascinés par le régime des Tsars ou celui de l’URSS. La grande Russie. Poutine joue cette carte-là. » confie-t-il sous le sceau de l’anonymat. A ses yeux, le chef du Kremblin ne vise pas des objectifs hégémoniques. « Ce n’est pas tant les ressources ukrainiennes qu’il recherche, la Fédération russe peut devenir une grande terre agricole, supérieure aux Etats-Unis. Le potentiel est énorme et il y a des milliers d’hectares de terres arables encore inexploitées. Non, ce qu’il recherche, c’est maintenir l’OTAN à distance. »
Question de souveraineté
L’OTAN. Le grand mot qui écorche la bouche des témoins russes. « Ce n’est pas une guerre entre la Russie et l’ Ukraine, c’est une guerre entre OTAN – Occident et la Russie sur la territoire de l’Ukraine. 50 % des forces militaires en Ukraine sont étrangères. Tous les pays de l’OTAN fournissent à l’Ukraine des armes et des renseignements. Mais les dirigeants ce sont les USA. Les Américains ont rompu la promesse de ne pas faire avancer l’OTAN vers l’est et l’Ukraine c’est une dernière frontière derrière laquelle la Russie ne peut plus reculer. Elle défend juste sa souveraineté et ses intérêts. » soutient une témoin franco-russe.
Une analyse qui semble être majoritairement partagée. Et qui peut expliquer en partie la « discrétion » des Russes immergés dans un environnement essentiellement pro-ukrainien.
« J’ai beaucoup d’amis russes en Lot-et-Garonne mais avec eux je ne peux pas parler de la guerre en Ukraine ou de la politique de Poutine car ils sont tous pro-Poutine. Je fais vraiment partie d’une infime minorité. » affirme ce témoin originaire de Saint Pétersbourg et dont les préoccupations sont à la fois d’ordre général et aussi personnel. Sa famille réside en Russie et lorsqu’elle téléphone à son père elle évite d’évoquer le conflit de crainte d’attirer des ennuis aux siens restés sur place. Et, plus que tout, elle s’inquiète pour son frère qui, bien que quadragénaire court le risque d’être enrôlé dans les forces armées.
Un tournant
De manière générale son propos est plus nuancé. « Ici en France nous avons accès aux informations et on sait ce qu’il se passe. Nous n’avons pas l’excuse de ceux restés sur place en Russie où la presse est censurée. J’ai connu plusieurs présidents, Brejnev, Gorbatchev… j’ai donc une vision différente des jeunes combattants qui eux n’ont connu que Poutine dans leur vie et qui sont aujourd’hui victimes d’un lavage de cerveau. Moi j’ai grandi avec la notion de paix dans la tête et j’ai su garder mon esprit critique, affirme-t-elle tout en restant optimiste malgré tout.
Je n’ai pas peur d’une guerre nucléaire car Poutine fort heureusement n’est pas seul à décider. Je suis en fait triste, car cette guerre dure trop longtemps mais optimiste quant à son issue ».
C’est aussi dans l’histoire passée des deux pays que se forge l’opinion des Russes du département.
Depuis très longtemps Russes et Ukrainiens s’opposent sur les territoires frontaliers russophones. Des combats fratricides ont été sanglants. Des Russes auraient été massacrés par des Ukrainiens, soutiennent certains témoins qui parlent aujourd’hui de « revanche ».
Fin des échanges
D’autres sont convaincus du message officiel adressé par Poutine qu’ils n’hésitent pas à reprendre à leur compte : « Le peuple ukrainien c’est notre peuple natif, un peuple amical, et des millions de Russes vivent sur ce territoire depuis des siècles, les Russes n’ont jamais détesté les Ukrainiens, au contraire, nous les avons toujours aidés. A l’époque où l’Ukraine faisait partie de l’URSS elle a développé et renforcé son économie et ses infrastructures. Dès que l’Ukraine a obtenu son indépendance après l’effondrement de l’URSS, elle a été immédiatement pillée et vendue par des oligarques locaux, l’Ukraine est devenue le pays le plus corrompu d’Europe. Maintenant, la Russie protège simplement ses citoyens des néo-nazis qui ont pris le pouvoir et de l’anéantissement total et elle défend ses frontières et sa sécurité. » affirme un témoin sans détour. « L’Ukraine aujourd’hui c’est juste l’anarchie et l’horreur » conclut-elle dans un discours poutinien qui ne laisse guère de place au discernement dans l’analyse. Ignorant sans doute, par exemple, la famine qui ravagea le pays sous Staline, faisant en 1932 et 1933 cinq millions de morts.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie marque un tournant dans les relations amicales tenues entre le Lot-et-Garonne et la Russie. Finis les échanges scolaires et sportifs, les escapades bucoliques des élus agenais sur les côtes touristiques de la Mer Noire. Dès l’invasion de l’Ukraine la ville d’Agen a rompu unilatéralement son jumelage avec sa jumelle Touapsé. Union quelque peu distendue il est vrai depuis quelques années. Jugement sans appel des Agenais donc, ignorant ceux des jumeaux de Touapsé hostiles à l’invasion de l’Ukraine. Là bas aussi, des Russes ne partageant pas les idées hégémoniques de Poutine rasent les murs. Quand ils ne prennent pas à leur tour les routes de l’exil.
« La paix n’a pas de frontières » soutenait Yitzhak Rabin, issu d’une famille de Juifs ukrainiens de Kiev.
Joël Combres
en photo La Maison des Russes à Estillac